EPISODE 22 : LES SOURIS
Le flot de la foule s’était enfin éloigné. Natasha retourna prudemment vers sa voiture, y installa Rebecca sur le siège arrière et lui mit la ceinture.
Bazile surgit alors, la saisit brutalement par le bras et la projeta sur le côté. Elle heurta le sol, surprise et impuissante, tandis qu’il prenait place au volant. La voiture démarra aussitôt, emportant Rebecca.
Allongée sur l’asphalte, Natasha vit les feux arrière disparaître dans la nuit. Son cri déchira l’air.
Les larmes brouillaient déjà sa vision lorsqu’elle tenta de se relever en titubant. Elle marcha ainsi, hébétée, le long de la route. Quinze, vingt minutes passèrent, chaque pas la ramenant à l’idée obsédante : Rebecca avait été enlevée.
C’est alors qu’un motard, fit gronder sa machine de course avant de s’arrêter en léger dérapage devant elle.
— T’as besoin d’aide ?
Natasha, hystérique, agitait les bras, le visage ruisselant de larmes :
— Ma fille, ma fille, Rebecca ! On m’a pris ma fille !
Le motard décrocha alors son second casque de l’arrière.
Elle indiqua — sans vraiment savoir — une direction. Ils avancèrent lentement parmi les voitures et les piétons sur la grande route, lorsqu’au loin éclatèrent des échanges de coups de feu entre un gang de motards et la police.
C’était à la sortie du pont. En levant les yeux, Natasha aperçut sa voiture, encastrée dans l’entrée du petit tunnel, entre la verdure et la route. Elle descendit aussitôt de la moto et se mit à courir.
Le jeune homme l’interpella :
— Hé ! Le casque !
Natasha le retira et lui rendit en le remerciant. Deux secondes plus tard, elle entendit le vrombissement de la grosse cylindrée.
Le moteur de la voiture fumait. Bazile était coincé, inconscient, dans l’airbag. Rebecca aussi. Bien qu’il y eût du monde et des policiers de l’autre côté du pont, ce côté-ci était isolé. Natasha tira encore pour décoincer la porte, puis extirpa la petite du siège.
Au loin, on n’entendait plus que les sirènes et les éclats de voix, cantonnés de l’autre côté du pont. Ici, tout paraissait soudain plus sombre et silencieux. La route s’effaçait derrière elle et, presque sans y penser, Natasha se glissa vers la lisière des arbres.
Sans réfléchir davantage, elle s’enfonça dans le côté calme des bois. Lorsqu’elle estima avoir mis assez de distance entre elle et une éventuelle explosion, elle s’assit, épuisée, sur la terre et l’herbe fraîche pour souffler. Elle ferma les yeux, posa sa tête contre un arbre, toucha son front blessé et serra Rebecca contre elle.
Mais la forêt n’était pas vide. Elle sentit une agitation, à une quinzaine de mètres.
Trois hommes barraient le chemin par lequel elle venait de passer. Elle les fixa, tandis qu’ils s’approchaient doucement dans la pénombre. Elle connaissait trop bien ce regard masculin qu’elle avait croisé maintes fois dans les prisons et chambres pénales.
Il fallait fuir. Deux comparses se détachèrent déjà pour l’encercler. Le temps qu’elle se lève, l’un d’eux était derrière elle. Il l’étrangla de son avant-bras, tirant sa tête vers l’arrière, puis la força à genoux. Enfin, il lui maintint les bras pendant qu’il s’allongea sur elle. Elle sentit sa barbe et son souffle s’enfouir dans son cou, tandis qu’il l’écrasait de tout son poids.
Puis il cria près de son oreille :
— Allez ! Venez la tenir !
Ils la maintinrent ainsi, puis s’arrêtèrent enfin. L’un d’eux resta avec elle, la main sur son dos, tandis que les coups de feu redoublaient au loin. Les deux autres partirent voir à l’orée du bois ce qu’il se passait, allumant une cigarette.
— Tu la surveilles, on arrive, dit l’un d’eux. Puis à son partenaire :
— Je crois que ce sont des gars à nous. J’ai vu notre patch…
— Eh, tardez pas hein !
Natasha avait fermé les yeux et s’était laissée faire. Pour ne pas les exciter davantage, pour éviter les coups… C’est ce que lui répétait toujours Paula. À présent, elle ne trouvait plus cela absurde, mais évident... Comment tout cela avait-il pu arriver en deux heures à peine ? Pleurer ? C’était fini. Il ne restait qu’une seule chose : survivre. Vivre. Dans son esprit, la Natasha qu’elle connaissait n’était plus qu’une parure fragile ; elle avait maintenant, à la place de l’estomac, un bloc de béton. Quelque chose d’autre en elle avait clairement pris le relai.
La pression de la main de l’homme se relâcha.
Puis elle entendit le zip du blouson de Rebecca… Elle rouvrit les yeux, se leva, saisit la plus grosse pierre devant elle et frappa de toutes ses forces au-dessus de l’oreille du type agenouillé de dos.
Ce seul coup le plongea dans un coma sans retour. Elle repoussa son corps, referma la fermeture éclair, prit Rebecca dans ses bras et se mit à courir, quasiment nue, mue par l’instinct, terrifiée à l’idée que les agresseurs reviennent. Ses pieds battaient le sol sans qu’elle y pense, ses poumons brûlaient, mais elle avançait. Elle croyait entendre derrière elle des bruits de pas, des rires étouffés, comme si d’autres silhouettes la suivaient encore. Ses yeux coulaient d’eux-mêmes, sans qu’elle puisse les arrêter.
Bientôt, elle distingua la silhouette d’un homme étendu au sol, entre le violet et le marron. Le cadavre gisait là depuis deux ou trois jours. L’odeur était insupportable.
Natasha lui retira son pantalon, ses chaussures et sa chemise à carreaux brune, puis reprit sa route avec Rebecca toujours inconsciente. Peu à peu, la densité des arbres s’éclaircissait, les branches se faisaient moins épaisses. Entre deux troncs, elle aperçut enfin les lampadaires de l’autoroute, encore allumés, dont la lueur orange se mêlait à la lumière bleue de l’aube froide. En fixant cette petite lumière, elle se souvint de Paula. Les billets. Le train.
L’espoir renaissait, à mesure que ses nouveaux vêtements la réchauffaient. Pour la première fois depuis des heures, elle sentit un souffle de soulagement, fragile mais réel, la traverser.
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