Prologue
La salle de français sent la craie tiède et le tableau fraîchement effacé. Une tension inhabituelle semble flotter dans l’air. Tina s’assoit au troisième rang, près du mur, comme toujours. Sa tête est baissée mais son cœur bat vite. Aujourd’hui, la prof rend les rédactions. Le sujet : “Racontez un souvenir qui vous a marqué.” Elle avait parlé du silence de sa mère après la mort de son grand-père. De l’absence de mots, du froid dans la cuisine. Du jour où elle avait compris qu’on pouvait être triste sans pleurer. La prof circule dans les rangs, distribue les copies une à une. Les feuilles volent, griffonnées de vert, de rouge. Des "Bien", des "À revoir", quelques "Excellent". Quand elle arrive à Tina, elle fait une pause. Un léger froncement de sourcils. Elle pose la copie à plat sur la table, sans un mot.
"Un peu trop dramatique, non ?" "J’attendais un récit, pas un journal intime." "Attention à l’émotion gratuite."
Tina lit et relit sans comprendre. Ce n’était pas gratuit, c’était vrai ; c’était tout ce qu’elle n’avait jamais dit à voix haute. Autour d’elle, les autres élèves chuchotent, rient. Certains se penchent pour lire discrètement sa copie. Une fille au fond lâche un :
— Pfff, elle se prend pour une poétesse ou quoi ?
Le rouge lui monte aux joues, et à ce moment même elle voudrait disparaître. Sa gorge se serre, elle garde les yeux rivés sur sa table. La prof, elle, est déjà repartie comme si ce moment n’avait jamais compté. Et alors que Tina range la feuille pliée en quatre au fond de son sac, elle sait que ce soir-là elle n’aura pas le choix que de jeter tous ses brouillons.
*****
Le mercredi après les cours, Tina file droit à la bibliothèque municipale. C'est son rituel secret. Pas pour faire ses devoirs, non ; pour flâner entre les rayons, lire en douce, sentir l’odeur du papier un peu jauni. Elle s’installe toujours dans le même fauteuil défraîchi près de la baie vitrée. À force, elle n’est plus vraiment une visiteuse. Elle fait partie des murs. Un jour, alors qu’elle recopie dans son carnet un passage d’un roman de Philippe Delerm une voix grave l’interrompt, douce mais assurée :
— Tu recopies les phrases qui t’ont touchée ?
Elle lève les yeux, surprise. Un homme d’au moins soixante-dix ans, cheveux blancs et cravate de travers, la regarde avec un sourire complice. Un ancien prof, peut-être, ou un poète raté. Il tient un livre de Modiano sous le bras.
— Je faisais ça moi aussi, à ton âge, ajoute-t-il.
— C’est pour éviter de les oublier...
Il hoche lentement la tête, comme s’il comprenait tout sans qu’elle ait besoin de s’expliquer.
— Tu devrais essayer d’écrire les tiennes, maintenant.
Elle reste figée, le stylo en suspens. Il lui tend un petit carnet neuf, à couverture souple, qu’il sort de sa sacoche usée.
— Cadeau. À condition que tu l’ouvres.
Et il repart, simplement.
*****
La pluie tambourine doucement sur la vitre, effaçant les bruits du dehors. Dans sa chambre aux murs couverts de photos arrachées à des magazines, Tina est assise en tailleur sur son lit. Le reste du monde semble suspendu. Un vieux roman repose sur ses genoux, trouvé par hasard dans une caisse de livres abandonnée dans le couloir du lycée. La couverture est abîmée, le titre presque illisible, mais les mots, eux, vibrent.
Elle lit lentement chaque phrase comme une découverte. Une héroïne qui doute. Un homme qui part. Un silence qui dure trois pages, sans qu’il ne soit jamais nommé. Tina sent une chaleur étrange dans la poitrine, un soupir lui échappe. Elle tourne la page avec précaution, comme si le livre pouvait se déchirer à tout moment. Sur son bureau, son cahier à spirales reste fermé. Elle n’écrit plus depuis des mois. Mais ce soir, grâce à cet homme – ou plutôt cet ange tombé du ciel - rencontré à la bibliothèque, elle se lève lentement, attrape un vieux stylo Bic et ouvre enfin ce fameux carnet. À la dernière page, elle commence une phrase, tremblante :
"Ce livre n'est pas parfait. Mais il m’a réparée, un peu." Puis elle rature. Puis recommence. Pendant des années.
*****
Les premières pages de son carnet de l’époque ? Un vrai champ de bataille. Des ratures, des mots griffonnés à moitié, des pensées fuyantes. Rien qu’elle n’aurait osé montrer. Et pourtant, chaque mot posé lui arrachait un souffle, comme si elle avait retenu sa respiration depuis des lustres. Un matin d’hiver, glacial et gris, elle avait laissé tomber son sac trop vite en refermant son manteau. Il avait glissé sur le carrelage mouillé de l’université, avant qu’une main ridée ne la ramasse.
— Tiens ma belle, t’as fait tomber quelque chose.
C’était Madeleine, une des bénévoles du café littéraire du coin. Elle avait feuilleté sans insister, juste le temps de voir quelques mots couchés à l’encre violette.
— Tu écris ? avait-elle demandé.
Tina avait haussé les épaules. Pas un "oui", pas un "non". Plutôt un "je ne sais pas... encore", ce qui fit sourire Madeleine.
— Viens vendredi soir. On lit, on parle, on partage. Ou tu peux juste écouter si tu veux, promis !
Elle s’était alors installée tout au fond, près du radiateur qui cliquetait. Sans dire un mot, elle était revenue, une fois, puis deux. Et un soir, sans prévenir, c’est sorti. Elle a levé la main pour présenter une critique maladroite, un peu tremblante mais sincère.
— On croit que c’est un livre léger… mais non. C’est une tempête sous un oreiller.
Silence. Puis quelques rires accompagnés de légers applaudissements. Elle avait rougi, son cœur battant à tout rompre.
Pour finir, elle était rentrée chez elle avec un frisson étrange dans le ventre, comme un mélange de fierté… et de panique.
*****
Janvier, deux ans plus tard. Le froid colle aux vitres. Elle écrit cette fois, sur Chanson douce. Elle hésite, rature et recommence comme à son habitude. Elle se déteste un peu, mais écrit quand même. "On pense que c’est une fiction, seulement certaines douleurs n’ont pas besoin d’être inventées. Elles existent, bien tapies au fond de nous." Elle soupire, referme le carnet direction la bibliothèque sans savoir que quelqu’un, quelque part a déjà commencé à la lire.
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