Exhumation - 2

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J'm'installe dans le fond. Pas trop envie de participer. Ce que je venais de vivre trouverait mieux sa place autour d'un verre, entre vieux camarades de bataille, plutot que devant ces gratte-papiers — enfin, ces gratte-tablettes — le tout enregistré par Archie, l'éthérée, mais qui ne loupait rien.

J'attendais aussi, voir si d'autres allaient évoquer ce que mon incarné avait pris pour un démon. Si jamais ils avaient tous été témoins de cette apparition, peut-être que j'cracherais le morceau.

Les deux preneurs de notes commencèrent à nous laisser la place : "Parlez, vous serez entendus" disaient-ils en substance, comme le confesseur de l'église du village. Leur sempiternel accueil, souriant, peinait à masquer la routine de leur tâche. Ces types faisaient ça à longueur de journée, sans broncher. L'analogie était séduisante, trouvais-je, en les regardant opérer. Ils avaient les airs contrits qu'on pouvait déceler chez les prêtres à travers le grillage du confessionnal. C'est tout juste s'ils nous balançaient pas "faites deux ave maria et trois notre père", comme les curetons. Tout ça sous le regard de ce dieu qui n'était autre que notre chère IAGQ, Artie pour les intimes.

Il y avait ses petits yeux disséminés partout dans la salle. L'analogie allait encore plus loin et était des plus troublante. L'IA était, de fait, omniprésente, observant le monde via ses milliards de caméras et drones. Elle était comme le dieu chrétien, ubiquiste, mystérieux, incommensurable et incompréhensible. La seule différence, peut-être, était qu'elle répondait à nos prières. On ne comprenait rien à ses réponses, mais elle nous donnait au moins quelque-chose.

Charles commença. Il était apparemment parmi les premiers empalés de la bataille. Il n’avait pas grand-chose à dire, à part une vague tentative de traduire en mots la douleur de recevoir une lance dans les tripes. Ce pauvre vieux, il n’était pas assez poète pour en souffler toute l'atrocité, on comprenait juste qu'il avait morflé. Au suivant.

Camille à présent. Elle était parmi les lanciers adverses. Au peu comme Harmo, on voyait les stigmates de ses nombreuses incarnations masculines, sauf qu'elle semblait en pâtir. Elle essayait de contenir ses attitudes hommasses spontanées en ajoutant des couches de féminité exacerbées. Le tout lui donnait l'air bizarre. Elle avait tenu plus longtemps que moi sur le champ de bataille et avait eu l'occasion d'entendre dire qu'il y avait un guerrier qui avait fait un carnage, rien de plus. Elle était morte un peu bêtement. La retraite sonnée, cumulée à la terreur provoquée par la boucherie, avait remué une méchante débandade. Ecrasée la Camille, piétinée.

Mali prit ensuite la parole. Un mec timide, mais que la simulation avait peu à peu sorti de son coin. Il osait parler en public maintenant. En l'écoutant je compris que c'était le gars que j'avais affronté, le mec à la hache. J'aurais jamais cru ! Il se défendait bien pour un "discret". La haine dans ses yeux c'était pas celle d'un timide, c'était éventuellement celle d'un inhibé qui cachait quelques pulsions secrètes. Le genre de gars qui se servait de la simu pour se dégager de toutes ses vindictes là où les conséquences ne coutaient rien, la vraie catharsis ! J'attendais qu'il parle de la chose trancheuse de tête, mais il n’avait rien vu. Il savait même pas comment il était mort et n’avait pas percuté que son adversaire était un gars de ce monde. Ouf, sauvé.

Suivante... Alia avait l'air abattue, ce qui n'empêcha pas les examinateurs de l'interpeler. Elle ne voulait rien dire, son visage d'un beau brun doré avait pris une teinte grise. Je ne la connaissais pas bien, mais il ne fallait pas être devin pour comprendre qu'elle avait vu le mal de près et, surtout, qu'elle l'avait senti... Ils lui proposèrent de se confier de manière plus privée. Elle sortit avec l'un d'eux. Je soupirais, l'IA ne ménageait pas certains d'entre nous. Les experts disaient que c'était lié au système nerveux. Chez certains il n'y avait plus l'atténuation nécessaire pour résister aux stimuli, les scènes vécues devenaient réelles, elles devenaient traumatiques. C'était souvent le signe qu'il fallait arrêter la mission, prendre sa retraite. Et il y en avait de plus en plus.

Presque en contrepied, Harmonie trancha l'ambiance meurtrie en décrivant avec force les coups de marteau de guerre qu'elle avait asséné, le nombre de casques qu'elle avait défoncé. Elle décrivait ses exploits guerriers avec la sombre légèreté d'une psychopathe aux aveux. Cette meuf était cinglée. Chose intéressante, elle put décrire "le boucher" — en somme, moi, mon incarné — quand elle l'avait vu passer. Elle en parla avec une admiration non feinte. Mais là encore, aucun indice sur l'authentique auteur des faits.

Arun l'interrompit. Il valait mieux l'interrompre d'ailleurs, elle était intarissable en trucs atroces et inutiles. Avec prestance, il commença à décrire la distribution des troupes lors de la bataille. Il ne le précisa pas mais il devait probablement être parmi les généraux. Non, clairement, il était même l'un des deux nobles à l'initiative de la bataille. Là, je tiquais ! J'essayais de déceler dans sa description des éléments qui me permettraient d'établir lequel des deux imbéciles il avait incarné. Car s'il était celui qui m'avait condamné...

— La bataille tournait clairement en notre faveur. Le chatelain allait enfin récupérer les terres qui appartenaient à sa famille. Mais la bataille prit un cours inattendu. D'un coup l'affrontement s'est arrêté. Les hommes parlaient d'un soldat pris de fureur, une bête humaine ; vous savez, la pensée du moyen-âge, ils disaient "loup-garou", démon. Plus moyen de les faire avancer. J'ai vu de loin l'aliéné, il était couvert de sang. Il serait intéressant de faire des recherches, il est possible que l'IAGQ ait utilisé un fait historique discret et généré un abstract qui correspondrait à ce qu'on qualifierait, à notre époque, de meurtrier de masse. Je souhaiterais participer à ces recherches, si possible, ça nourrirait...

— Et si c'était l'un des nôtre ? clama quelqu’un à l'autre bout de la salle. C'était Arthur, l'angoissé. Posait toujours trop des questions, lâchait jamais rien. Arun se tordi la tête pour lui répondre :

— Ce serait surprenant et très inquiétant. Je vous rappelle que chacun de nous se doit de jouer le jeu, sans excéder le contexte. Je sais que c'est difficile, nous sommes plus éduqués, "plus malins" que ces médiévaux, mais nous ne pouvons pas nous permettre d'utiliser ces connaissances au sein de la simulation ni ne pouvons y intégrer des façons et méthodes qui, je le répète, seraient hors-contexte. Si tu pratiques les arts-martiaux, tu ne peux pas les employer sur le champ de bataille, si tu connais les calculs d'ingénierie il t'est interdit de construire des bâtiments anachroniques. Chacun sa place, chacun en fonction de ses incarnations, il faut s'y tenir. Et puis l'IA veille, n'oubliez pas, vous ne pouvez pas vous trahir, le système se débrouillerait pour rééquilibrer. Je pense que si l'un de nous avait voulu faire un tel massacre le système l'aurait arrêté.

Arun... Il parlait toujours comme s'il était le directeur de l'école, n'hésitant pas à rentrer dans la classe pour faire la leçon avant de retourner dans son bureau. Sauf que ce directeur-ci était lui-même un élève. En même temps, ici la hiérarchie était un magma informe, les responsables participaient aussi aux études. J'oubliais parfois même qui étaient mes supérieurs hiérarchiques. Arun... Je savais plus trop quel statut il avait. Mais son autorité coulait de source. J'l'aimais bien, malgré ses airs hautains. Et il venait sans le savoir de me sauver la peau...

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