Nouvel An

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Ise, pays du vent des dieux,

Ce pays où viennent déferler sans fin

Les vagues du monde immuable – toyoko — …

Nihon shoki, Suinin, 25-3.10

Cette fois-ci, la nouvelle année s’était ouverte sur un froid sec et blanc. Les derniers pêcheurs à être partis en mer en étaient revenus glacés, la barque presque vide. « Par ce temps, le dieu nous amènera des baleines », avait prédit l’ancien. Mais le temps des pêches abondantes était révolu. Les cétacés ne venaient plus s’échouer dans leur crique, et les histoires de créatures piégées si abondantes que la mer devenait rouge de sang avaient pris la saveur des mythes.

Malgré tout, les familles les plus riches avaient sorti leurs plus belles provisions pour ces trois journées de festivités. Tarô lui-même avait passé la journée en mer, bravant le froid, dans le but de ramener une grosse daurade pour ses parents. Il était sorti bien avant le lever du soleil, et lorsqu’il tira sa barque hors de l’eau, l’astre rougeoyait déjà de l’autre côté de l’horizon, flamboyant une dernière fois avant de disparaître dans les flots lointains de ce monde au-delà des mers, umi no kanata ni, où vont et viennent les âmes des morts et les dieux. Au village, Tarô avait la réputation de « sentir la mer », et lorsqu’il avait sorti sa barque, personne ne s’était moqué de lui. Effectivement, la mer était vide dans ses premiers jours du premier mois : il n’avait pas pris grand-chose. Mais pas grand-chose était toujours mieux que rien, et au moins, il aurait une daurade à offrir à ses parents, et quelque menu fretin pour les jours suivants. Pendant ces trois jours, l’abondance était la règle, même si vous n’aviez rien. Les oratoires étaient bourrés d’offrandes, les plateaux à banquet débordant de victuailles. Il n’y avait pas un endroit délaissé, jusqu’à la plage de Shirahama, couverte d’offrandes de pin, de paille de riz et de mandarines, le tout formant autant de petits tas faisant face à l’immensité de l’océan, bientôt avalés puis recrachés.

Les petites maisons disséminées sur la colline avaient toutes leurs lampes allumées, et un chemin de lanternes partant de la plage serpentait jusqu’au temple Kôfuku-ji, perdu dans les hauteurs. On pouvait entendre quelques notes grêles de shamisen sortir des habitations les plus cossues, dont celle de Miyachi Gishinosuke, le chef de village, entièrement illuminée. La maison de Tarô était située non loin de la grève, face à la plage de sable blanc, au pied de la « montagne de guet », cette éminence rocheuse qui servait de phare, et sur la même ligne que le cap de la Baleine, rocher à demi-immergé qui servait de repère aux pêcheurs en haute mer. Plus loin encore se dressait, plus gros et plus sombre, l’îlot qu’on appelait le palais du roi-dragon, ou, plus communément, « l’île interdite ». La maison de Tarô était une bicoque de pêcheur pauvre : contrairement aux chefs de famille membre de la confrérie de Sengen, la famille Urashima n’était pas originaire du village. Le père était arrivé il y a longtemps, avait construit cette cabane sur la plage. Il avait pris pour femme celle qu’on voulait bien lui donner puis s’était établi comme pêcheur. Il avait fini par être accepté par la communauté, bon gré mal gré, mais de manière périphérique, en restant toujours en retrait. Son fils unique avait repris cette position marginale, avec la barque, le filet et le nom.

Le jeune homme passa le champ de stèles et la pagode bouddhique qui les protégeait, entourées de plaquettes funéraires où étaient accrochées les reliques des pêcheurs morts en mer : jupes de paille de riz, hameçons, mouchoirs de coton au nom des morts, et même une poupée habillée d’un kimono d’enfant coloré à longues manches. Au village, on disait que les jambes des morts étaient légères, et qu’il ne fallait jamais les laisser en mer, sans quoi ils dérivaient sans fin entre les eaux en souillant la mer de leur impureté noire. On devait toujours les ramener : combien de fois Tarô n’avait-il pas participé à ces missions de récupération macabre, tout en songeant qu’il allait probablement finir ainsi lui-même, blême, gonflé et rongé par les poissons comme ces « Dozaemon » devenus méconnaissables ? « Sous la planche de la barque, l’enfer » : c’était un autre proverbe des gens de mer. Pieuvres qui parlent et jettent des sorts, fantômes hideux de noyés, géants à un œil, doubles maléfiques… la mer était peuplée par des êtres sombres et errants, toujours fuyants, qui parfois remontaient sur les terres en empruntant le cours des rivières de l’au-delà. Mais il ne fallait pas penser à ces choses, pas dans une nuit comme celle-là, lors des trois jours d’accueil des divinités. Alors Tarô les chassa de son esprit. La nuit tombait vite, comme une chevelure de femme, dense et froide. Heureusement, son père avait placé une petite lanterne à la porte, et, si elle ne guida pas les esprits, elle permit à Tarô de se repérer dans le noir qui montait de la mer, et recouvrait tout.

— Je suis rentré, s’annonça le jeune homme en faisant coulisser le panneau de bois qui faisait office de porte.

Une bonne odeur de soupe sortait du carré en terre battue où se trouvaient les fourneaux. Sa mère était accroupie devant et la remuait. Le père était assis sur le plancher surélevé, face à l’âtre, et il lança un salut jovial à son fils.

— La pêche a été bonne ?

— Aussi bonne qu’elle peut l’être un jour comme celui-là, annonça Tarô avant de brandir fièrement sa prise.

— Ah, il faudra penser à remercier le dieu dragon. J’irai verser du saké dans l’eau à la première heure demain.

Tarô lui tendit le poisson, puis il s’accroupit sur le bord du plancher pour dénouer ses sandales de paille. Il avait déjà suspendu son tablier mouillé au-dessus du feu, pour qu’il sèche. Il en aurait sans doute besoin à nouveau demain.

— Tu prendras le mien, lui indiqua son père en suivant la direction de son regard. Ou tu resteras à la maison. Pas besoin d’aller en mer demain. On aura du gros temps, et c’est le Nouvel An.

Sa mère remontait déjà sur le plancher avec la soupe.

— Les trois jours du Nouvel An, c’est le temps des dieux, confirma-t-elle. Ne va pas en mer demain.

Tarô s’assit à sa place désignée.

— Il le faut pourtant, plaida-t-il en tendant ses mains sur l’âtre. Il faudra bien vendre du poisson, si on veut racheter du riz.

— Il en reste bien assez. Utilise plutôt cette journée pour aller rendre visite au shôya Miyachi, aux chefs de confrérie et à tes oncles maternels.

— Tu pourrais aller voir ta cousine O-Teru, tenta sa mère après avoir jeté un regard entendu à son époux.

Tarô allait en effet vers ses vingt-cinq ans. Au village, on le considérait déjà vieux. Or, ses parents ne rajeunissaient pas : il fallait bien qu’il se marie. Le frère ainé de sa mère avait justement une fille, Teruko, que la beauté de Tarô ne laissait pas indifférente. Le jeune homme était pauvre, mais il était beau comme le fils du soleil, et son père avait bonne réputation.

— On verra ça, répondit Tarô pour ne pas les contrarier.

Le jeune homme prit le bol ébréché que sa mère lui tendait, puis trempa ses lèvres dans la soupe brûlante. En plus de la pâte de soja fermentée, de la racine de badiane et des herbes du jardin, sa mère avait ajouté des petits gâteaux de riz tendre. C’était, de loin, la meilleure soupe de l’année.

*

Après avoir découpé puis mangé la daurade, Tarô et son père sortirent de la maison pour se rendre au temple Kôfuku-ji. La majorité des villageois était déjà dehors, lumignons à la main, revêtus de leurs habits de cérémonie. Les Urashima leur emboitèrent le pas et la procession s’engagea sur la sente bordée de lanternes qui menait au temple. En haut, le moine les attendait, revêtu de son étole. Un à un, les chefs de famille firent sonner la cloche, puis passèrent devant le moine remettre leur obole. Puis ils entrèrent à l’intérieur du temple, et prirent place devant la figure de vénération.

Tarô s’assit derrière son père. Lorsque le moine se mit à réciter les prières bouddhiques, il laissa son esprit vagabonder. Le tabernacle contenant la statue de Sengen était entrouvert : on pouvait voir l’image d’un personnage aux longs cheveux debout sur un rocher, auréolé de neuf têtes de dragon. Ses yeux peints en doré brillaient d’une lueur mystérieuse, accentuée par la lumière des bougies. Est-ce que leurs prières lui parvenaient ? Tarô en doutait. Tous les ans, les villageois le suppliaient de leur envoyer une pêche abondante, de leur épargner tempêtes, tsunami et incendies. Et pourtant, les catastrophes se succédaient, comme les morts et les naissances, le cycle de la vie. Les dieux n’écoutaient plus les hommes. S’ils l’avaient jamais fait.

Au village, il se racontait qu’à une époque, avant l’arrivée des moines de la capitale au village, on honorait Sengen ailleurs, et d’une autre façon. Il portait un nom différent alors. Ce nom, les pêcheurs continuaient à le psalmodier en mer, lorsque la foudre menaçait de s’abattre sur eux. Mais les sacrifices de sang, eux, avaient cessé. Les moines leur avait dit que leur dieu dragon était la manifestation d’un bouddha, un éveillé. Et les bouddhas ne mangent pas de chair.

Une fois la cérémonie terminée, tout le monde redescendit au village. Sur le chemin, loin devant, marchait le shôya Miyachi, entouré des chefs des familles les plus en vue du village, descendants directs des fondateurs.

Le père poussa Tarô en avant.

— Allons le saluer.

Ce n’était pas une proposition, mais un ordre. Tarô s’y résigna. Il suivit son père, docile. Ce dernier avait déjà commencé à courber l’échine.

Le shôya répondit à leurs vœux d’une manière hautaine, leur adressant à peine un signe de tête. Installés au village depuis la génération du père, les Urashima restaient des étrangers. Une fois de plus, Tarô s’isola dans ses pensées, laissant son père prendre en main les politesses. Bientôt, il n’en serait plus capable, et le laisserait siéger seul à la réunion de la confrérie, comme au service bouddhique du Nouvel An. Mais pour l’instant, son père était encore le chef de famille.

— Tu es sorti en mer aujourd’hui, Urashima, l’apostropha une voix nasillarde sur sa droite. Pourtant, on nous l’avait défendu.

C’était le fils aîné du shôya, Kihei. Il avait le même âge que Tarô, né comme lui l’année du tigre de fer. En général, Tarô l’évitait. Ils n’appartenaient pas au même monde.

— Oui, j’ai pris cette initiative sans vous le dire. J’en suis désolé, répondit-il en baissant ostensiblement la tête.

Kihei le fixa en silence. Rien n’indiquait que cette excuse allait lui suffire.

— Tu as pris quelque chose ? J’imagine que non. On ne prend jamais rien, pendant les trois jours du Nouvel An. Les poissons se reposent, comme nous.

— Je n’ai pas pris grand-chose, en effet, répondit modestement Tarô.

Kihei n’était pas dupe. Un sourire flottait sur ses lèvres lippues.

— Bon. Tant que la colère de Ryûjin ne retombe pas sur le village… et ta cousine, Teru ? Comment se porte-t-elle ?

— Elle va bien, merci.

— Joli brin de fille. Toujours pas mariée ?

Tarô secoua la tête.

— Bien, bien. Elle me plait, cette fille. Pas de manière officielle, évidemment. Mais j’aimerais bien que tu m’organises une rencontre… tu peux faire ça, Urashima ?

Tarô ne sut pas quoi répondre. Heureusement, son père le tira de ce mauvais pas.

— On y va, lui murmura-t-il en lui tirant la manche.

Tarô salua brièvement de la tête.

— N’oublie pas ce que je t’ai dit, lui rappela Kihei en souriant d’un air goguenard.

Le père et le fils descendirent le chemin en silence. Dans le ciel, une lune gibbeuse émergea des nuages, comme un miroir d’argent terne. Elle se reflétait dans la mer, baignant la crique dans une lueur irréelle.

— Allons sur la plage, lui proposa le père.

Ils passèrent devant la maison, où le père sortit une flasque d’alcool de riz et deux coupes en grès. Puis il marcha sur la grève, foulant de ses pieds le sable blanc. Il s’assit sur une dune et invita son fils à faire de même. Puis il emplit sa coupe, et la lui passa. Tarô se hâta de faire de même, mais son père s’était déjà servi, et il était en train de bourrer sa longue pipe de tabac. Cet objet, lui aussi, venait de l’au-delà des mers.

Les deux hommes se mirent à fixer l’océan en silence. Le ressac invitait à garder les mots pour soi. Il rendait les hommes taciturnes, et les femmes inquiètes.

— Demain, finit par dire le père après avoir soufflé sa fumée, ne va pas en mer. La mère a raison, et le fils du shôya aussi.

Tarô baissa les yeux. Du bout des doigts, il s’était mis à tracer des motifs sur le sable, comme un enfant.

— Mais si je n’y vais pas… qu’allons-nous manger ?

— On trouvera une solution. Il y en a toujours une.

Une solution… pour le père, il n’y avait que des solutions. Or, ils étaient pauvres, les plus miséreux du village. Que comptait-il faire ?

— Le shôya veut bien me prêter encore un peu de riz, avoua le père. Juste pour cette année.

Tarô fronça les sourcils. Encore une fois, ils seraient débiteurs, et méprisés par tous. Même les enfants du village se moquaient de lui, désormais.

— Je suis l’un des meilleurs marins du village, finit par protester son fils. Je peux sortir en mer demain. Je connais les coins qui sont poissonneux en ce moment : je ramènerai quelque chose, et tu n’auras pas à t’endetter encore.

— Si c’était si facile… et où comptes-tu aller ?

Tarô garda le silence. Il avait une idée, mais il ne pouvait pas en parler à son père. Ce dernier répondit à sa place :

— L’île interdite, c’est ça ?

— Le récif est dangereux, mais c’est plein de poissons, intervint Tarô avec une fougue renouvelée. Les autres n’osent pas y aller, mais si c’est moi, je peux manœuvrer le bateau là-bas.

— Imbécile ! Ce n’est pas le récif qui arrête les autres. C’est l’interdit imposé par le dieu. La loi du coin.

Le dieu… encore lui ! Tout était justifié par ce maudit dieu. Tout le pouvoir du shôya, justement, reposait là-dessus.

Son père fuma encore un peu, puis il lissa sa veste de cérémonie et se leva.

— Je t’interdis de sortir en mer demain, décréta-t-il. On se passera de poissons. Les interdits, ils existent pour une raison. Il convient de les respecter.

Puis, jetant un dernier regard à la lune, tombée dans l’eau :

— Rentrons.

Une fois de plus, Tarô obéit. Mais en son for intérieur, il était hors de question qu’il cède. Son père n’en saurait rien, voilà tout.

Ce dernier était déjà à la porte de la maison. Tarô le regarda, puis il se tourna une dernière fois vers l’océan. Sur la grève, en bas, les offrandes avaient disparu : le dieu les avait dévorées.

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