17. Nouveau cap

8 minutes de lecture

Lundi 23 septembre 2013

J’ai passé la journée de dimanche à discuter avec le chef de village, à jouer avec mon yoyo pendant que Fantou me filme, et à prendre des photos du lac, comme du village pour mes meilleures amies. Mais je n’ai pas été fraîche de la journée. L’alcool consommé sans modération me fait chier mou, et me rend atone.

La sonnerie de Whatsapp me réveille.

Je suis en shorty de dentelle, la dragonne de mon téléphone autour du poignet. Plus de Fantou, de Mala ou de Chihiro, je suis à nouveau seule dans ma chambre.

Chell : C’est beau, c’est où ?

Siloë : Il est top le village. Ça doit être trop bien de dormir dans la fourrure.

Léna : C’est le kif, ça tient super chaud, mais les nuits sont super froides.

Je traîne mes pieds jusqu’à la porte de ma chambre. La maison est déjà vide, je devrais être au lycée. Je m’assois sur le chiotte.

Siloë : Ça te fait quatre courtisanes ?

Léna : La fille du chef. Une enfant assassin.

Siloë : C’est toujours utile.

Chell : Belle démo au yoyo. Fais gaffe aux lames quand-même.

Léna : Trop bien, non ? C’est eux qui l’ont fabriqué.

Siloë : La vidéo a pas encore chargé ! Me spoilez pas !

Je tamponne entre mes cuisses et remarque le sang sur le papier. Merde ! J’avais vraiment besoin de ça ! Il faut que j’essaie le truc d’Irène.

Je fourre deux feuilles pliées dans mon shorty, puis gagne la table de nuit pour y trouver la bourse de sanguis stimula.

Siloë : Ah ouais ! T’as pas perdu la main.

Je descends les marches jusqu’à la cuisine, mets de l’eau à bouillir et laisse une pincée seulement au fond d’une boule à thé. Je prends une photo de ma boule de thé :

Léna : Premier jour de règle, je teste la sanguis stimula de Dame Irène.

Chell : Méfie-toi quand-même.

Léna : Faut tester, de toute manière.

Chell : S'il y avait un truc aussi efficace, ça se saurait.

Léna : Ce n’est pas de ce monde, ma poulette.

Je verse l’eau bouillante dans le mug et la regarde se colorer lentement d’un rouge très sombre, presque noir. Je prends une nouvelle photo.

Je verse un peu d’eau froide pour ne pas me brûler, puis je bois cul sec l’infusion fade. Je remonte les escaliers en me disant qu’il va falloir attendre avant de rejoindre le village. À chaque marche, je sens mon sous-vêtement s’imbiber davantage, et lorsque je parviens à ma chambre, des larmes de sang ruissellent à l’intérieur de mes cuisses. Je me précipite vers la salle de bains pour me foutre sous la douche.

Le sang ne s’arrête pas, fluide et abondant. Je retire mon shorty en tremblant. Mon cœur qui tourne, je n’ai pas encore pris de déjeuner. Faible, je m’assois dans mon sang.

Je reprends mes esprits en entendant la porte de la maison claquer. Je me relève, puis mets l’eau chaude à couler pour rincer mes jambes et le bac receveur. Ma mère appelle :

— Hélène ? C’est toi ?

Je coupe l’eau.

— Hein ?

— Non, je demandais si c’était toi.

— Ouais.

Je me savonne rapidement, me rince, puis m’enveloppe d’une serviette. Mon vagin ne s’écoule plus, j’ai la bouche desséchée. Lorsque je sors, je tombe nez à nez avec ma mère.

— Hélène ! On dirait un cadavre !

— Je… Je suis malade.

— Tu t’es fait une infusion de quoi ?

— Ah ? J’ai essayé un truc homéopathique, mais bof…

Je descends les escaliers pour ranger la bourse d’herbes avant que ma mère ne la jette. Mais une fois arrivée en bas, je m’assois sur la chaise, incapable de faire un effort de plus.

— Tu fais peine à voir, ma fille.

— T’aurais un jus de fruit, n’importe quoi. Un coca ?

— Un coca ? Tu bois du coca, maintenant ?

— Je veux juste un truc avec du sucre.

Elle ouvre le réfrigérateur et me verse un verre de jus de fruit. Je le bois avec plaisir, puis déclare :

— Je vais me coucher.

Je récupère un shorty propre, me couche sous les draps, une pilule dans la bouche. Je tape un message aux filles :

Lena : C’est violent ! Mais mes règles sont finies.

Au-dessus de moi, les lapins bleus nagent en cercle. Je souris, ravie de les voir. Soudain le lit tombe.

Je me réveille sous les fourrures. Encore un peu faible, j’enfile ma robe avec des gestes lents, puis quitte la hutte.

Le soleil descend tranquillement et un petit vent qui descend des glaciers refroidit l’atmosphère. J’approche du banquet. Thomas a fini la tenue d’Adelheid. Jeannine a l’air de se plaire avec les femmes d’ici. Je confie à Sigurd en m’asseyant à côté de lui :

— Quand je vois la vie d’ici, je n’ai pas envie de repartir. Nous sommes bien, tous. J’en oublie presque Sten. Regarde-les, ils se plaisent tous ici. Sauf peut-être Thomas, mais il pourrait retourner à son village.

— Tu penses pour les autres avant toi, c’est noble, commente un chef voisin.

— Où iriez-vous à ma place, ensuite ?

— Il faut une ville. C’est là-bas seulement que tu pourras te rendre célèbre. Kitanesbourg serait bien. C’est la capitale du duché. Avant de rendre visite à d’autres comtés, t’y faire voir serait judicieux.

Un coup de cor.

— Le scribe est là, en déduit Sigurd. Allons à sa rencontre.

Le village entier se regroupe, mes courtisanes se resserrent autour de moi, et je présente mon poignet à la loupe rose du scribe.

— Voici les villageois qui ont signé.

Les six chefs remettent chacun un rouleau de parchemin. Le scribe les lit un à un en silence, puis les range dans sa sacoche. Il sort son stylet et demande :

— Qui est la courtisane ?

— C’est à vous de deviner, réponds-je.

Le village s’esclaffe, mais le poisson reste de marbre. Adelheid s’avance d’un pas. Le poisson jette un œil aux autres fillettes dans la même tenue puis comprend. Sans rien ajouter, il grave le ventre de la fille du chef puis remplit d’encre les symboles.

— Bien. Bonne continuation.

L’homme poisson retourne vers sa monture.

— Vous allez repartir de nuit ? m’étonné-je. Vous ne voulez pas vous reposer ?

— Laisse Léna, me dit Sigurd. — Le poisson s’éloigne sans que personne ne parle, visiblement malaimé. — Allons célébrer l’adoubement de ma fille !

Ils crient de joie. L’alcool de sapin va encore couler à flots.

Je mesure ma consommation, et préfère manger que boire. Je reprends des forces malgré tout. La nuit est à peine entamée que j’annonce mon intention de me coucher.

— La route vers Kitanesbourg va être longue.

— C’est vrai, acquiesce une femme de chef.

Les filles se disent bonne nuit et Sigurd grogne :

— Adelheid, va avec elles. Désormais tu es à Léna Hamestia.

— Elle peut dormir une dernière nuit dans sa hutte, dis-je

— Non.

— C’est vous son père. Bonne nuit.

Sans un bruit, dans la pénombre, nous rejoignons pour la dernière fois la hutte des invités. Thomas dort déjà, Jeannine le borde.

Les filles rejoignent leurs couches. Fantou plie soigneusement sa robe et se glisse dans le grand lit que j’occupe. Je délace un peu mon corsage pour pouvoir respirer plus aisément, mais reste habillée.

— Je dors où ? questionne Adelheid.

— Viens avec nous, il y aura bientôt la place, insiste Fantou en faisant référence à ma disparition.

La nouvelle recrue glisse alors à son tour hors de ses atours de courtisanes et passe sous les épaisses fourrures. Elle et Fantou échangent un rire amical.

Sur le dos, transpirant sous la chaleur épaisse des pelages, j’attends que mon monde me rappelle à lui.

Mardi 24 septembre 2013

Des gouttes de pluie chaudes me réveillent brutalement. J’ouvre les yeux. Un homme aux yeux écarquillés se tient au-dessus de moi, sa main posée sur ma bouche. Adelheid est agrippée sur son dos et lui tient la tête alors qu’elle retire son couteau de la gorge.

Le sang asperge les draps sans un bruit et le corps tombe. Nue, Adelheid se glisse près de l’entrée de la hutte et guette le silence du village.

— Putain, c’est qui ?

La petite guerrière ne répond pas, elle écoute la nuit.

— Je crois qu’il venait vous tuer, mais sa respiration m’a réveillée avant qu’il entre, et je me suis cachée sous le lit pour agir au moment opportun.

— Putain ! C’était super opportun !

— Je vais avertir mon père.

Elle se baisse, enfile sa tenue de courtisane, puis quitte la hutte. Je serre mon yoyo au creux de ma main en regardant le cadavre sur mon lit. Si Sigurd n’avait pas insisté pour qu’elle dorme avec moi, je serais morte. Fantou dort du plus profond des sommeils. Inquiète qu’il l’ait tuée, j’essaie de trouver son pouls au niveau de son cou. Elle ouvre un œil.

— Chhht. Ne te retourne pas, habille-toi.

Fantou obéit en silence, mal éveillée et sursaute une fois vêtue en apercevant l’intrus. Sigurd pénètre alors, l’épée à la main.

— Diablevert ! Les autres aspirantes sont prêtes à tout.

— C’est sûrement Sélène, dit Fantou.

Sa voix réveille les autres, et Sigurd lui répond :

— On ne pourra pas le savoir, il est mort.

— Le message a été envoyé à Ig-le-Grand, expliqué-je, et elle est d’Ig-le-Grand. Si ce n’est pas elle, c’est sa mère ou un de ses partisans qui l’a envoyé. Un des seize qui n’a pas voté pour moi.

Il opine de la barbe d’un air grave.

— C’est une candidature dangereuse dans laquelle tu t’es lancée. Hors de question que ça arrive à nouveau. Je vais réveiller les autres chefs de village. Demain matin, tu auras un guerrier de chaque village qui t’accompagnera, à Kitanesbourg et aux étapes suivantes.

— Je n’en demande pas tant.

— Donnez-moi votre armure. Baldrick va mettre la forge à chauffer.

Il ramasse mon plastron et quitte la hutte comme un ouragan. Dans les minutes qui suivent, les hommes sont tous à la forge et les chefs de village sont partis chercher leurs champions.

La pilule n’a pas encore perdu de son effet. En milieu de matinée, les cinq guerriers à barbes sont présents, la plupart de mon âge sinon guère plus. Les femmes ont bâté des dinosaures ressemblant à des ours sans poils ni oreilles. Des épines couvrent leur queue et leurs dents sont si longues qu’elles dépassent de chaque côté de la mâchoire quand elle est fermée.

Les véloces sont sellés et Baldrick a fini de retoucher mon armure. La poitrine parait moins saillante car renforcée par un aspect caréné. Mon emblème ressort en relief avec une dorure. Je l’enfile et son confort me paraît amélioré, tandis que des montants articulés viennent protéger ma nuque. Des bras d’armes couvrant les carpes et le radius viennent compléter la tenue. Fantou me prend en photo.

Et à ce moment, mes cinq gardes du corps réapparaissent, casqués, avec des armures noires presque complètes portant mon emblème. Le sixième arrive, robuste, plus âgé : Sigurd lui-même nous rejoint. Adelheid ne cache pas sa joie que son père nous accompagne.

— Allez, en route !

J’enfourche Anaëlle, puis suis les deux premiers soldats.

— Deux derrière, deux devant.

— Cela ne vous ennuie pas d’abandonner le village ?

— Tous savent se battre ici, ce qui n’est pas votre cas. Quand on a décidé de croire en quelqu’un, il faut le soutenir jusqu’au bout.

— Ça me fait très plaisir que vous veniez.

Il sourit de fierté tandis que le sentier oblige nos véloces à se placer en file indienne.

— Dans quatre jours, on devrait apercevoir les vieux remparts.

Ma chambre remplace brutalement le décor.

J’ai cinq jours pour reprendre le lycée, et trouver de l’argent.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire petitglouton ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0