26. Transhumance (partie 1)

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Jeudi 3 octobre 2013

J’ai acheté cinq pilules à Victor pour me faire une réserve, puis je suis rentrée chez-moi. Je les range précieusement dans ma table de nuit. J’ai huit pilules, et il me reste 230 euros. Potentiellement trente-et-un voyages vers l’autre monde. Après, je me vois mal réclamer auprès de Siloë. Et même si j’ai moins de scrupule par rapport à la fortune des parents de Chell, ça me gênera.

J’enfile mon pantalon en vinyle sous ma robe, pour me protéger du froid, puis, après un maquillage soigneux, je rejoins ma chambre. Ma trousse de couleur contre moi, assise en tailleurs sur le lit, comme Jasmine sur son tapis volant, je m’apprête à retourner vers mon rêve bleu.

La dix-neuvième pilule pétille dans ma bouche. Le sol tremble, puis une motte de terre apparaît. Un lapin passe la tête. Un autre émerge plus loin, puis un troisième, un quatrième, des fissures naissent entre les terriers et le sol s’écroule. Tous les meubles de ma chambre s’effondrent dans le vide avec moi. L’obscurité nous engloutit.

Je me réveille, pieds nus dans les étriers, couchée sur l’encolure d’Anaëlle.

— Léna est revenue ! annonce Fantou.

La cohorte s’arrête. Sigurd qui chevauche botte à botte avec Adelheid, se retourne puis me sourit.

— Ravi de te revoir.

— Moi aussi. Qui a mes bottes ?

Fantou se précipite vers moi avec mes chausses, tandis que Sigurd me demande :

— Comment s’est passé ton séjour dans l’autre monde.

— Bien. Mes meilleures amies m’ont prêté des sous pour payer l’homme qui vend les pilules qui me permettent de revenir ici.

— Le sorcier ?

— Bof ! Il dit que c’est lui qui les fabrique, mais j’en doute. Personne ne connaît la magie dans mon monde. En tout cas, pas un petit trafiquant dans son genre. Est-ce qu’il y a des magiciens dans ce monde, des gens qui seraient capable d’aller de ce monde au mien et de distribuer des gélules magiques ?

— Seul l’Empereur a accès à des sciences obscures. Les alchimistes lui créaient des raccourcis au cœur de chaque duché qu’il peut emprunter pour se rendre de l’un à l’autre rapidement.

Fantou termine de me chausser. Je me penche pour l’embrasser, puis questionne.

— Où peut-on trouver ces alchimistes ?

— Dans le Duché Noir, répond Jeannine.

Cendre prend la parole :

— Ma mère a des relations avec le Duché Noir. Nous lui demanderons quand nous arriverons à Sainte-Sophie.

Il y a le Baron des Falaises Rouges à rencontrer avant, mais vu ma réserve, cela me laisse un peu d’avance. Si nous parvenons à remonter à la source des pilules sans perdre de temps dans la course à la couronne, alors ce sera génial.

Le convoi se remet en marche. Cendre me demande de quel genre de monde je viens, alors je lui raconte qu’il n’y a pas de gens avec des bois, des cornes ou des ailes, que l’air est pollué, et que ce monde va mourir.

Après une petite heure, nous parvenons à un tout petit village, coincé dans un vallon verdoyant. Trois roues à aubes trempent dans la rivière qui cascade le long du chemin.

Les gens restent cachés, impressionnés par les gens en armure. Un des Montagnards crie :

— Oyez ! Braves gens ! Léna Hamestia, la pourfendeuse de dragon, aspirante impératrice favorite du Seigneur Varrok, a choisi votre village pour une courte visite.

— Deux hommes en éclaireur pour repérer un endroit où monter le campement ! ordonne Sigurd.

Les Montagnards se séparent du groupe. Un homme âgé apparaît à la porte d’une maison, tandis que quelques femmes restent tapies derrières les fenêtres. Le vieillard nous dit :

— Soyez les bienvenus, braves gens. Nos hommes sont aux champs, mais ils reviendront en soirée.

Un coup de corne nous annonce qu’une clairière a été trouvée. Nous talonnons nos véloces, et traversons le village sans croiser personne. Les deux éclaireurs ont repéré un endroit idéal près de la rivière, alors chacun s’attèle à monter les tentes.

— Vous comptez rester toute la nuit ? questionné-je à Sigurd.

— Il faut que les gens te voient.

Je soupire, c’est une pilule gâchée.

Les tentes sont hissées, Sigurd et un Ramien montent la garde, tandis que les autres soldats sont partis. J’ai laissé Mala et Chihiro faire la couleur des trois aspirantes Ramiennes, et j’explore les bois avec mes deux garçons manqués : Fantou et Adelheid. La fille de chef fait signe qu’elle a entendu un bruit. Nous nous arrêtons de marcher et percevons des voix d’hommes.

Nous avançons prudemment entre les jeunes arbres encre souples, enjambant les fougères et les fleurs colorées. Au bord de la rivière, mes cinq Montagnards nus sont en train de se baigner. Je m’accroupis et les observe. De dix-huit à vingt ans, poilus comme des ours, mais musclés comme des lions. Je souris de les voir sortir de l’eau. S’ils n’étaient pas aussi barbus, il me plairait bien de jouer avec eux. J’échange un regard amusé avec mes deux servantes, prends une photo, puis nous reculons pour ne pas être vues.

— Allons plutôt par-là, proposé-je.

J’envoie la photo à Rainbow Sorority.

Léna : Pour vous remercier de votre générosité.

Nos pas nous conduisent en val de la rivière, près d’un étang ou des hommes et leurs fils s’affairent, les pieds dans l’eau, fauchant au ras de la surface de grandes herbes rousses.

— Bonjour, braves gens.

— Bonjour étrangère.

— Que faites-vous ?

— Nous récoltons les blés d’eau.

— Pouvons-nous vous aider ?

— De l’aide est toujours la bienvenue. Mais…

Il s’interrompt alors que j’ôte mes bottes. Ses fils et lui me dévorent des yeux tandis que j’ôte mes bas. J’enlèverai bien la jupe, mais me présenter en culotte serait indécent pour une future impératrice. Adelheid détache mon plastron.

— Avez-vous des outils ?

Il bégaie en me montrant les faux. Je me baisse pour ramasser la faucille, puis me glisse dans l’eau. Mes pieds s’enfoncent dans la vase visqueuse et froide, me faisant frissonner. Fantou et Adelheid laisse leurs sandales et me rejoignent. L’eau dépasse leur nombril et je fauche les premiers brins que je confie à mes servantes pour les mettre en fagots.

— D’où venez-vous comme ça ? me demande le père.

— Des Deux-Pierres, je ne sais pas si vous connaissez.

— Nullement.

— C’est à une heure au nord de Varrokia, à l’est d’Ig-le-Grand. Adelheid vient des Six-Forges, et Fantou de Varrokia elle-même.

— Vous n’êtes pas sœurs, alors ?

— Non.

— Je n’avais encore jamais vu de rousse d’un tel rouge dans le Duché.

— C’est une couleur artificielle.

— Et vous venez souvent faucher le blé d’eau avec les gens que vous croisez ?

— C’est la première-fois, j’avais envie d’essayer. J’imagine que ce doit être pénible au quotidien.

— Ce n’est qu’une saison dans l’année, vous savez. C’est une année un peu tardive, mais le temps n’a pas été très clément.

— J’ai vu que vous aviez des moulins. Vous faites vous-même la farine ?

— Oui. Nous la revendons à Kitanesbourg.

— Sacrée ville. Nous y avons fait un saut. Connaissez-vous les Gros Gosiers.

— Non.

— C’est une taverne ? questionne un fils.

Nous discutons de la cité ducale tout en avançant le travail, jusqu’à ce que Sigurd arrive à dos de véloce. Devant des étrangers, il préfère me vouvoyer :

— La pitance est chaude, Dame Hamestia. Nous vous cherchions.

— Bien. Je repasserai peut-être cet après-midi pour terminer le travail. Au revoir messieurs.

— Au revoir.

Je quitte la vase avec plaisir et Sigurd m’interrompt :

— Ne remettez pas vos pieds trempés dans vos bottes. Montez.

Après qu’il en soit descendu, je me hisse sur sa monture. Fantou ramasse mes bas et mes bottes, puis nous remontons en direction du campement.

— Que faisais-tu à faucher le blé ? s’étonne Sigurd.

— Et bien je fauchais le blé.

— Pourquoi ?

— Pour faire connaissance avec ces gens, pour comprendre leur quotidien.

— Je ne pensais pas que tu me surprendrais encore.

Après un déjeuner délicieux au campement, je suis retournée faucher les blés toute l’après-midi, et toutes les courtisanes, y compris celles de Cendre ont mis la main à l’ouvrage.

Le soir tombé, une fois nos jambes séchées, les villageois nous rejoignent au campement, pour répondre à l’appel simple de partager une liqueur de sapin. Il y a parmi eux des cultivateurs, trois meuniers, un éleveur, des épouses et des enfants. Je suis courbaturée comme jamais, mais je le cache. Mes courtisanes sont à moitié endormies, épuisées par la journée. Thomas, aidée des courtisanes Ramiennes a fini leur robe. Cela me fait plaisir de voir les gamines dans le même uniforme, car même si elles ne me sont pas attribuées, il manque une cohésion entre les deux groupes.

— Soyez les bienvenus ! s’esclaffe Sigurd. Nous craignons que vous ne partagiez pas votre soirée avec nous.

— Après votre aide, c’est plutôt à nous de vous inviter, répond le faucheur de blé.

— Léna Hamestia n’est pas du genre à attendre en retour.

— Tant mieux, nous ne voulons pas nous porter partisans d’une aspirante, tant que nous n’avons pas vu toutes celles qui se présentent.

— Vous avez bien raison, dis-je. Je n’en connais que quelques-unes, et elles sont très jolies.

Sigurd débouche son outre de liqueur.

— Prenez un bock.

Une soirée tranquille, agréable autour du feu s’annonce. L’idée est qu’ils retiennent mon nom et notre sympathique simplicité, sans que nous ne leur demandions rien.

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