27. Transhumance (partie 2)

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Samedi 5 octobre 2013

Toujours fourbue par la fauche du blé, j’ai laissé filé le vendredi, et participé à une interro imprévue de laquelle j’espère en être sortie pas trop mal. J’ai révisé toute la soirée.

Nous sommes samedi, il est bientôt midi, mais je sais que nous approchons de Tannerie-sur-Filou.

Léna : Reposée. Prête à y retourner.

Chell : N’oublie pas, plus de photos d’hommes nus et moins du campement ou du paysage.

Siloë : Et surtout, des photos moins éloignées !

Léna : Vous n’aviez qu’à être là.

J’avale ma pilule

Un vent plein de bulles de champagnes pénètre brutalement sous la porte. Les menus objets s’envolent à travers les murs devenus liquides, la porte s’arrache et me fonce dessus.

Je me réveille sur Anaëlle, alors qu’un vent fort souffle. Les nuages gris menacent, et les branchages se penchent en s’agitant. N’ayant pas mon plastron, la tempête qui transporte de petits gouttes fines de pluie me gèle la gorge immédiatement. Mes courtisanes chevauchent côte à côte, la grande fourrure de notre tente sur les épaules.

— Dîtes-moi que nous nous sommes plus très loin ! hurlé-je.

Thomas me montre du doigt les premières maisons sur le versant escarpé. En bord de route, des espèces de yacks nains et laineux broutent. Un pâtre avec des cornes de bouc sur la tête s’exclame en nous apercevant. Des hommes et des femmes ailés sortent des bâtiments à notre rencontre. Sigurd stoppe notre cohorte à hauteur d’un grand magasin de fourrure. Avec leurs ailes, les habitants forment une haie, et les soldats m’invitent à descendre la première pour me réfugier à l’intérieur.

Des braises chauffent une cheminée au centre de l’immense pièce. Mes courtisanes me rejoignent et se regroupent autour de moi en grelotant. Une femme chauve, comme toute personne ailée, et au maquillage coloré s’étonne :

— Que nous vaut l’honneur de votre visite, aspirante impératrice ?

— Nous montons vers le Nord, réponds-je et votre ville est réputée pour ses fourrures. Sans quoi, nous aurions acheté de quoi nous habiller chaudement à Kitanesbourg. Sigurd m’a dit que vous faisiez les vêtements les plus chauds. Si c’est le cas, je serai heureuse d’en faire la promotion à travers tous les duchés que je visiterai.

— Et bien vous vous êtes arrêtés au bon endroit de notre village. Que recherchez-vous ?

— Thomas saura mieux choisir que quiconque ici.

Le garçon occupé à réchauffer les mains de Cendre sursaute, puis s’avance. J’ai loupé un épisode ou bien il y a de l’amour dans l’air ? Ce serait bien, si ça pouvait faire oublier Sten à Cendre. La discrétion de Thomas lui irait bien.

— Thomas, puis-je vous laisser trouver ce qui nous irait le mieux, pendant que moi et les hommes nous réchauffons à une taverne ?

— Certes.

— Si vous avez besoin d’un coup de main pour coudre, vous pouvez compter sur les courtisanes.

— Bien entendu, Dame Léna.

— Je vous conduis à la taverne ? devine l’homme-oiseau.

— C’est cela.

— Vous êtes Léna Hamestia ? La pourfendeuse de dragon ?

— C’est mon titre honorifique. Ça pète, hein ?

— Pardon ?

— Je veux dire, ça sonne bien.

— En effet.

— En réalité, c’était un petit dragon de rien du tout.

— C’est un mâle plutôt robuste, me corrige Thomas.

Je lève les mains pour dire que je ne peux pas aller contre les dires de mes partisans. Je fais signe à Cendre de me suivre, puis nous traversons la rue ventée pour nous réchauffer dans une taverne grande mais très sombre. Les éoliennes tournent à plein régime, mais il y a trop peu d’ampoules.

— C’est Léna Hamestia, indique le Messien au barman cornu.

Je m’installe à une immense table, avec Cendre à ma gauche et Fantou à ma droite. Alors que chacun se trouve une chaise, je me penche vers mon ancienne rivale.

— Y a un feeling avec Thomas ?

— Un feeling ?

— Oui, un… comment dire… des atomes crochus.

— Qu’est-ce que des atomes ?

— Des… Je veux dire, il te plaît ?

— Il est gentil et très créatif.

— Vous iriez bien ensemble.

— Vous trouvez ?

— Lui en tout cas, le ressent ainsi. Je vous ai vu à la boutique, tes mains dans ses mains.

— J’étais gelée, il a fait preuve d’attention.

— Il sera encore plus attentionné avec toi si tu lui accordes quelques mots.

Le tavernier nous interrompt pour savoir ce que nous désirons.

— Quelque chose de fort qui réchauffe, réponds-je.

Nous buvons à la taverne, nous déjeunons à la taverne, nous jouons aux dés à la taverne. Presque tout le village s’y retrouve tant le temps est mauvais. Les barbus sont partis en éclaireurs pour trouver une zone de campement abritée du vent.

Je lance mes dés. Adelheid dans mon équipe lance les siens et nous parvenons à compléter les chiffres qui nous manquaient pour faire une suite. Nous nous exclamons de joie et je l’étreins contre moi, tire la langue à Cendre et sa courtisane, puis lance :

— Qui pour la revanche contre Adelheid et moi ?

Sigurd fait racler sa chaise pour se placer face à nous et fait signe à Fantou de le rejoindre. Chihiro efface les points de l’ardoise et on distribue les dés. Alors qu’ils roulent sur la table, je questionne :

— Il n’y a pas de danger que les véloces crèvent par cette température ?

— Non, pourquoi ? s’étonne Sigurd.

— Ben ce sont des reptiles, donc le froid, ça n’est pas leur truc.

— Oh. Tant que l’air ne gèle pas l’eau, ils auront juste un peu moins de nervosité. Mais nous n’irons pas jusqu’aux neiges éternelles.

Les heures passent, la nuit tombe rapidement. Le village est composé d’aucun Humain, uniquement des Messiens et des Cornus. Nous leur contons par trois fois mon combat contre le dragon. Nombreux veulent me payer un verre, alors je finis complètement déchirée.

La tête qui tourne, nauséeuse, je m’écarte un moment. Sigurd fait signe à Fantou de ne pas bouger et vient à moi avec un bock d’eau.

— Bois, il faut t’hydrater.

— Merci. Vous pouvez les occuper quand je vais aller pisser ? Sinon, je sens qu’ils vont tous vouloir me suivre.

— Bien entendu. — Je bois la tasse — J’apprécie vraiment de faire ce périple avec toi, et j’apprécie comment tu traites ma fille.

— Je la traite comme j’aimerais qu’on me traite.

J’ouvre la porte des cabinets, et il monte la garde. En haut de trois marches, il y a un trou dans la roche. Le vent glacial s’engouffre jusque sur mes fesses, mais avec les litres de bières, je n’en ai rien à faire.

Lorsque je reviens, Thomas est présent.

— Dame Léna, j’ai tout ce qu’il faut pour vous.

— Et pour les courtisanes ?

— Je me doutais que vous le demanderiez. J’ai commencé pour elles.

Je le suis jusqu’à la boutique, suivi par mes partisans. Il m’a fait des bottes en cuir noir et une jupe, doublées de fourrure rousse. Pour aller par-dessus mon bustier, il a choisi une grande cape à capuche. Les courtisanes auront la même à leur taille et des shaps de cavalières pour leurs jambes. Il a pensé aux soldats, et leurs a trouvé des tenues doublées de fourrure noire.

Lorsque je suis vêtue, je déclare :

— Bien, nous pouvons les payer, puis rejoindre le campement. Nous poursuivrons notre route à l’aube.

— Votre générosité nous touche, me dit la femme ailée.

— Vos voisins ont payé tellement de tournée, vous savez.

— Nous n’oublierons pas votre passage.

— Votre accueil a été très chaleureux. Si notre retour pour Kitanesbourg passe par là, nous ferons une halte, je vous le promets.

Je remonte la capuche à fourrure sur mes cheveux, puis quitte la boutique. Nous grimpons à dos de véloces puis quittons la ville pour rejoindre le campement que nos soldats ont monté.

— Bonne nuit tout le monde ! lancé-je.

Malgré l’abri d’un grand flanc de roche, le vent souffle beaucoup. J’urine derrière la tente les derniers litres de bière puis gagne ma tente personnelle. Mala a plié mon ancienne robe et la place sur les fourrures.

— Fantou, tu me prends en photo ?

Ma courtisane, toujours ravie, d’utiliser le téléphone, immortalise ma tenue des montagnes, puis je l’enlève pour me vautrer en culotte dans les fourrures. Le vent siffle à l’extérieur, annonçant un sommeil difficile. Alors que mes courtisanes me rejoignent, je leur demande :

— Vous avez déjà entendu l’histoire du Yéti ?

Elles secouent la tête, alors je leurs propose de faire un cercle avec moi. L’épais drap de poils sur nos épaules, j’invente une histoire :

— On dit qu’au Nord du comté des Collines Ventées, il existe un Yeti mangeur d’enfant. Pour ne pas être vu des chasseurs, il vit dans les montagnes, et utilise le vent pour se déplacer sans qu’on l’entende.

Avec mon téléphone, j’éclaire mon visage par-dessous pour lui donner un air effrayant.

— Le Yéti ne mange que des enfants, il adore les enfants. Il fait presque trois mètres de haut, il est couvert d’un épais pelage blanc qui sent la viande morte, et il a des dents aussi pointues que celles d’un Véloce. S’il est plus d’une semaine sans manger, il descend par les nuits de tempêtes pour entrer dans les villages. On peut parfois deviner qu’il arrive, car parfois on entend le hululement du Yéti dans le vent. Là, c’est peut-être lui ! Du temps de l’ancien empereur, une aspirante et ses quatre courtisanes ont fait campement dans la montagne. Un peu comme nous, mais elles n’avaient qu’une petite cohorte. Le vent soufflait fort et froid, alors les filles s’étaient réfugiées sous les peaux de bêtes en essayant de trouver le sommeil. Le Yéti, affamé, avait senti l’odeur des filles. Alors il est descendu de la montagne, sans un bruit. Le vent empêchait le feu de rester allumé, et dans le noir, passant derrière le garde, il lui sauta dessus et de sa seule force, il lui arracha la tête. Avec sa langue, il goutta le sang, mais, le sang d’homme adulte ne lui plaisait pas. L’autre garde dormant, d’un seul coup de pied, il lui écrasa la tête. Le sang coulait sur les rochers et venait se glisser sous la tente de l’aspirante et des courtisanes. Elles ne se doutaient de rien, sentant juste la fourrure devenir un peu trempée et chaude.

Fantou rit de bon cœur, tandis que Mala se déplace pour que je la prenne dans mes bras. Je l’embrasse sur le front avant de poursuivre.

— On pouvait entendre sa respiration sur la toile lorsque le vent ralentissait. Et là, soudain, lorsque le vent souffla plus fort, il déchira la toile d’un coup de griffe ! Le vent s’engouffra brutalement, l’aspirante se leva pour défendre ses courtisanes, mais les longues griffes l’égorgèrent, Argh ! Et le sang coulait à flot sur le visage des courtisanes ! Il les saisit toutes par les cheveux, et les traîna dans la nuit. Elles criaient mais le vent sifflait aussi fort qu’elles !

Mala ressert son étreinte en enfouissant son visage contre ma poitrine. Je murmure.

— C’est une histoire, ma chérie.

— Et il les a mangées ? demande Fantou.

— Une par semaine. Il a commencé par la plus jeune. On dit qu’il mange d’abord les orteils, puis qu’il monte au fur et à mesure.

Avec mon pied j’agrippe furtivement les orteils de Chihiro qui sursaute en criant.

Fantou et Adelheid sont hilares.

— Et il les mange vivantes ? demande Fantou.

— Bien sûr. Elles crient, on les entend parfois dans les cols de montagne. Parfois-même, il ne mange que les jambes et il garde le reste pour plus tard. Et comme le froid gèle les blessures, elles vivent. Il les nourrit avec des racines et des cadavres d’animaux qu’elles sont obligées de manger. Peut-être que si nous tombons sur sa tanière, en chemin on délivrera un enfant qui n’a pas encore été mangé. Fin de l’histoire.

— Trop bien ! Vous en avez d’autre ? questionne Adelheid.

— Pas ce soir.

— Moi il y en a une dans mon village.

Je lui passe mon téléphone et elle entame l’histoire du monstre du lac qui a mangé un couple d’amoureux illégitimes, sans doute un conte imaginé à une époque pour faire peur à ceux qui ne voudraient pas accepter les alliances choisies par leurs parents.

Mala s’est endormie contre moi, et sa peau contre la mienne me tient chaud. Je n’ose pas la faire bouger et je m’allonge sans la déplacer.

— Super histoire, Adelheid. La prochaine fois, c’est à Fantou d’en trouver une.

Chihiro vient se coller contre moi, un peu marquée par l’histoire dont elle a compris l’essentiel. Je l’embrasse sur le front.

— Bonne nuit mes chéries.

— Et nous ? demande Fantou.

— Ben viens.

Fantou et Adelheid viennent chercher leur bisou. Puis Fantou se colle contre Chihiro pour trouver de la chaleur. Adelheid se place à côté de moi et Mala puis nous borde toutes. J’ai déjà trop chaud.

Le vent se calme, les filles s’endorment. Je ressens pour elle une affection de plus en plus grande. Ce serait sans doute prétentieux de me considérer comme leur mère, mais j’espère au moins qu’elles me considèrent comme leur grande sœur, bien plus que leur maîtresse. Car pour moi, elles ne sont pas mes esclaves, juste des enfants perdues que la vie a arraché à leur foyer. Des enfants à qui on a imposé de suivre une grande rouquine qui parcoure le monde. Fantou l’a décidé, certes, mais demeure loin de ses parents. Chihiro est orpheline, mais elle pense à eux chaque jour. Adelheid a son père, mais sa mère et ses sœurs sont restées au village. Reste Mala, la plus jeune et la moins préparée, poussée dans la boue par sa mère. J’espère qu’à ses yeux je complète largement cette absence.

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