28. Transhumance (partie 3)

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Lundi 7 octobre 2013

J’ai passé le dimanche en famille, non sans avoir une pensée pour mes servantes affrontant le froid à dos de reptile. Elles auraient des chevaux, elles auraient au moins la chaleur de la bête.

Etant donné que je me suis réveillée en culotte dimanche matin, je crains de me retrouver à poil sur Anaëlle si je ne m’habille pas avant d’avaler la pilule. Je revêts donc un sweat-shirt et un pantalon avant de m’asseoir sur mon lit. C’est reparti pour un tour.

La vitre de ma chambre se brise toute seule, et une odeur sucrée et chaude pénètre dans la pièce. Des lapins volants planent depuis l’extérieur et s’engouffrent. Le miroir de ma penderie se fèle dans un bruit désagréable. Chaque meuble éclate un à un comme du verre. Les murs se fendillent, se brisent, puis le sol à son tour. Je chute sur mon lit qui se sépare en plusieurs morceaux tranchants. Ne sentant aucun éveil, je hurle.

Je me redresse soudainement sur Anaëlle. Il y a du soleil, le fond de l’air est frais, et ma cape à capuche recouvre mes épaules. Sage précaution de mes courtisanes.

— Halte ! Elle est là ! s’exclame Fantou.

Tout le monde s’arrête. Fantou vient à moi avec mes affaires. Je descends de monture, et chacun détourne le regard, le temps que je troque mes fringues de Terriennes contre une chaude jupe et des bottes à fourrure.

— C’est bon, nous pouvons repartir, souris-je.

Je baisse la capuche et ferme les yeux quelques secondes pour apprécier le fond d’air pur. L’horizon est presque dégagé de nuages. Au loin un couple de Messiens survole la vallée. Ils ont vraiment de la chance de pouvoir voler.

— Je suis trop contente de retrouver mes copines, dis-je. —Mes courtisanes sourient. — La nuit s’est bien passée sans moi ? vous avez pris soin de Mala ?

— Oui, répond la concerné.

— Il faut combien de vote pour une cinquième courtisane ?

— Quatre cent, me répond Jeannine.

— Pauline du Désert, elle avait sept courtisanes. Ça veut dire qu’elle a eu combien de soutien ?

— Et bien, deux courtisanes, ça fait cinquante, la troisième, cent cinquante, la quatrième on ajoute deux cent donc trois cent cinquante. Plus quatre-cent, on arrive à sept cent cinquante soutiens au total. Il faut ajouter huit cent et mille six cent pour les deux dernières.

Je fais le calcul sur mon téléphone.

— Elle a eu trois mille cent cinquante votes anticipés ?

— Ça doit faire à peu près ça.

— La vache !

Les filles pouffent de rire. Je sais que je n’atteindrai pas les sept avant les élections, et de toute manière, je n’en ai aucune envie. Plus elles seront nombreuses, plus j’aurais de risque de perdre la cohésion et l’intimité que nous avons à nous cinq. Les trois courtisanes de Cendre sont là pour fausser le regard des badauds. Il me faut aussi garder les liens complices qui m’unissent à la première d’entre elles. Je guide Anaëlle vers Fantou et lui demande :

— Ça va ?

Son sourire me dit combien elle est heureuse que je lui parle.

— Oui.

— Je te confie une mission. Tu galopes devant, et tu prends une photo du groupe qui avance. Mieux, tu filmes !

Elle empoigne mon téléphone avec entrain, puis galope au-devant du groupe. Elle se retourne sur sa selle puis nous filme. Je lance les bras vers le ciel et tire la langue. Cendre sourit timidement, botte à botte avec Thomas. Lorsque j’arrive à hauteur de Fantou, je reprends mon téléphone et charge la vidéo sur le groupe de mes meilleures amies Terriennes.

Je me penche vers Fantou pour murmurer comme à une confidente :

— Et Cendre et Thomas, ils se sont rapprochés ?

— Je crois qu’ils sont amoureux, mais ils ne se parlent pas beaucoup.

Je lui fais un clin d’œil, puis tire mes rênes vers les deux timides.

— Salut les amoureux ! Comment se passe le voyage ?

Ils rougissent tous deux, et Cendre me confie :

— Long.

— J’espère que Thomas prend soin de toi.

— Mes courtisanes sont déjà à mes soins.

— Parfois, c’est plus agréable quand ça vient d’une personne particulière.

— C’est vrai, reconnaît-elle.

Thomas rougit encore plus, alors je fais accélérer Anaëlle pour rejoindre Sigurd. Jeannine me sourit :

— Vous jouez l’entremetteuse ?

— Si dans mon aventure, je peux semer un peu de bonheur, ce ne serait pas merveilleux ? Pour Cendre, la défaite serait finalement délicieuse.

— Un cœur tendre déguisé en guerrière, image Sigurd.

Que dire, sinon qu’il y a une part culpabilité en moi. Même si avec une logique comptable, je peux affirmer que Cendre n’aurait pas été élue à cause de son caractère effacé, c’est de ma faute si Sten l’a sautée.

— Quel âge a Sten ?

— Il n’est pas très vieux, répond Sigurd. Peut-être soixante ou soixante-dix ans.

— Il a soixante-neuf, précise Jeannine. Et le mariage est prévu pour ses soixante-dix ans.

Soixante-neuf, c’est un bon chiffre, songé-je.

— Voici Perle-sur-Filou, indique Sigurd en pointant du doigt la première maison. Ils ont déjà une aspirante.

Les premières maisons bordent le chemin escarpé, mais très vite les murailles apparaissent. Le Filou n’est plus qu’un torrent à cette altitude. La ville, située sur les hauteurs de la source, est une puissante cité fortifiée qui domine la vallée.

— Qui est leur aspirante ? questionné-je.

— Vivianne Montceaux, répond Jeannine.

Mon cerveau calcule vite fait le souvenir récent de ce nom. C’est celui de la chauve ailée que j’ai croisé à la citadelle des Scribes, puis à Kitanesbourg. Voix douce, ailes blanches, quatre courtisanes, elle est indétrônable.

Perle-sur-Filou est une ville aussi animée que son nom est débile à prononcer. Des banderoles sont suspendues entre les maisons, arborant des fanions carrés de tissus blanc, comme pour célébrer la pureté de leur candidate. Il faut avouer que si j’étais un homme, la calvitie de la prétendante ne me rebuterait pas tant elle est jolie. Il ne servira à rien de l’entacher, mieux vaut en dire du bien pour obtenir leur soutien si Viviane venait à échouer.

Notre horde toute vêtue de noir et de fourrure s’avance au sein des rues pavées. Un Ramien porte haut mon étendard, contrastant avec le blanc immaculé de la cité. La foule n’est composée que des Messiens, chauves et ailés, et ils nous observent, sans liesse ni hostilité.

Un homme aux ailes fauves atterrit devant nous.

— Soyez la bienvenue, Léna Hamestia, pourfendeuse de dragon. Je suis Victor Grandesailes, vidame de Perle-sur-Filou.

— Enchantée.

— Si vous voulez me suivre. Nous vous avons réservé une collation à la maison commune.

— M’attendiez-vous ?

— Nos guetteurs ont une vue perçante. Cela fait deux jours que nous avons aperçu votre groupe. Depuis hier, il ne faisait aucun doute que vous veniez nous rendre visite. Si votre blason a été vite reconnu, aucun de nos guetteurs n’a su vous apercevoir.

— Je sais me faire discrète.

Nous le suivons jusqu’à la place centrale. Une grande bâtisse de pierre circulaire, soutenue par des colonnes est érigée en bordure du vide. Une fois nos pieds à terre, nous accédons à un buffet garni de mets variés et colorés. Des femmes ailées patientent pour nous servir, le front orné de bijoux colorés.

— J’imagine que votre voyage vous a donné grand faim.

— Votre hospitalité est… inattendue.

— Nous avons beaucoup entendu parler de vous par notre aspirante.

Trop fière de ramener ma culture, je demande :

— Vivianne Montceaux ?

— Oui.

— Très très belle fille. Et, elle a une voix si apaisante.

— Elle n’a pas tari d’éloge sur vous non-plus.

— Non ? Pourtant, j’ai dû lui laisser le souvenir d’une aspirante pas comme les autres.

— Précisément. Elle nous a raconté que vous vous êtes ouvertement moquée de la façon dont la plupart des aspirantes flattent les paroles de l’Empereur. Et elle nous a dit que vous aviez su tisser une complicité très remarquée avec lui.

— Infime, très infime. Sten et moi nous sommes connus dans une situation incongrue.

— Vous avez laissé une forte impression à Viviane, dans tous les cas. Elle nous a dit que si elle échouait, valait mieux vous ou Malika que n’importe laquelle des autres aspirantes.

— Ah, Malika. L’Empereur a l’air de l’apprécier et de bien connaître sa famille. Et en effet, c’est une des seules avec Viviane à avoir un peu de dignité. À ne pas confondre avec Valériane, qui s’est dévêtue en public.

— Tout à fait. Dans tous les cas, soyez les bienvenus à Perle-sur-Filou. Je vous ai fait réserver la suite ducale à l’étage, pour vous et vos courtisanes. Vos partisans pourront loger dans les quartiers des domestiques au rez-de-chaussée.

Je croise le regard de Cendre, désolée de la voir descendre d’un étage. Mes courtisanes les premières gagnent le buffet, sans aucune retenu ni bonne manière. Je les laisse faire, et les soldats s’y précipitent à leur tour. Je comprends que Malika soit une de mes premières rivales pour le Duché Cœur-Empire. Son cul rebondit, ses lèvres pulpeuses, son chignon parfait, son maquillage doré, elle contrasterait bien avec Sten.

— Jeannine, dites-moi. Combien de tour y a-t-il aux élections ducales ?

— Pardon ?

— Je veux dire. Les gens votent, on garde les deux meilleures, et ensuite ils revotent pour les deux ?

— Non. Il n’y a qu’un vote.

— Et s’il y a égalité entre les deux premières ?

— Cela n’est jamais arrivé, mais les deux sont élues.

— Ce qui est déjà arrivé par contre, indique Sigurd, c’est qu’une aspirante ait tant de soutien sur son duché, qu’elle soit élue sans vote.

— C’est-à-dire ?

— Et bien que la somme des partisans dépasse la moitié de la somme des habitants du duché.

— Logique. Et à parti de quel âge peut-on voter ?

— Treize ans pour les femmes, quinze ans pour les hommes.

Pour une fois que la parité va dans le bon sens. Des délégations de commerçants commencent à affluer. Et c’est parti pour des heures de bavardages diplomatiques. Par les larges fenêtres qui baignent la grande salle, le ciel domine les montagnes et la vallée verdoyante. Le paysage est absolument magnifique, naturel, à couper le souffle.

Mardi 8 octobre 2013

À peine entrée dans la tente, je me réveille, assise sur mon lit, dans ma robe de Tannerie-sur-Filou.

Je ne me suis pas changée, et je gagne le lycée en tenue de montagne, à fort regret car les fourrures tiennent très chaud. Mes vidéos sont parties. Fantou a filmé discrètement le banquet.

Chell : Sont superbes les gens avec les ailes. C’est dommage que les filles soient chauves, ça fait bizarre.

Léna : Si tu veux monter un cabinet de transplantation capillaire, viens nous rejoindre.

Siloë : MDR

Chell : C’est qui qui filme ?

Léna : Fantou avec mon téléphone.

Chell : Je pensais que les vélociraptors étaient en images de synthèse, mais en fait c’est trop bien fait, on ne voit pas le truc.

Siloë envoie un smiley qui sifflote en regardant au-dessus de lui.

Sur le premier banc à l’entrée du lycée, un garçon et une fille assise sur dossier s’embrassent à bouches grande ouverte, immobiles. Ils ont quinze ans, me renvoient aux souvenirs des garçons avec qui j’ai pu flirter. Mes histoires anciennes me semblent sans valeur, maintenant que j’ai goûté aux lèvres de Sten. Pourtant, à l’instant, je les envie. Ils n’ont pas à faire de longs trajets dans la montagne pour trouver des électeurs. Non, ils peuvent s’embrasser, l’un comme l’autre, sans se soucier de ce qui les entoure. Il est dommage que le cœur de Sten balance entre ses nombreuses prétendantes.

— Léna !

La seule à m’appeler par mon surnom arrive en courant, son sac de cours brinqueballé sur les épaules. Jeans et manteau coupe-vent, maquillage discret, elle paraît très jeune. Elle ressemble plus à une écolière qu’à la jeune femme envoûtante venue du désert. Sa tenue pourrait briser le charme si elle n’avait pas ce visage si doux et ses grands yeux noirs profond. Pauline de la Seconde B me fait la bise. Elle me demande :

— Tu vas bien ?

— Oui. Et toi, tu as pu revoir Sten ?

— Très rapidement, mais il ne m’en veut pas On a passé une petite heure ensemble, je lui ai fait une danse du ventre.

Finalement, elle aura eu son entretien, ma fourberie n’a été qu’énergie gâchée.

— Il a aimé ?

— Il a dit que c’était sympa. Là, je suis repartie pour les Eternels-Brûlants, alors j’essaie de ne pas sécher les cours. Sinon, ma mère va me buter, et déjà que je n’ai pas beaucoup d’argent de poche. Si je veux y retourner…

— Je te comprends. Moi je viens en cours une journée sur deux. Demain matin, je repars tôt, nous arrivons chez un baron, je ne me souviens plus du nom.

— Jolie fourrure, en tout cas.

— Ouais, ça tient même beaucoup trop chaud.

Nous montons vers le lycée, elle se pend à mon bras et dit à voix basse comme une confidence :

— À Kitanesbourg, les gens ne parlaient que de toi.

— C’est vrai ?

— Il y a des aspirantes qui pensent que t’es une sorcière et que tu as ensorcelé l’Empereur.

— Je lui ai juste fait une danse du ventre, dis-je sans préciser ma tenue.

— Toi aussi ?

— Ben je pensais que ce serait à la fois sensuel et pas trop vulgaire.

— Carrément. Genre, on ne peut pas lui faire du twerk.

— Faudrait avoir le cul pour ça, ris-je.

— Je pense que tu vas gagner les élections ducales.

— On se retrouvera face à face, alors ?

— C’est bien possible. La plus jolie gagnera.

Nous nous séparons dans la cage d’escalier, et elle me demande :

— On mange ensemble ce midi ?

— Ça marche.

Je la fuis, mal à l’aise. Elle est esseulée dans ce grand lycée. À force de sécher les cours, elle s’isole des autres, un peu comme moi. Sauf qu’à quinze ans, la solitude doit peser deux fois plus. Quant à la victoire, je ne suis pas sûre que la beauté soit le seul critère qui nous départagera. J’apprécie néanmoins qu’elle pense que je gagne le duché Cœur-Empire, car c’est le reflet de ce qu’elle a ressenti après mon départ.

Arrivé au dernier étage, je regarde par la fenêtre la ville que le lycée domine, un ensemble de cube avec des couleurs fades, sous un ciel maussade. Quel horizon bien terne à côté de celui de Perle-sur-Filou. L’autre monde me manque déjà !

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