29. Méfiances multidirectionnelles (partie 1)

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Mercredi 9 octobre 2013

En tenue de montagnarde, couchée sur mon lit, j’observe le plafond, incapable de me rendormir. Il est six heures du matin, et je sais que nous devons arriver tôt aux Falaises Rouges. Je suis si impatiente de les retrouver qu’il m’est impossible de fermer les yeux. J’avale ma pilule, puis attends. Lorsque mon corps devient brûlant, des lapins bleus se mettent à sauter par-dessus mon lit comme des dauphins. Je les entends retomber dans le champagne. Soudain, un immense lapin obèse essaie d’imiter les autres et me retombe dessus.

Estomaquée, je me réveille sur le dos d’Anaëlle. Mes épaules se redressent dans la fraîcheur. Le sentier étroit que nous suivons est parsemés de restes de neige, et les véloces se suivent en file indienne. Un vent très froid me gèle les mains et le visage, sans pour autant avoir l’air d’incommoder les reptiles.

— Elle est réveillée ! crie Chihiro.

Fantou qui me précède se retourne avec le sourire. Elle me dit :

— Nous arrivons bientôt. Nous avons aperçu la forteresse tout à l’heure.

— Cool !

— Les gens de Perle-sur-Filou nous ont demandé où vous étiez quand nous sommes partis. Nous leur avons dit que vous étiez devant, que vous aimiez bien vous isoler en solitaire quelques heures.

— Vous avez de l’imagination.

Au détour d’un lacet escarpé, nous découvrons l’immense château de pierres grises et rouges, bâti le long du flanc de la montagne. Avec meurtrières et créneaux, il domine un vide impossible à franchir. Les falaises abruptes de roche rouge semblent dégouliner de sang, presque aussi verticales que les murs. Il y a peu de doute que des grimpeurs en aient tenté l’assaut. Le brouillard matinal est si bas, qu’il forme une barrière de nuage blanc qui masque la naissance de la falaise. Le sentier que nous suivons est sans aucun doute le seul accès par la terre à la puissante forteresse. Curieuse que le baron ait une telle demeure pour lui, je récite ce que j’ai appris sur Wikipédia :

— Un baron, c’est bien inférieur à un comte ? questionné-je.

Fantou hausse les épaules. Personne n’ayant entendu ma question elle crie :

— Un baron ! C’est plus ou moins fort qu’un comte ? !

Jeannine répond :

— Les comtes ont une fonction administrative. Les barons sont des héros de guerre qui reçoivent leur titre de l’Empereur, et qui ont le droit à un morceau de terre. Ils n’ont pas de rôle de gestion, mais ils sont souvent très influents.

Sa voix résonne dans la vallée, les véloces deviennent nerveux, alors je ne demande rien de plus.

À vol d’oiseau, le fort n’est pas loin, mais la montagne nous oblige à suivre ses détours autour du vide. Il faut une heure pour atteindre l’immense herse close.

Un Messien en armure grise atterrit derrière elle.

— Salutations étrangers. Pourquoi venez-vous vous perdre jusqu’ici ?

Jeannine répond :

— Nous représentons deux aspirantes impératrices venues quémander du soutien. Cendre des Grisons du comté des Verts-Bois et Léna Hamestia du comté des Collines-Ventées.

Le nom de Cendre a peut-être plus de chance de nous faire entrer. Le garde s’envole en lâchant :

— Veuillez patienter.

— C’est sûr que nous n’allons pas faire demi-tour, soupire Jeannine.

— Le minimum, c’est de nous laisser le gîte pour nous reposer, ajoute un soldat Ramien.

Je sens bien à leurs voix qu’ils sont exténués. Cela fait des jours qu’ils chevauchent dans le froid, ils sont au bout de leurs forces. Falaises Rouges devra nous accueillir quelques jours.

Lorsqu’il revient, le soldat annonce :

— Le baron Cyprien Lagoutte vous souhaite la bienvenue. Il recevra votre délégation dans la grande salle dans quelques instants. Je vais vous conduire aux écuries.

Je me tourne vers Fantou :

— C’est quoi ce nom de boloss ?

Même si elle ne comprend pas l’expression, Fantou pouffe de rire. Nous pénétrons dans la cour du château. À l’intérieur des remparts, une véritable armée d’hommes ailés monte la garde. Au sommet des deux plus hautes tours, des éoliennes tournoient rapidement.

Une écuyère messienne nous aide à desceller nos montures et à les parquer dans des boxes. Une résistance rougeoyante dessine des esses sur le mur du fond. Lorsque chaque véloce et chaque bête de bât est parquée, l’écuyère ailée fait coulisser sur un rail, des crochets au bout desquels pendent de la viande crue et son lot de mouches.

Les véloces s’excitent du fumet immonde qu’elles dégagent, tandis que je préfère fuir les écuries d’un pas digne. Deux femmes viennent d’arriver.

— Si vous voulez nous suivre, nous allons vous guider jusqu’à vos appartements, afin que vous puissiez vous apprêter.

Jeannine et Thomas emboîtent le pas des courtisanes qui portent nos paquetages. Dans les longs couloirs sans fenêtre, des guirlandes d’ampoules nous guident vers nos quartiers. Cendre s’arrête à la première porte avec ses trois servantes, tandis que nous continuons. Voyant Thomas échanger un regard avec mon ancienne rivale, je lui dis :

— Tu peux rester avec Cendre, si tu veux.

— Je ne voudrais pas que vous manquiez mes services.

— Je n’ai pas besoin de toi. Si tel est le cas, une fille viendra te chercher.

— Merci infiniment.

Il fait demi-tour alors que notre guide s’arrête à une autre porte.

— Je passerai vous chercher plus tard, le temps de vous faire apprêter.

Nous entrons dans la pièce. Elle est n’est pas moins exiguë que celle du palais ducal, mais la pierre nue grise et rouge la rend austère. Le bassin de toilette à même la pierre ne peut accueillir qu’une personne, et une simple trappe de bois ferme le siège de pierre pour les besoins. Il fait bon, mais la pierre du mur extérieur reste froide et brillante de condensation.

— Voulez-vous votre robe ?

— Oui. Faisons-nous belle pour Cyprien Lagoutte.

Je retrouve ma robe noire brodée de fil d’or. Je n’enfile pas le plastron, car l’idée première est de séduire le baron. Il n’est pas certain qu’il apprécie les femmes d’armes. J’ajusterai par la suite, en fonction de la conversation.

Assise sur le lit, devant la psyché je noircis un peu plus mes yeux. Mala peigne soigneusement mes cheveux.

— Bon, me voilà parfaite.

— Vous êtes très belle, me confie Adelheid.

— Merci. Comme vous.

— Ben non, nous on n’est pas aussi belle.

— Bien sûr que si. Si ça se trouve, si vous grandissez jusqu’au même-âge que moi, vous serez plus belle encore. Et puis, être belle, c’est… comment dire ? Moi, des gens me trouvent moche.

— Ils sont nuls, réplique Fantou.

— Non, la beauté est multiple. Il y a plein de beautés. Cendre est très belle, mais c’est différent de moi. C’est pour ça que l’Empereur a du mal à choisir. Moi, je me mets à sa place, si je devais organiser une élection de puceaux à épouser, je pense que j’hésiterais aussi.

— Moi je pense que c’est vous qui êtes la plus belle, insiste Fantou.

— Oui, renchérit Chihiro.

— Je vous aime trop ! Câlin !

J’ouvre mes bras pour tenter de les étreindre toutes les trois, tandis que Mala enlace mon cou.

— Au moins, ici, il fait chaud, vous allez pouvoir vous reposer.

On frappe à la porte. Je fais signe à Chihiro d’ouvrir, et la Messienne s’incline :

— Le Baron des Falaises Rouges va vous recevoir.

C’est certain que Falaises Rouges, ça sonne mieux que Lagoutte. Nous sortons dans le couloir au même moment que Cendre et ses trois aspirantes. Mon ancienne rivale porte une robe noire qui épouse son corps et laisse ses épaules nues. Elle a l’aspect d’un drap enroulé autour du corps, léger au niveau des genoux. Une broche arborant mes armoiries la referme au niveau de la clavicule gauche. Je dis à mes servantes :

— Vous voyez, on parlait de beauté, tout à l’heure.

— J’espère ne pas être mieux parée que vous, confie Cendre avec timidité.

— Le baron en jugera.

Nous marchons côte à côte jusqu’à la grande salle. Des serviteurs forment une haie, raides, les ailes repliées comme des capes autour de leurs épaules. Le baron est un homme robuste d’une quarantaine d’année. Ses trois filles se tiennent à côté de lui, les mains croisées devant elles. Je dirai vingt, quinze et dix ans environ. Elles sont vêtues de vêtements rouges et de bijoux dorés. Lui, porte un épais pourpoint noir, ainsi qu’une grande chaîne autour du cou. Ils ont tous les quatre des ailes grises et noires. Quatre gardes en armure se tiennent de part et d’autres de la famille, une main sur le manche de leur épée. J’ai l’impression d’être une jeune bourgeoise en mini-jupe, perdue dans le hall d’immeuble d’un quartier sensible.

— Bonjour, Baron, le salué-je. Léna Hamestia, et voici…

— Soyez la bienvenue, Léna Hamestia. Sachez que je sais quelle fatigue représente un voyage jusqu’ici pour une Humaine frêle comme vous. Ce pourquoi j’accepte que vous restiez deux ou trois jours en ce château. Mais je n’ignore pas la raison de votre venue ici, comme un charognard venu se repaitre de l’échec de ma fille.

— Je ne cache nullement mon intention de vous séduire, baron. Mais loin de moi l’idée de me repaitre de l’échec de votre fille. Je pense que chacune d’elles aurait fait une rivale difficile à concurrencer.

— Dommage que les scribes ne partagent pas vos goûts.

— Les scribes n’ont aucun goût, ils ne font que cocher des critères prédéfinis, sans se soucier de l’ensemble. Un grain de beauté mal placé, et ils vous éliminent la plus belle des candidates. Alors que d’autres moins attrayantes au regard ou à la conversation, remplissent les conditions. Ce n’est pas une sélection juste.

— Belles paroles, mais qui ne changeront rien aux décisions, ni celles des scribes, ni la mienne. Je ne porterai pas allégeance à la future Impératrice, qui qu’elle soit.

— On ne peut que comprendre votre position.

— On m’a dit que vous parliez bien, Léna Hamestia, assez pour convaincre des Montagnards indépendants et indifférents aux histoires de mariages, et assez pour convaincre une de vos rivales d’abandonner. Mieux : de vous suivre.

Mon regard se porte sur Cendre qui balbutie :

— J’ai abandonné par moi-même. Dame Hamestia n’a pas eu à prononcer un mot pour me convaincre. Je l’ai rejointe car elle a la bonté que les autres n’ont pas.

— La bonté est un artifice que les autres ne sont pas assez rusées pour utiliser.

— Dans ce cas, j’ai rejoint la plus rusée, et j’en suis fière. Elle ruse avec ses partisans et ses courtisanes comme aucune autre, même quand c’est inutile. Elle n’hésite pas à prendre la hache pour tuer le dragon, à prendre la faux pour couper le blé d’eau, à prendre les dés pour jouer avec des inconnus dans des tavernes.

— Je ne crois pas au mythe de la pourfendeuse de dragon.

— Je l’ai vu, intervient Thomas en bombant le torse. Un dragon immense. Lorsque nous avons ramené le corps à Ig-le-Grand, il nous fallait deux hommes pour le porter. La tête allait être empaillée. Aujourd’hui, elle doit être accrochée dans la demeure du vidame. Je revois Léna Hamestia, le visage trempé du sang du dragon, sa hache maculée, revenir à Ig victorieuse. Léna se comporte dignement envers tout le monde, sans ruse aucune.

La colère de Thomas tire un rictus amusé à notre hôte. Avant que mon jeune tailleur de s’enflamme, je dis :

— Je n’oublie pas le rang d’où je viens, c’est tout. Vous pouvez y voir de la ruse, c’est votre choix. Nous vous remercions dans tous les cas de votre hospitalité. Nous ne resterons que deux jours, et deux nuits, pour permettre à chacun de récupérer, puis nous quitterons votre château.

— Bien. Trinquons à ce dragon !

Il descend les marches de son estrade, les serviteurs s’agitent. Je murmure à l’oreille de Fantou :

— Si vous pouvez, devenez copine avec la fille de votre âge.

Le baron arrive jusqu’à nous :

— Et ces murmures ne sont points des ruses ?

— C’est un jeu. Chaque jour, j’invente un secret que je confie à une de mes courtisanes et les autres doivent le deviner avant le soir. Si ce secret est deviné, je l’utilise pour inventer une histoire terrifiante avant de nous endormir.

Ses épaules tressautent d’amusement, alors que deux chevaliers restent derrière lui, prêts à sortir une dague. Un peu agacée, je lui demande :

— Avez-vous peur que moi-même ou Cendre des Grisons ne vous assassine ?

— La bonne ruse est celle qu’on ne voit jamais venir. Je suis donc prêt à toute heure.

L’aînée des filles prend la parole :

— Père se méfie toujours de tout le monde, y compris des plus frêles courtisanes. Il n’y a guère une pièce du château ou vous le rencontrez seul.

— Mes partisans me disent que je ne me méfie pas assez de mes rivales. Je devrais prendre exemple.

— Racontez-nous donc cette fameuse chasse au dragon dont tout le monde parle. Quand on vous voit, on veut vous imaginer brandir la hache.

— Vous deviez avoir une bonne étoile, ricane le Baron.

— En effet, la chance y est pour beaucoup. Nous sommes partis très tôt le matin, alors que la brume était encore épaisse et que le soleil ne perçait pas encore l’horizon…

Et me voici lancée à nouveau dans la diction de cette fameuse aventure. Préférant ignorer le sceptique baron parano, j’échange plus de regards et de sourires avec sa fille aînée, pour tisser un fil d’amitié.

À table, le baron se place à l’extrémité, siégeant comme un roi. À sa gauche, ses filles s’assoient par ordre d’âge. À sa droite, je suis directement placée, Cendre, puis Thomas. Cette fois-ci, afin de ne pas monopoliser l’attention, je laisse notre hôte parler de lui. Il fait partie de ces hommes qui vivent dans leur passé militaire, et j’apprends donc qu’il a combattu aux côtés de Sten Varrok. Je me rends compte, que faire baron un tel homme, c’est le condamner à l’ennui. Tandis qu’il ressasse ses aventures militaires, j’observe ses filles. L’aînée cherche souvent mon regard, la cadette est contrite, et la dernière s’ennuie.

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