33. Crédulité fragile (partie 2)

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Vendredi 11 octobre 2013

Victor affiche un air ravi de me voir débarquer dans ma robe d’aspirante.

— Déjà ?

— C’est pour être sûre de tenir le week-end.

Je sors un billet de cinquante.

Victor compte ses pilules puis remplit ma boîte. Je quitte l’infirmerie. Je tombe nez à nez avec le professeur d’économie.

— Mademoiselle Hamel, vous revoilà ?

— Je passais faire des photocopies. Mais normalement, lundi, je reprends les cours, enfin j’espère. Vous savez ce que c’est, la vie, ça change sans arrêt.

— Vous savez que je suis peinée de voir une jeune fille que j’ai connue brillante en terminale, gâcher sa première année ainsi ?

— J’en suis aussi la première navrée, mais il y a des obligations, des priorités. Tenez, aujourd’hui, j’ai un enterrement.

— Mes condoléances. Un grand-parent ?

— Non. Pas du tout de la famille. Mais je connais ses filles, et le protocole m’oblige à être présente.

Il soupire, puis entre dans mon jeu sans y croire :

— Bon courage alors.

— Merci.

Nous nous éloignons l’un de l’autre, et évidemment, Pauline m’interpelle.

— Léna ! !

Je souris malgré-moi et lui fais la bise. Elle s’extasie :

— T’as vu, ma sœur sort avec ton frère, c’est dingue, la vie !

— Et t’es obligée de raconter à ta sœur que je sèche les cours, pour qu’elle le répète à mon frère et qu’il le répète à mes darons ?

— Nan, mais c’est ma sœur, quoi. Je lui raconte tout !

— Et elle te croit ?

— Je l’ai faite venir une fois. Elle était impressionnée que tu aies devinée qu’elle était ma sœur.

— Pourquoi ? Vous vous ressemblez, surtout les yeux.

— En tout cas, elle m’a dit que t’étais carrément plus belle que ce qu’elle croyait. Mais que t’étais moins belle que moi.

Je souris.

— Comment se passe ton retour vers les Eternels-Brûlants ?

— Je n’en sais rien, je n’y suis pas encore retournée. Mais j’ai trop hâte ! Et toi ?

— Aujourd’hui, j’ai un enterrement. Je vais y assister, mais je ne suis pas certaine que ça m’apporte beaucoup de voix.

— Bon courage alors.

— Merci.

Nous nous séparons, donc je hâte le pas vers la maison. Louper les funérailles serait préjudiciable à ma candidature. Comme si mon empressement s’en ressentait, aussitôt la pilule avalée, le sol de ma chambre devient liquide, et je tombe au travers.

Je me réveille dans la chambre, où mes quatre courtisanes attendent avec impatience.

— J’ai manqué quelque chose ?

— Le comte est déjà là.

— D’acc. Comment il s’appelle ? Sa femme c’est la sœur du baron, c’est ça ?

— Oui. C’est le Comte Hubert et la Comtesse Hubert.

— Cool, c’est facile à retenir. Donnez-moi mon armure, ça fera plus sobre.

Une fois mon plastron sur les épaules, nous quittons notre chambre. Un servant passe en courant, je frappe à la porte de Cendre. Elle et Thomas s’inclinent. Au moins nos couleurs sont de circonstance, pas besoin de s’inventer une nouvelle garde-robe. Nous poursuivons notre chemin vers la grande salle. Elle est bondée d’invités tous Messiens, les seuls qui peuvent rallier les Falaises Rouges en une journée à tire d’ailes. Vivianne est déjà parmi eux, toute de noire vêtue. Les bijoux ont été mis de côté en ces heures sombres. Parmi eux, nous nous sentons comme des étrangers.

Je m’approche du cercueil ouvert. Le visage apaisé du baron lui donne un air gentil qui ne lui colle pas. C’est presque quelqu’un d’autre, comme si son masque était tombé pour faire naître des remords. Un frisson me remonte le long du dos. Une femme en larmes s’avance, détourne le regard. Je devine que c’est sa sœur et je dis à Cendre de façon à être entendue :

— Le masque de dureté est tombé. Le véritable homme est là. Quel dommage que nous n’ayons pas pu prendre le temps de mieux nous connaître. On avait tant de sujets en commun.

Cendre, bien que surprise, porte sa main dans mon dos pour me consoler. Alors que je m’éloigne, Mathilde quitte ses invités pour venir à ma rencontre.

— Merci d’être là. J’avais peur que vous n’assistiez pas.

— Je me sens un peu étrangère, parmi-vous.

— Il aurait voulu que vous soyez là.

Elle le dit avec une telle sincérité que je croirais presque son discours d’hier véritable. Le baron m’aurait-il réellement soutenu ? L’ai-je tué pour rien sinon éviter un mariage ?

— C’est bien qu’autant de monde ait pu venir en si peu de temps.

— Il le faut, s’ils veulent lui parler une dernière fois avant que son corps commence à pourrir.

— Certes.

— Venez, je vais vous présenter au Duc.

Nous retournons vers le cercueil et la Messienne en larmes. Son mari, un homme élancé, redresse les épaules et ouvre un peu les ailes à notre approche. Mathilde leur dit :

— Voici Léna Hamestia, pour qui Père avait beaucoup d’estime. Magadeleine et Marianne ont formulé le vœu de la suivre. Les murs du château sont devenus trop oppressant depuis hier.

— Cyprien devait beaucoup vous estimer pour qu’il manifeste son soutien, indique le Duc.

— Il l’a fait en toute retenue, dis-je.

— Père s’est surtout beaucoup confié à nous, explique Mathilde. Il était très réservé avec les gens extérieurs, et il avait mal accepté le renvoi de Magdeleine, de la citadelle des scribes. Toutefois, la rencontre avec Léna Hamestia a été comme une révélation. Il a vu en elle une femme courageuse et séduisante à la fois, l’Impératrice idéale pour son ancien compagnon d’arme. Il a même dit que l’échec de Magdeleine était un coup du destin, pour permettre à Léna Hamestia de venir jusqu’ici.

Le Duc m’observe et dit :

— Vos exploits sont parvenus jusqu’à moi, ainsi que la complicité que vous tissez déjà avec le Seigneur Varrok. Je comprends que Cyprien ait apprécié votre personne.

La Duchesse tamponne ses joues avec son mouchoir noir puis dit :

— Mon frère n’estimait pas beaucoup les Humains, ni les Ramiens non plus avant de rencontrer Sten Varrok. Il a toujours su sentir les qualités des gens et il a toujours été loyal aux valeurs martiales. Puissiez-vous dignement nous représenter.

Elle s’éloigne. Le duc nous dit :

— Avant de partir, j’ai consulté ma femme pour que nous prenions une décision à votre sujet. Nous avons rendu publique l’annonce du décès ainsi que les mots de soutien des filles de Cyprien. Nous avons décidé de les suivre dans leur décision. Nos questeurs récoltent les voix et un scribe est en route. D’ici son arrivée, je pense que vous aurez un grand nombre de votes anticipés.

Je m’incline simplement.

La journée est l’une des pires de ma vie. Les filles se sont éclipsées avec Marianne. Thomas s’est déjà attelé à la confection de la robe de courtisane. Avec Cendre, nous avons fait acte de présence sinistre, jusqu’à ce qu’ils referment le cercueil et y mettent le feu, au milieu de la cour du Château. La comtesse a pleuré avec une telle détresse que ça m’en a glacé le sang. Les filles ont chialé à chaudes larmes. Qu’est-ce qui est pire ? Tuer quelqu’un ou voir la détresse des siens ? Leur chagrin rappelle qu’il était un homme, et qu’aussi austère était-il, il était aimé. Si l’attachement de ses filles était très émoussé, ce n’était pas le cas de sa sœur.

Je me suis éclipsée en soirée, pour réapparaître dans mon monde, avec cette question à propos de mes agresseurs précédents. Avaient-ils une famille à nourrir ? Pour quelles raisons réelles avaient-ils accepté le contrat de me violer ou de me tuer ? Qui s’en préoccupe ? C’était moi ou eux. Le Baron, c’est autre chose. Je l’ai fait pour être élue, et à l’instant, la seule chose qui me permet de garder la tête sur les épaules, c’est de repense au mariage forcée de Mathilde, et surtout à l’humiliation qu’il a fait subir à Magdeleine après l’avoir tabassée avec une chaise.

Mon père pousse la porte de ma chambre.

— Pardon, je pensais que tu n’étais pas rentrée.

— Tu rentres dans ma chambre quand je ne suis pas là ?

— Oui. — Il s’assoit à côté de moi. — Je pousse la porte quand je me lève la nuit, pour voir si tu es rentrée. Je m’assois sur ton lit vide et je me dis que tu as grandi trop vite, que déjà tu quittes nos vies. Je me demande où tu disparais. Je me demande si tu dors dans les bras d’un garçon que tu aimes, ou si tu erres dans les rues. Je me demande si tu nous le présenteras, si c’est le bon. Et puis comme tu ne nous en parle pas, que même sur Facebook tu as disparu, des soirs je me demande si ce n’est pas dans les bras d’une fille que tu t’endors.

— Papa !

— Et là, ce soir en m’asseyant, je me dis qu’aucune de mes interrogations n’a de sens. Ce soir je me demande qu’est-ce que c’est que cette armure que tu portes ?

Je plaque mes mains sur mon plastron, puis soupire.

— C’est une tenue, juste plus originale que les autres.

— Tu fais quoi ? Du théâtre ?

— En quelque sorte.

— Tu sors et tu entres comme une voleuse, même pas par la fenêtre car elle est toujours fermée.

— Ben, j’apprends des techniques de ninja, en même temps.

— Mais pendant ce temps, tu n’apprends pas grand-chose. — Je lève un sourcil. — Ton lycée a appelé.

— Mais ! Je suis majeure !

Mon père pose ses yeux inquiets sur moi.

— Je voulais juste prendre une année sabatique. J’ai…

— Tu ?

— J’ai une double-vie. Et elle me plaît bien.

— Et qu’est-ce qui te plaît dans cette double-vie ? Quoi ? Ta mère et moi sommes prêts à te soutenir dans ton année sabbatique, mais nous aimerions comprendre. Nous avons eu ton âge, nous avons eu également l’envie de tout plaquer. Si nous ne l’avons pas fait, c’est peut-être parce que notre époque était différente. Mais tu es notre fille, tu n’as que dix-huit ans, et nous aimerions savoir que tout va bien, que tu es heureuse et que la voie que tu as prise n’est pas une voie qui mène vers ta destruction.

Putain, il va me faire chialer ! Je souris :

— Tu veux savoir si je suis heureuse ?

— Oui. Ta mère aussi.

— OK. On va dans le salon.

Je passe devant lui et descends les escaliers avec mon téléphone en main. Le temps qu’il aille chercher ma mère, j’ai tout branché à la télévision. Ils s’installent dans le canapé.

— Bien. Avant de commencer, voulez-vous une tisane, un cognac ?

— Ça ira, répond Papa.

— Un cognac, je vous jure, ça vous… Bon bref. Tout d’abord, j’avoue je n’ai pas été très assidue en classe, surtout cette semaine, mais ça a été une semaine de ouf. Enterrement et tout.

— On nous a dit ça, dit mon père.

— Pour répondre à votre question intérieure, je suis heureuse, excessivement heureuse. Je voyage et vous allez voir les photos, il y a des paysages de ouf ! Et en plus je noue des liens avec des gens, des amitiés qui n’ont rien d’artificiel. On vit des instants forts et… Bon bref. Vous voyez bien à ma tête, je kiffe.

— On dirait, en effet. Nous sommes déjà à moitié rassurés.

— Parfait. Maintenant, je voudrais que vous ne posiez aucune question. Parce qu’à chaque fois que je vais y répondre, la réponse vous paraîtra illogique, insensée, impossible, tout ce que vous voulez. Une fois que vous aurai tout expliqué, vous aurez le choix de me foutre dehors, de me laisser continuer. Enfin, vous restez calme et vous ne criez pas. Juste allez-vous coucher, ne me parlez pas et réfléchissez jusqu’à demain matin.

— Là, tu nous rassure moins, indique mon père.

— Ouais, je m’en doute… Mais je ne veux pas vous faire le truc genre on fait un tournage ou tout ça, non…

— Viens-en au fait, c’est tout, soupire ma mère.

— Mais vous me promettez, vous ne parlez pas, et après vous allez vous coucher.

Ils se regardent l’un l’autre, Maman soupire et mon père me fait signe de la main d’enchaîner.

— Tout d’abord, oui Maman, j’ai rencontré un homme. Comme je commence mon histoire, vous n’avez plus le droit de parler. Je l’ai rencontré lors de mon premier voyage, vraiment par hasard et il a un charisme de dingue. Le hic, c’est qu’il est très en vogue et donc qu’il organise un concours pour choisir l’élue de son cœur. — Ma mère soupire. — Interdit de parler et de faire des bruitages. Dès mon second voyage, je me suis donc rendue à la capitale pour m’inscrire.

— T’es montée à Paris ?

— Je vais ignorer cette interruption. Je suis allée à Varrokia, ne me demandez pas dans quel pays c’est. J’ai validé mon premier entretien, et je suis repartie avec une copine qui s’appelle Fantou, voici les photos. C’est ma plus fidèle amie du moment. Nous avons rejoint une école…

Sur ma lancée, je leur raconte tout, m’enfonçant petit à petit dans les détails comme je le fais avec les futurs partisans que je rencontre. Plus mon périple progresse, plus il s’illustre de photos et de vidéos. Petit à petit, ils perdent leur air blasé. Maman conserve ce sourcil soucieux de comprendre ce que ça cache réellement, tandis que Papa est captivé par l’histoire. Seuls deux détails n’entrent pas dans mon histoire, je ne dis pas que je prends des pilules pour voyager, ni que j’ai tué Cyprien Lagoutte.

— … aujourd’hui, a eu lieu l’enterrement du baron et nous allons reprendre la route demain. Voilà, voilà, voilà, voilà. Cela ne dure que quelques mois. Si je suis élue, ben ma vie est toute réussie, et sinon je rattrape mon retard en BTS.

Mon père regarde ma mère puis conclut :

— Bien, nous allons nous coucher, nous en parlerons demain matin.

Maman semble détendue, ils m’embrassent puis montent les escaliers sans un mot. Je débranche mon téléphone sans quoi savoir penser de leur réaction. Que vont-ils imaginer ? Vont-ils se persuader, comme Chell, que je tourne dans une série ? Quel sera leur vote à eux ?

Léna : J’ai tout raconté à mes parents et montré les photos. Pour le moment, ils ne disent rien, mais je flippe.

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