36. Migration difficile (partie 2)

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Jeudi 17 octobre 2013

Je ne suis pas retournée dans l’autre monde de la journée de mercredi, sachant pertinemment qu’aucun village ne se trouve sur le trajet. Je suis allé acheter cinq pilules à Victor, et j’ai suivi les cours sans vraiment y prêter l’oreille. Pour la première fois de ma vie, j’ai songé au pire cancre de mon collège, et j’ai compris sa désinvolture, compris l’esprit avec lequel il venait.

Nous sommes le jeudi matin. Les lapins volent dans ma chambre, et le sol m’engloutit avec les meubles.

Je me réveille et je sens que j’écrase quelqu’un sous mon dos. Il fait presque jour, nous sommes dehors, je suis en petite culotte, les seins libres. Je me relève rapidement, place mon bras en travers de ma poitrine, et aide Fantou à se relever :

— Vous êtes lourde, en vrai.

— T’étais en train de me mettre sur Anaëlle ?

— Oui.

Les hommes détournent les yeux, mes suivantes me cachent avec la cape de fourrure tandis que je remets ma robe mi-saison et mon plastron.

— Vous partez tôt, fais-je remarquer.

Sigurd explique :

— Nous aimerions arriver à Sainte-Sophie assez promptement. Nous sommes à moins de quinze jours de l’élection. Et le retour jusqu’à Kitanesbourg sera long, neuf à dix jours.

— Ah.

Voyager va commencer à me saouler grave. Toutefois, je ne peux qu’apprécier le changement d’air. Nous suivons la route enherbée tracée entre les clairières de la forêt. Plus nous nous enfonçons, plus les arbres sont immenses, et leur canopée forme une bulle tempérée qui s’oppose au vent. Les véloces sont un peu plus nerveux, moins engourdis par le froid, et les filles qui ont sorti la tête de leurs épaules, bavardent beaucoup plus. C’est assez gai, mêmes les soldats parlent.

Je lève les yeux à chaque percée chaude de soleil par les feuillages.

Les heures passent et nous progressons toujours sur des flancs vallonnés. J’observe distraitement le fossé de plusieurs mètres.

Soudain, des brigands cornus surgissent de derrière les arbres, armés d’épées et de haches. Ils n’ont pas le temps de se placer que Sigurd hurle :

— Hardi ! Défendez Léna ! Adelheid, éloigne-la !

Sa fille se rapproche soudainement, empoigne mes rênes et nous éloigne du groupe. Des flèches sifflent dans nos cheveux, une d’elle glisse sur mon épaule d’acier. Paniquée, figée sur Anaëlle, je me laisse guider par la fille de Sigurd. Des bolas entravent nos deux montures qui chutent lourdement. Mes pieds sortent des étriers à temps. Adelheid et moi roulons sur le tapis de feuille mortes, jusqu’en bas du fossé. Fantou hurle :

— Léna !

Elle fait dégringoler Médor à toute vitesse sur le talus. Des bolas happent son buste. Elle tombe de monture, le visage dans les feuilles mortes. Alors que les armes tintent à deux cent mètres de nous, un groupe de six brigands nous encerclent. Adelheid, couteau à la main se place devant moi. La seule femme du groupe relève Fantou, puis ordonne à Adelheid avec un rictus cruel :

— Déshabille ta maîtresse, et enfonce-lui le manche entre les cuisses. Sinon, je tue ta petite camarade.

Aucun d’entre eux n’a d’arme de jet, sinon un archer qui devra lâcher sa dague pour décocher une flèche de son carquois. J’ai le temps d’agir.

— Je peux le faire moi-même.

Je passe ma main à ma ceinture et le majeur dans le crin de de mon yoyo.

— Baisse-toi ! hurlé-je.

Les filles obéissent, tandis que ma fronde s’élance. Elle égorge l’archer et cingle le visage de la femme qui s’est baissée. Fantou se dégage quand ils attaquent. Le couteau d’Adelheid tranche l’artère fémorale du premier. Je fais un pas de côté, l’épée d’un autre heurte violemment mon plastron et me fait tomber. Fantou lui monte sur les épaule, l’égorge, puis saute. Je me relève, et ne pouvant enrouler mon yoyo, le fais tourner autour de moi. Les flèches de mes archères filent depuis la cime des arbres et transpercent les poitrails.

Ils tombent tous. J’arrache le couteau des mains de Fantou et fonce jusqu’à la femme. Je pose mon pied sur sa poitrine.

— Qui t’as recrutée ? Dis-moi qui ou je t’enfonce la lame dans la chatte !

Elle tousse :

— Vivianne Montceaux.

— C’te pute !

Je me penche sur elle, le cœur débordant de rage puis pose la pointe de ma lame sur sa gorge.

— Tu la reverras en enfer.

Ses yeux s’écarquillent de peur et j’enfonce le couteau droit au-dessus des clavicules. Tétanisée par ses suffocations, j’abandonne le manche et marche dignement jusqu’à Anaëlle en enroulant mon yoyo. Je ne veux pas montrer que je tremble, pas montrer que j’ai de la pitié, pas montrer que j’ai envie de vomir. Je détache les pattes de deux véloces entravés ensemble. Tuer le Baron des Falaises Rouges, ça n’était rien. Et si cette femme pouvait sembler plus méprisable que lui, je ne sais pas si j’aurais dû la tuer.

Anaëlle, libérée, cogne sa tête contre la mienne pour me faire un câlin. Je lui tapote l’encolure avec un certain dépit. À quoi ça sert d’avoir des simili-vélociraptors s’ils n’attaquent jamais les hommes ? Jurassic Park m’a vendu du rêve.

Fantou récupère son couteau dans la gorge et l’essuie sur les vêtements de la femme. Sans aucun dégoût, elle commente :

— Ça saigne beaucoup !

Les deux fillettes rient. J’envie leur désinvolture.

— Ça va ? questionné-je.

— Parfaitement, répondent-elles en chœur.

Les rênes dans une main, survolées par les archères, nous remontons le long talus jusqu’à notre équipe. Un barbu est blessé au bras, et une courtisane de Cendre a une flèche en travers de l’épaule. Jeannine vient de déboucher une bouteille d’alcool de sapin et la porte aux lèvres de l’enfant.

— Allez, je sais que c’est fort, mais il faut boire.

— Il faut la retirer tout de suite, déclare Sigurd.

Cendre est en panique, les mains tremblantes, tandis que Thomas maintient l’enfant. Un soldat Ramien retire brutalement la flèche. La fillette hurle toute sa souffrance. Jeannine applique tout de suite les bandages.

— Enroule, enroule.

La gamine termine enveloppée, immobile, inconsciente.

— OK. Quelque chose pour lui tenir le bras, grogne Sigurd. Préparez une civière !

Les barbus s’éloignent avec leur hache pour couper les branches, puis Jeannine donne de l’alcool au soldat blessé. Je reste paralysée malgré-moi, sans voix devant ce spectacle.

Sigurd vient vers moi :

— Tu n’as rien ?

— Non, je suis indemne.

— Le yoyo a touché deux personnes en une fois, lui dit Adelheid avec fascination.

Si Adelheid garde sa jovialité, Fantou est blême d’avoir vu la petite Ramienne se faire enlever la flèche. Sigurd esquisse un sourire à sa fille :

— Maintenant, ce sera Léna, la pourfendeuse de dragons et de malfaisants. — Je croise son regard. — Le combat aura été inégal pour eux, nous nous en sortons avec une seule victime, tandis qu’ils comptent que des morts. Numéro 44 a noté leur nombre, ce qui assoira ta légende.

— C’est Vivianne qui les a envoyés. Elle a des airs d’ange et des ailes blanches, mais c’est le diable. Elle va regretter de ne pas leur avoir demandé de me tuer.

— Ils te voulaient vivante ?

— Elle voulait que je mette le manche de mon couteau entre les cuisses, je n’ai rien compris confie Adelheid.

Sigurd sourit de l’innocence de sa fille et me dit :

— Déshonorer une adversaire pour qu’elle puisse assister à son échec et vivre l’humiliation, c’est plus cruel.

J’abondai :

— Laisser vivre ses ennemis, sans s’en faire des alliés, c’est dangereux… Ça leur laisse l’occasion de se venger, et même de se réunir pour ça.

— Tu parles comme un chef de guerre. Mais pour une impératrice, ça laisse les mains propres. Il est plus dur de vivre avec la conscience d’avoir fait assassiner quelqu’un plutôt que de l’avoir simplement mutilé… une mutilation plus symbolique que visible.

— Ce n’est pas comme ça qu’on pense dans mon monde. Les séquelles sont… enfin en tout cas, moi je pense comme ça.

J’étreins Fantou, dos contre moi, commence à reprendre un peu mes esprits, et observe Mala en larmes dans les bras de Marianne. Je pousse délicatement Fantou pour nous rapprocher d’elles puis je les étreints. Dans un couinement à peine audible, Mala sanglote :

— Je veux retourner chez moi.

Les larmes me montent et je lui murmure :

— Je suis désolée de t’avoir choisie, vraiment désolée.

La civière de branchages et de peau est suspendue entre deux véloces, la petite Ramienne alitée, les yeux mi-clos, le visage blafard. Sigurd pose sa main dans mon dos :

— Il faut y aller.

— Tu prends soin de Mala ? demandé-je à Marianne.

J’embrasse les deux sur le front, prends la main de Fantou puis nous éloigne.

— Ça va, Fantou ?

Elle opine du menton. Je la serre une dernière fois contre moi, embrasse sa joue humide. Elle passe sa main sur mon maquillage.

— Ça coule.

— Ce n’est pas grave, ça donne du style.

Cela ne l’a fait pas sourire. Je dis à Sigurd :

— Merci pour l’armure, elle m’a sauvée deux fois.

— Elle est faite pour ça.

Nous montons en selles, et notre cohorte repart, laissant derrière elle des cadavres, délestés de leurs armes et deniers.

En fin d’après-midi, la fin de la magie me ramène à ma chambre. C’est peut-être égoïste de laisser mes courtisanes seules passer la nuit après une telle mésaventure, mais j’ai besoin de me sentir en sécurité. Je n’oublie pas que je peux perdre la vie dans ce monde. Que se passera-t-il si je meurs transpercée par une flèche. Est-ce que mon cadavre réapparaîtra en emportant avec lui le projectile. Mes parents me retrouveraient gisant dans mon sang sur mon lit ? Ou bien disparaîtrais-je à jamais sans leur laisser connaître mon funeste sort ?

Ces questions tournent dans ma tête, me privant de sommeil et d’appétit.

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