54. Gang de rouquines (partie 2)

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Lundi 19 novembre 2013

Le petit-déjeuner a eu lieu tard. Nous pourrions convenir qu’il s’agit d’un brunch. Malika m’a informée qu’avant notre départ, les onze aspirantes déchues tenaient à partager un instant privilégié. J’ai donc peu mangé, demandé à Malika de préparer le départ. Si Tatiana a réussi, il me faudra l’emmener au château. Guidée par Fantou, tout en me rendant au rendez-vous, je dis à Siloë :

— Un instant privilégié ? Ça sent l’embrouille.

— Ou bien vous allez prendre le thé. J’opterais bien pour un digestif.

— Je me méfie d’elles. Elles ont bien été jusqu’à inventer une rumeur pour destabiliser Kalia. Elles vont peut-être faire croire que lorsque je me suis isolée avec elles pour partager un instant privilégié, j’ai fait des trucs…

— Genre !

— Ouais ! Mais elles peuvent faire croire que je suis lesbienne, je ne sais pas, chercher à me faire tomber !

— Elles en voulaient à Kalia. À toi, pourquoi elles t’en voudraient ? Leur chance est passée.

— Pour salir l’image de chaque potentielle impératrice.

— Si tu es la future impératrice, ce genre de comportement pourrait leur coûter cher.

L’endroit où nous nous rendons est situé de la même manière que les chambres d’aspirantes de Kitanesbourg. Deux courtisanes parées d’un étroit pagne en lamelles de bambous nous attendent à l’une des portes.

— C’est ici, me dit Fantou.

— Je l’aurais deviné.

L’une des courtisanes articule :

— Seule la future Impératrice peut entrer.

— Bon, ben je vais retrouver mes Bachelors, en déduit Siloë.

Les deux fillettes poussent la porte, alors mes pas me séparent de ma meilleure amie. Elle semble peu inquiète, tandis que j’ai l’impression de m’engouffrer vers un piège. Mes courtisanes ont heureusement le droit de m’emboîter le pas.

Nous traversons une chambre et parvenons à un espace de bain circulaire, deux fois plus grand que celui de Kitanesbourg. La pierre est blanche, la voûte ouverte laissant entrer le soleil au zénith.

Les onze aspirantes sont assises sur des marches en hauteur, entourées chacune de leurs courtisanes en tenues d’esclaves. Mes hôtesses portent quelques bijoux et paréos colorés, mais laissent nus un sein ou deux. J’avance jusqu’au bord de l’onde qui scintille sous le soleil. Ça a à la fois des airs de tribunal et des airs de harem. La plus âgée, d’une vingtaine d’année se lève et prend la parole. Sa toge rouge, arrêté à mi-cuisse, laisse passer le soleil, et le passant unique sur une de ses épaules dénude le sein voisin. Nul doute que si Sten s’était trouvé ici, il aurait donné raison à la rumeur.

— Bienvenue devant le conseil des Déchues du Creux-Suspendu, Dame Hamestia.

— C’est un honneur pour moi.

Ma réponse est un pur concentré de politesse, sans réflexion. Elle le souligne aussitôt :

— Pourquoi donc ?

— Vous êtes les plus belles filles du duché.

Satisfaite de la réponse que je lui ai faite sans réfléchir, elle me dit :

— Tatiana est convaincue de voter pour vous, et elle nous demande d’en faire autant. Pour ma part, je ne vous connais pas. Toute la soirée, vous avez surtout conversé avec nos parents, avec une assurance insolente. Mais vous n'êtes à mes yeux qu’une excellente menteuse, avide de pouvoir, capable de toutes les promesses pour arriver à vos fins.

Mes courtisanes ne disent mots, mais bouillonnent. Tatiana baisse les yeux de gêne et caresse sa longue jupe verte. Comprenant que c’est à moi de parler, je réponds :

— Quel accueil acide. Je m’efforce de ne jamais mentir pour ne pas me contredire une seule fois dans mes propos. Donc, sur quoi étayez-vous vos accusations.

— Vous n’êtes pas si proches que vous le dîtes de l’Empereur.

— Il suffit de demander à mes partisans.

— Pourquoi auriez-vous demandé à Tatiana si la rumeur de notre dépucelage état fondée, si vous étiez si intime avec l’Empereur.

— Parce que justement, il sait que la jalousie me met dans une rage folle. Nous n’abordons donc jamais le sujet de ses amantes éphémères.

— Et vous avez donné du crédit à cette rumeur ?

— Bien sûr. Depuis que je le côtoie, je l’ai surpris par deux fois en plein coït avec une aspirante. Je le connais très bien, et je suis surprise que ce ne soit qu’une rumeur tissée par jalousie.

Elles restent silencieuses, presque gênées, je les regarde unes à unes en leur demandant :

— J’étais venue partager un moment privilégié, faire de vous des amies. Si vous préférez que je garde le souvenir d’une méfiance acerbe, c’est à vous de juger.

— Pardonnez Félicia, intervient une fille.

Elle descend des quelques marches pour se placer à ma hauteur. Les épaules droites, sa robe dorée pendue à son collier passent sous ses côtes pour souligner ses seins fermes d’arrogance. Elles sont toutes emprisonnées dans leur rivalité, et leur jeu de frime est à peine dissimulé. Même si je ne suis pas concernée directement par cette parade de mante religieuse, je lui confie dans un sourire :

— Très belle poitrine.

La flatterie émeut son visage, puis elle fait signe à ses courtisanes d’aller chercher une carafe. Elle s’assoit sur une marche dans l’eau, alors je l’imite.

— Nous avions prévu du raisin et de l’alcool de pêche de nos vergers. C’est plus digeste après ce petit-déjeuner.

— C’est plus léger en protocole. Plus besoin de se donner un genre.

— Oui, mettez-vous à votre aise, nous sommes entre nous.

Tatiana vient s’assoir près de moi. Il est temps de montrer que moi aussi je suis bien gaulée. J’ai toujours été fière de mes seins, ce n’est pas pour leur laisser l’impression que les scribes ont fait une erreur. Je fais signe à Chihiro de m’aider à enlever le corset de bois.

— Je n’ai pas une aussi belle poitrine, mais si vous me permettez. Ce corsage est une véritable torture.

Deux aspirantes déchues nous rejoignent, entraînant la venue des unes et des autres. Je lance une discussion bâteau :

— Comment s’est passé votre avant-élection ? Les comtes et comtesses sont sympas ?

Voilà, ma machine de séduction est lancée, les filles parlent de leur parcours. Je félicite chacune sur un détail de leur cheminement, sans jamais parler de moi. Je les mets en valeurs, les unes les autres, trouve des points communs entre elles pour souligner le sang commun. Plus elles se sentent proches les unes des autres, plus elles semblent détendues et locaces. L’alcool de pêche leur monte ensuite à la tête, et quelques flèches acerbes filent ci et là, alors je joue la médiatrice. J’ignore quelle stratégie est la bonne avec elles, mais rien ne sert de me les mettre à dos. Dans leur histoire je discerne l’influence que les plus âgées ont encore sur leur comté. Les plus jeunes ont une voix qui portera moins que leurs parents. Tatiana me fait de la lèche, essaie de bien se placer auprès de moi et de me faire parler de mon parcours. Je réponds avec modestie pour rebondir sur l’histoire de l’une d’elle.

Lorsque les ombres m’indiquent qu’il va être temps de partir, je réalise que mon travail d’unification risque d’être brisé lorsque Tatiana partira pour le château. Vania, celle à l’origine de la rumeur est en train de me faire une tresse, pour me témoigner son intérêt en amitié. Donc, je joue la carte de l’honnêteté.

— Bien, il va être temps pour moi de partir. J’ai fait une promesse à Tatiana dont je me dois vous informer. Je lui ai dit que si vous portiez mes couleurs, je m’arrangerai, pour qu’elle ait un entretien avec l’Empereur. Si je suis élue, c’est une promesse que je peux assurer à chacune d’entre vous.

— Aucune d’entre nous ne portera les couleurs d’une autre. Cela influencerait le choix de notre peuple, indique la plus âgée.

— C’est le but. J’apprécie beaucoup cet instant entre filles, mais nous ne nous sommes pas amies… ou pas encore. C’est un échange de bons procédés, et croyez-moi que je n’ai pas envie de vous voir tourner autour de Sten. Mais, comme vous m’êtes sympathiques, je suis prête à prendre le risque. Le château vous permettrait de revoir l’Empereur, pour celles d’entre vous qui sont réellement amoureuses de lui. Pour les autres, ce serait l’occasion de fréquenter des barons et peut-être des nobles d’empires voisins. Dans tous les cas, Tatiana, même si tu es la seule à venir, je tiendrai ma promesse.

Un sourire fend son visage. Vania, évidemment indique :

— Moi, j’en suis.

Je les regarde toutes, hésitantes, alors que Fantou et Chihiro replacent avec difficulté mon corset. Lorsqu’elles y parviennent, je demande aux rouquines :

— Vous allez briser votre unité ? Votre sororité si forte ?

— Nous devons le respect pour Kalia, insiste l’aînée. Elle est une des nôtres.

— Ce n’est pas une question de lui manquer de respect. C’est une question de qui estimez-vous digne d’être l’impératrice. En tous cas, elle ne vous a pas emmenées au château. Merci pour ce délicieux vin de pêche, je vais en emmener quelques bouteilles au palais. Vous avez jusqu’à mon départ pour vous décider. Ma couleur, c’est le noir.

Je sors les jambes de l’eau, puis je gagne la sortie. J’ai à peine fermé la porte que je les entends débattre. Je suis contente d’avoir jetter le trouble, mais j’ai bien peur qu’aucune ne me suive.

Je rejoins Siloë et Malika dans la cour. Ma meilleure amie interroge :

— Qu’est-ce que j’ai manqué ?

— Le concours du plus beau nichon.

Elle pouffe de rire. Ma conseillère me demande :

— Ça a été fructueux ?

— Fructueux, je ne sais pas. J’ai l’impression que ça a été une perte de temps.

— Rien n’est une perte de temps.

— Du moment que nous ne manquons pas le créneau de notre portail. Malika, peux-tu obtenir des caisses de leur vin de pêche, il est délicieux.

Elle opine. Je rejoins les nobles roux sur l’esplanade pour une dernière tournée de faux-semblants. Cela prend évidemment une bonne demi-heure. Le temps pour sept de leurs filles de nous rejoindre en robes noires. Sept sur onze, c’est plus de la moitié. Je note que ce sont les plus jeunes.

— Pourquoi cette couleur de deuil ? demande la duchesse à Tatiana.

— J’ai décidé de partir avec Léna. Je pense qu’elle mérite plus le trone que Kalia.

— Je ne force à rien, me défends-je. — Les éclats de voix entre parents et enfants montent. — Je vous laisse dix minutes de discussion.

Je m’éclipse alors que mes propres mots ressortent dans les arguments des aspirantes déchues. Dos à mes hôtes, j’affiche un sourire triomphant à Siloë.

Dix minutes plus tard, les sept rouquines et leurs nombreuses courtisanes grandissent notre horde. J’ignore quelle portée leur présence aura sur le vote, mais je suis certaine de voler quelques points à Kalia.

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