57. Stratégies (partie 1)

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Jeudi 22 novembre 2013

Je me réveille complètement nue, étreinte d’un côté par Chell, collée de l’autre par Siloë. Elle a un léger sourire, les deux mains posées sur le ventre, on dirait la Joconde. La tige du narguilé repose sur le tapis à un mètre de nous. J’avais promis de fêter ma victoire, et Chell va devoir se débarrasser de cet encombrant objet interdit pour recevoir l’Empereur. J’ai encore en moi les rêves humides de la peau de Sten contre la mienne. Je me demande à quoi fantasment les autres lorsque leurs visages se déforment de plaisir. Moi, c’est Sten, toujours Sten qui revient.

Je dégage les cheveux de Chell de mon visage et découvre ses yeux qui s’entrouvrent. Elle remonte un peu plus les draps et sourit.

— Quoi ? demandé-je.

— Je me demandais si nous continuerions à être aussi proche une fois que tu seras mariée et du coup, je me suis dit que ça ne déplairait pas à Sten de nous trouver toutes les trois nues.

— Je pense que tu as cerné le personnage.

— Ce n’est pas difficile de cerner un homme. — Je pouffe de rire. — Même en cerner deux à la fois, c’est easy, regarde Siloë.

Chell quitte les draps et appelle ses courtisanes à voix basse.

— Apportez-nous de l’eau fraiche et du savon.

— Il y a un valet à la porte, Dame Léa. Il souhaite voir Dame Léna.

— Ben il attendra que nous soyions habillées.

— Il est temps pour moi de rejoindre mes quartiers, dis-je.

Je me lève à mon tour et ramasse ma jupe et mon bustier. Ils ont l’avantage de cacher mes erraflures. Mes chaussons aux pieds, je traverse la suite, laissant la Joconde poursuivre sa nuit. Mon valet se tient droit face à la porte.

— Matthias !

— Dame Hamestia. Je suis confus de ne pas avoir cru vos gens quand ils m’ont dit vous vous trouviez dans cette aile. Mais en effet, j’ai trouvé votre garde… à cette porte.

— J’ai passé la soirée avec mes sœurs. Que puis-je faire pour vous ?

— L’Empereur va passer quelques heures en compagnie de chacune d’entre vous. Il va déjeuner avec Dame Kalia du Creux-Suspendu. Ensuite, il voudra passer la deuxième partie avec vous et dîner.

— Bien. Où ça ?

— Chez vous. Vous devez l’accueillir et lui faire servir un délicieux dîner. Durant cette entrevue, tout comme cela pourra l’être une fois époux, seule la présence de vos courtisanes est tolérée. Veillez à ce qu’elles ne soient en rien menaçantes afin que l’Empereur puisse être parfaitement détendu.

— Je connais la chanson. Je vais avertir ma cuisinière.

— Bien. Je peux lui confirmer que vous l’accueillerez.

— Dîtes-lui que ce sera moins mièvre qu’avec Kalia.

— B… Bien. Je transmettrai le message.

Je prends la direction du couloir avec satisfaction, suivie par ma sentinelle en armure. Enfin ! Je vais revoir Sten ! Il me faut un bain, du parfum, du maquillage, une tenue sexy !

C’est plutôt bon signe que Sten préfère finir sa soirée avec moi. Chell m’a envoyé par téléphone qu’elle déjeunerait avec lui demain. Donc la prochaine soirée est pour Gaëlle sinon Pauline. Je parie pour la deuxième, car c’est à mes yeux ma plus redoutable concurrente.

J’ai enfilé le saroual léger et le cache-poitrine doré que je portais pour les Eternels Brûlants. L’échancrure laisse donc les griffures de dragons apparentes. Mes cheveux ont été coiffés avec soin et mon front est orné d’un diadème d’or. Fantou m’a maquillée avec attention. Mes courtisanes portent des bijoux aux chevilles, et poignets. Depuis les chaînettes autour du cou et des hanches, elles ont fait passer trois bandes de tissu blanc qui se croisent dans le dos. Elles cachent ainsi leur torse et leur entrecuisse. Et elles se sont amusées avec le Rimmel.

On frappe enfin à la porte. Adelheid ouvre et Sten entre, majestueux, dans son beau costme de prince noir.

— Fichtre ! Je ne vous ai encore jamais vue parée d’or.

— Une femme se doit d’avoir des tenues pour toutes les situations.

Adelheid referme la porte. Cette fois-ci, c’est entre lui et moi. Plus de duc, de duchesse ni autre parasite entre nous. Je n’hésite pas à lui dire :

— C’était inespéré d’avoir un autre tête-à-tête avec vous, un peu moins improvisé et moins torride que ce bain dans le Duché Noir.

— En gardez-vous un mauvais souvenir ?

— Non. Je sais au moins que vous me plairez dans votre intégralité.

— C’est partagé. Vous me plaisez déjà dans votre intégralité.

— Vous dites ça à nous cinq ?

— Vous me plaisez toutes dans votre intégralité, dans vos différences. Choisir une épouse n’est pas chose facile quand on a pareil choix.

— Vous devriez peut-êre suivre votre cœur.

— Mon cœur me dit de toutes vous prendre pour épouses.

— J’ai dit votre cœur, pas votre bite.

Il a un sourire d’être désarçonné par la vulgarité. Il rebondit néanmoins avec aisance :

— Mon cœur aussi vous aime toutes. Je tombe en amour à la moindre beauté doublée de gentillesse.

— Peut-être n’avez-vous pas pris assez le temps de nous connaître pour tomber amoureux.

— C’est le but de cette visite.

— Voulez-vous boire quelque chose ?

— Volontiers.

Je m’éloigne vers le bar, pour qu’il puisse admirer le haut de mes fesses dépassant de mon saroual. Alors que je remplis les verres du vin de pêche ramené des Hauts-Ligneux, il se moque :

— Vos courtisanes brisent-elles les verres ?

— Non. Mais j’avais envie de sentir vos yeux sur ma croupe.

Pris en flagrant délit, il ne dit rien, s’approche du damier et demande :

— Vous jouez avec vos courtisanes ?

— Oui, sinon avec Siloë. J’aime assez, ça me détend. Voulez-vous faire une partie ?

— La stratégie est un sport que je pratique depuis tout petit, je pense que notre différence d’expérience vous rendra le jeu amer.

Je reviens avec les verres en chaloupant sensuellement des hanchs et lui tend sa boisson.

— Installez-vous. J’aime apprendre.

Il s’assoit et commente mes marques.

— Les écailles de ce dragon ont laissé de sacrées marques.

— Elles s’estompent. Il y aura bientôt plus rien, rassurez-vous.

— J’ai mille regrets de ne pas pouvoir remonter le temps pour vous voir de mes propres yeux tuer ce dragon en plein ciel. Racontez-moi donc.

Je m’assois en tailleur et élude :

— Pratiquez-vous le souffler n’est pas jouer ?

— Pardon ?

— Oubliez. Je vous propose une règle pour la partie. Plutôt que de vous parler de moi, j’aimerais en apprendre sur vous. Chaque fois que je mange un de vos pions, vous me racontez quelque chose sur vous. C’est moi qui pose la question.

Sten aime les défis, ça se voit à l’éclat de son regard. Mes courtisanes en retrait ont également les yeux qui pétillent devant cette tension bonne-enfant. Il me demande :

— Bien. Et quand c’est moi qui mange un de vos pions ?

— À vous de voir. Une question ? Une action ? Je suis prête à tout… tout ce qui ne peut me disqualifier. Je vous laisserai choisir.

— Parfait.

— Comme je pense que vous aurez du mal à retenir vos ardeurs, n’espérez pas m’effeuiller à moins de faire une dame.

— Sage règle.

— Vous commencez, vous êtes les blancs.

La partie démarre assez tranquillement, mais ses yeux sont plus souvent posés sur mon cache-poitrine que sur le plateau. Je l’amène assez facilement vers mon jeu et l’oblige à me prendre un pion. Très fier, il déclare :

— Bien à moi de vous poser une question. Pourquoi cette passion pour le meurtre de dragons ?

— Et bien, ce n’est pas une passion. La première fois, c’était pour obtenir le vote des gens d’Ig-le-Grand. Avant-hier, c’était une opportunité, pour obtenir l’adhésion des Dentelles-de-Roche. Tous ces risques, je ne les prends que pour me rapprocher de vous.

Il opine du menton. Je lui offre mon plus beau sourire et lui mange les trois pions qu’il a laissé libre. Il reste muet, alors je lui dis :

— J’ai le droit à trois questions. Je vous demanderai bien ce que vous trouvez d’admirable chez mes concurrentes, mais je risquerai de fausser ma personnalité pour vous plaire. Racontez-moi la première fois où vous avez tué quelqu’un.

— Et bien, j’avais dix ans. Mon père me faisait former par les meilleurs maîtres d’armes de l’Empire. Il voulait que je sois un seigneur de guerre plus grand et fort que lui, plus impitoyable. Mais un jour, un de mes maîtres m’a dit que je ne faisais que me battre dans l’enceinte d’un château, qu’il me faudrait me confronter un jour à la réalité et savoir ce que c’était qu’affronter la mort. Je n’ai rien dit à personne, je me suis enfui, et je suis allé participer à des combats d’enfants dans les quartiers pauvres. Mon agilité et mon expérience m’ont permis de rester vivant, mais je n’étais guère préparé à la violence et à l’agressivité de mon adversaire. J’ai eu si peur de lui que lorsque j’ai réussi à le maîtriser, j’ai préféré le tuer. Je l’ai frappé avec mes bois, je suis passé derrière-lui et je l’ai étranglé plusieurs minutes encore après qu’il ait arrêté de respirer. Je ne voulais pas vraiment le tuer, je voulais m’assurer de ne pas mourir. Mais c’est ce jour là que j’ai pris conscience de ce qu’était réellement tuer. Et j’ai pris goût à développer des stratégies, m’assurer la victoire avec des petits détails vicieux comme affûter mes bois.

— Et vous avez déjà tué un dragon ?

— Non. Je n’en ai pas eu le besoin ni l’envie. C’est votre deuxième question.

— D’accord. Dans ce cas, voici ma troisième question. Racontez-moi la première fois que vous avez embrassé une fille. — Il rougit un peu et semble réfléchir. — N’inventez pas.

— Non, mais j’hésite à vous raconter le baiser du vainqueur que j’ai obtenu à dix ans ou celui que vous voulez entendre.

— Soyez un gentilhomme.

— J’avais quatorze ans. C’était la fille d’un empereur voisin. Elle était très belle, de longs cheveux noirs, des yeux bridés. Elle avait mon âge, mais elle n’avait pas de formes sulfureuses et… Mon cœur battait comme un tambour à chaque fois que je la voyais. Gracieuse, fluette, gentille. Notre premier baiser s’est fait en cachette dans la salle d’armes de gardes. C’était tellement délicieux… Et depuis, il y en a eu plus de cent autres. À moi de jouer ?

Je lui fais signe.

Notre partie de dame se déroule lentement, car il se prête au jeu des questions et me retourne les siennes. Ainsi, je lui raconte mon premier baiser et il me confie sa première fois, avec cette fille d’empereur, seulement quelques jours après leur premier baiser. Malgré ses soixante-neuf ans, comme tout à chacun, c’est l’enfance et l’adolescence qui le fait se révéler. Les premières fois sont des évènements sacrés de nos vies, des points clefs qui nous forgent. C’est un homme qui, avec l’adolescence et les privilèges de son rang, a su apprécier la diversité des conquètes. Il fait semblant de s’être endurci contre l’amour alors qu’en réalité, il le recherche toujours. Malgré-lui il cherchera toujours à retrouver ces amours qui l’ont ému. Celle qu’il cherche sera toujours cette fluette gamine aux cheveux lisse qui lui a accordé son premier baiser. C’est aussi pour ça que la jeunesse de Pauline ou Kalia ne l’arrête pas ; elles évoquent cette époque. Et à quelques détails près, Pauline ressemble beaucoup à ce premier amour. De la beauté brune à la pointe d’audace. J’aurais presque envie de laisser Pauline gagner pour que Sten retrouve cet amour de jeunesse, un amour marié de force à un autre homme. Quand j’apprends cela, je lui demande ce qu’elle est devenue. Elle s’est donnée la mort et l’homme, lui est décédé violemment des mains d’un futur Empereur. Une tragédie à la Roméo et Juliette qui ne peut s’effacer, et qui explique la dureté apparente de son cœur. Forcée de me prêter au jeu, je lui avoue le meurtre du Baron Rouge et mon mode opératoire. Mais ça plaît beaucoup à Sten, malgré ma jeunesse, mes récentes mésaventures font ressembler nos vies. Il revient sur son bref mariage avec Bérénices des Nuages, assassinée par une courtisane, mais n’évoque pas la mort de ses parents. Pourtant, j’aimerais savoir ce qu’il pense du fait que son père ait tué sa mère, juste pour un coup de langue d’une courtisane entre les cuisses. J’aimerais aussi savoir qui a assassiné son père. Sa belle-mère adolescente ou bien lui-même pour venger sa mère ? Il en aurait été capable. Etant donné que je tais mes interrogations, il finit par me demander qui j’élirais si j’étais déchue. Sans hésiter, je lui réponds Pauline.

L’après-midi est déjà bien avancée, mon estomac me grogne qu’il a faim, que c’est l’heure de dîner. J’avance mon pion et Sten réalise que je vais faire une dame. Il serre les dents, joue de son côté. Sans m’exclamer, j’annonce :

— Dame !

Il empile les deux pions pour moi. En quelques secondes la fin de partie est pliée. Mauvais, il dit :

— Ce jeu de questions et de réponses m’a déconcentré. C’est bien la première fois que je perds.

— Non, c’est parce que les autres perdent volontairement pour vous flatter. En plus, je ne suis pas une grande joueuse. Je vais en reprendre un, profitez-en pour mater mon cul.

Je lui fais un clin d’œil et vais chercher la bouteille de vin de pêche. Il me dévisage, à la fois pensif et concentré, sans un mot. Je remplis son verre et le mien.

— Quoi ? J’ai raison, non ?

— J’ai douté à une époque. Mais avec le temps, j’ai fini par croire que j’étais réellement bon à ce jeu.

— J’espère que je ne vous ai pas faché.

— Non. Au contraire, se remettre en question est la meilleure façon d’avancer.

— Ce n’est pas avec une Kalia soumise que vous pourrez vous faire remettre en question.

Je m’assois à côté de lui et je lis son trouble. Fini le face à face, je veux changer notre rapport. J’aime trop l’homme que je découvre pour garder une telle distance. Décontenancé par mon regard insistant, il demande :

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Provoquer un coup de foudre, ça peut annuler les élections, non ?

Il échappe un sourire amusé, et je pose mes lèvres sur les siennes. Sten est tout autre qu’un Geoffroy effarouché. Sa bouche accueille ma langue, et lorsque je sens son souffle prendre en profondeur, je prends peur que les choses dérapent. Nos mentons se séparent, et mes yeux se tournent vers les filles :

— Faites venir le dîner s’il est chaud. Et mettez de la musique.

Sten m’observe avec une telle intensité que je pourrais ressentir son cœur battre. Je hausse les sourcils et lui dis :

— Vivement que nous soyions mariés.

Je passe son bras par-dessus mes épaules et me blottis contre lui. Une fille met en marche la playlist sur mon téléphone.

— D’où vient cet orchestre ?

— Magie rose. Droit exclusif des sœurs Hamestia. Si nous nous marions, je te montrerai.

Il ne relève pas mon tutoiement maladroit. Les filles reviennent rapidement avec les plats, puis elles allument des bougies pour éteindre le chandelier principal. Je m’assois à nouveau face à Sten et nous approfondissons notre connaissance l’un de l’autre.

Le vin coule raisonnablement, assez pour nous décoincer. Il me confie que si ce n’est pas la première fois qu’il se confie à une femme, c’est la première fois qu’on s’intéresse tant à lui dans la course au trône. Je suis la seule à être allée au cœur de son passé, à m’être intéressée à qui il est.

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