Au delà de la falaise creuse (4/5)

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Parvenue à la rive, elle se déchaussa. Puis, plaçant devant elle le fer du grand outil, elle se mit à patauger dans la striure qu’il déposait dans la vase à mesure qu’elle avançait. Bientôt, le sol et les flaques se mirent à frémir : les soles, dérangées par le contact des dents de fer, s’éloignaient à grand renfort d’éclaboussures, et les bivalves s’enfonçaient plus profondément en expulsant de vifs jets d’eau et de sable.

Un poisson gras aux yeux globuleux rampa à son tour hors de la vase pour échapper au passage de Blême : une de ces vives dont l’épine dorsale mettait au supplice celles qui avaient le malheur de marcher dessus. La vaste étendue plane en était infestée, si bien qu’il fallait la ratisser laborieusement pour y progresser sans risque. Mais ce n’était pas là ce qui alourdissait son coeur.

Au loin, l’îlot s’offrait enfin à sa vue. C’était un amas de pierres livides, couvertes d’un manteau de varech fané et de quelques bosquets épars. Tout en haut trônait une masure qui portait la marque évidente de son occupant. Sa cheminée ondoyait. L’arrête de ses murs se tordait vers la droite à mesure qu’elle s’étirait hors de la roche. Même ses fenêtres et ses briques s’imbriquaient en biais, comme si le tout avait eu un grand tourbillon pour architecte.

Une bouffée de tétanie dans sa poitrine : le sifflement qu’elle entendait était-il vraiment celui du vent contre la maçonnerie biscornue ? Plus elle avançait, plus elle tendait l’oreille pour s’en assurer. Ses yeux ne purent bientôt plus quitter la vase détrempée. N’y avait-il pas, ici, un ondoiement épais qui évoluait vers elle ? Et là, émergeant de la vase, un œil sans paupière l’observant avec appétit ?

Il y avait pire, bien pire que le venin des vives. Pire que la marée qui remontait à toute vitesse pour noyer les imprudentes. Blême voulut se calmer, pester d’avoir ainsi laissé enfler le cours de ses pensées, mais ne trouva pas le courage de le faire. Son souffle était court. Le sol avalait ses pieds jusqu’aux chevilles pour la retenir. Elle avait beau se rapprocher, l’ermitage ne lui avait jamais semblé si lointain. La griffure de son râteau était lente, si lente…

Bientôt, elle entendrait de derrière la succion de la fange de laquelle on s’arrache. Le bruit gluant d’un corps glissant sur le sable. La murène serait là, telle qu’elle l’avait toujours cauchemardé. L’on ne pourrait dire jusqu’où son interminable corps s’étendrait, mais son museau, dépassant d’une coudée le poitrail haletant de Blême, laisserait deviner ses impensables proportions.

La jeune fille tituberait piteusement en arrière, sans parvenir à creuser l’écart entre elle et la créature plongeant à ses trousses. Elle verrait sa bouche s’ouvrir comme en un sourire béat, ses narines frémir en anticipant le parfum de ses boyaux…

Dans la précipitation elle lèverait son râteau, piquant la bête dans l’espoir d’arrêter sa charge, et sa force grossière la jetterait à terre comme une poupée de chiffon. Il y aurait alors la douleur vive du sel et du sable s’infiltrant dans ses écorchures, la demi-torpeur du choc qui ne voilerait rien de l’horreur venant sur elle. Elle entendrait le feulement furieux du monstre égratigné, des griffures sur sa face verrait perler un sang épais comme la sève d’un prunier. Et son œil serait d’un jaune malade. Et son haleine empesterait comme la grande marée.

Alors que s’écouleraient ses derniers instants, les seuls adieux qu’elle aurait du monde seraient l’odieux déchirements d’une double mâchoire creusant son bas-ventre, puis la tirant toute entière dans les ténèbres d’un ignoble gosier…

Blême hoqueta doucement, son coeur battait à tout rompre : elle s’était si profondément égarée dans son imagination qu’il lui semblait avoir senti la morsure rêvée dans sa chair. L’îlot s’était indéniablement rapproché durant sa cauchemarderie ; à présent qu’elle en distinguait plus de détails, il ne lui semblait plus aussi menaçant. Peut-être était-ce le fait des oiseaux s’y ébattant sans crainte, ou celui du lichen et de la criste qui égayaient subtilement l’étrange bâtisse…

Soudain, elle entendit de derrière la succion de la fange de laquelle on s’arrache. Le bruit gluant d’un corps glissant sur le sable… La jeune fille fit volte face. Du sol émergeait un museau immense dont la surface brune et granuleuse rendait les contours indiscernables de la vase où il baignait. La chose se hissa vers elle, un appétit aveugle suintant de toute sa masse dégoulinante. Chacun de ses crocs était de travers, noir et mat. Ses orbites, creux. Sa forme bosselée, comme façonnée à la hâte. De part et d’autre de sa tête s’étendait un sourire triomphal, trop chargé de desseins pour appartenir à un simple animal.

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