Chapitre 6

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La soirée se poursuivit sans que le sujet ne soit de nouveau abordé. Runa les quitta en informant la fratrie qu’elle les recontacterait, le temps de s’organiser avec les services mentionnés plus tôt.

Dix-huit était restée lovée dans la chaleur crépitante près du poêle à bois. Elle fixait, distraite, une petite flamme dansante qui dévorait une bûche noire de suie. Autour d’elle, les voix se mêlaient en arrière-plan, étouffées, comme un écho lointain d’un monde auquel elle n’appartenait pas tout à fait. Elle aurait pu écouter. Elle choisit de ne pas le faire.

Somnolente, elle flottait entre deux mondes, quelque part entre veille et sommeil. Hypnotisée par la lumière vacillante, elle ne sentit pas vraiment le moment où ses paupières se fermèrent, ni celui où la chaleur douce l’emporta.

Le lendemain, nul ne força Dix-huit à parler, ni à faire quoi que ce soit.

Elle s’était réveillée tard, bercée par le craquement du bois dans le poêle et l’odeur rassurante d’une infusion oubliée sur la table basse. L’un des deux avait eu la délicatesse de la couvrir, sans l’obliger à aller se coucher. Elle avait donc passé la nuit dans le fauteuil confortable du salon.

Il régnait un calme presque irréel au chalet, un silence qui donnait l’impression d’être hors du temps. Elle comprit qu’elle était seule. S’approchant de la fenêtre, elle chercha des yeux l’affreux pick-up. Il avait disparu. Elle baissa le regard sur un mot posé là à son attention, griffonné d’une écriture simple qu’elle se surpris à savoir lire : Tu peux utiliser la salle de bains les serviettes sont dans le placard. Prends ton temps.

Elle leva les yeux vers la salle de bains. L’idée lui parut… amusante ?

La pièce était vaste, presque intimidante. La baignoire, protégée d’une demie porte vitrée, se trouvait au fond. Les murs, à demi carrelés et lambrissés, dégageaient une chaleur inattendue, et la vasque surmontée d’un grand miroir donnait une impression de profondeur à l’endroit. L’eau, tiède, avait mis du temps à la convaincre de son inoffensivité. Elle finit pourtant par comprendre comment régler la température seule. Le personnel de la clinique lui avait montré mais elle était encore trop ailleurs pour se souvenir de tout.

Elle fit un carnage parmi les flacons de savon, les reniflant un à un à la recherche d’une odeur supportable. Elle en choisit un au lilas, doux et presque sucré. Elle sourit en voyant la buée s’accrocher à la vitre… puis grimaça en découvrant la flaque d’eau qu’elle avait laissée au sol. Romy n’allait sûrement pas apprécier.

Plus tard, Yato éclata d'un rire clair en découvrant le carnage. Dix-huit avait essayé d’éponger avec toutes les serviettes disponibles, créant un désordre comique. Romy, d’abord interloquée, finit par rire elle aussi — un peu moins, toutefois, lorsqu’elle comprit qu’il faudrait racheter du gel douche. Leur invitée avait manifestement compris comment faire de la mousse… Beaucoup de mousse. Le moment fut léger, chargé de rires et de bonne humeur, même si la rouquine semblait légèrement dépassée et que les joues de porcelaine de Dix-huit avaient rougies sous l’effet de la gêne.

Dans l’après-midi, Romy lui montra comment se servir dans le réfrigérateur, comment faire fonctionner le micro-ondes si elle voulait réchauffer quelque chose. Elle expliqua aussi le four, mais Yato intervint :

— Pas celui-là. Pas sans l’un de nous, en tout cas.

Dix-huit n’osait pas encore tout toucher, mais elle apprenait vite — avec l’attention fébrile de quelqu’un qui n’a jamais eu le droit de choisir.

Yato restait à distance, mais jamais bien loin. Il répondait à ses regards silencieux, traduisant le monde domestique en gestes simples : le tiroir des couverts, le placard à tasses, le bouton de la bouilloire. Il lui laissait l’espace d’essayer, sans pression.

La maison, d’abord étrangère, devenait un peu moins hostile. Dix-huit s’attachait aux détails : la pendule qui faisait un tic plus aigu toutes les deux minutes, la petite plante tordue sur le rebord de l’évier, les rayures irrégulières sur le tapis du salon.

Elle n’avait pas prononcé un mot depuis sa crise de la veille, mais ses gestes parlaient pour elle. Elle prit soin de ranger le salon, d'apporter un verre d'eau à Romy... Sans qu'on le lui ait demandé.

Personne ne pressa le temps.

Levée aux aurores le lendemain, la petite hybride se mit en tête de préparer le petit-déjeuner. Ils seront heureux s’ils n’ont rien à faire, se dit-elle.

C’est alors qu’une simple omelette transforma la cuisine en véritable zone de guerre : de l’œuf sur le plan de travail, quelques coquilles dans la préparation, et de la vaisselle éparpillée un peu partout !

Dix-huit avait retiré les coquilles une à une avant de cuire le tout à la poêle. Ce ne fut pas une franche réussite, mais ses hôtes semblaient ravis — probablement pas du résultat en lui-même, mais en tout cas de l’initiative.

— Tu as tout fait seule ? demanda Romy qui était descendue plus tard.

— Oui. Mais...

— C'est parfait. Romy n'en fait pas de meilleur, menti Yato bien qu'il ait avalé toute sa part.

Romy eut un petit rire puis, constatant les dégats dans sa cuisine, elle invita Dix-huit à l’accompagner en ville pour quelques coures, celle-ci accepta sans se poser de questions.

Dix-huit appréhenda un peu le trajet en pick-up, et ils découvrirent qu’elle supportait mal les transports. Ils roulèrent donc toutes fenêtres ouvertes pour rendre le voyage plus supportable.

— Au moins tu n’as pas vomi, plaisanta Yato, alors que Dix-huit se trouvait à quelques pas de lui sur le parking.

— Ne parle pas de malheur, Yato, on a encore le retour à faire, le sermonna Romy sur un ton léger.

— Désolée… je pose problème.

— Non non, ne t’en fais pas. On prendra un sac, au cas où, pour le retour.

Et puis de toute façon, il y a déjà son sang sur la banquette arrière… pensa la rouquine en se frottant la tempe.

Dix-huit sourit, mais elle lisait en Romy aussi clairement que dans un livre ouvert.

Le trio entreprit de faire les courses. Ils se séparèrent parfois pour être plus efficaces, toujours en veillant à ce que Dix-huit ne reste pas seule. Celle-ci découvrait le petit village avec un mélange d’émerveillement et de nostalgie — une petite voix en elle murmurait qu’elle connaissait peut-être déjà cet endroit, les bâtiments et quelques rues lui semblaient familières.

La matinée se déroula dans une atmosphère légère, jusqu’à ce qu’à un croisement.

Dix-huit s’arrêta net, Yato qui marchait juste derrière, la percuta doucement, manquant de faire tomber le sac de légumes qu’il portait.

— Tout va bien ? demanda-t-il.

Il ne le vit pas, mais les pupilles de la jeune femme s’étaient réduites à deux traits fins. Elle humait l’air comme un animal. Même si elle restait discrète, quiconque l’aurait vue de face aurait trouvé cela étrange.

Elle venait de percevoir une odeur familière… quelque chose qui avait déclenché en elle le tintement léger d’un carillon, suspendu à sa mémoire. Elle inspira un peu plus profondément, puis tourna la tête vers une boulangerie un peu plus loin.

Oubliant jusqu’à la présence de Yato, elle s’avança vers la vitrine et y posa les deux mains.

Le brun l’avait suivie, conservant une distance respectueuse, ne souhaitant pas interférer si sa mémoire décidait de se réveiller.

Il l’observait. Elle portait un manteau noir en velours, bien trop long pour elle — il appartenait à sa sœur. Le tissu masquait presque les bottes qu'ils avaient longuement négocié pour qu’elle accepte de les garder aux pieds. Son nez était légèrement rosé par le froid, quelques mèches de cheveux s’échappaient de sa capuche, et ses yeux, tourmentés autant qu’émerveillés, fixaient la vitrine.

— On peut entrer, si tu veux.

Elle se tourna vers lui, sans décoller ses mains de la vitre.

— Vraiment ?

Ses yeux le fascinèrent autant qu’ils l’étonnèrent, le plongeant dans une forme de surprise, voire de légère inquiétude. Il eut du mal à répondre à sa question, son regard captif des pupilles étranges de la jeune femme. Son pouls s’accéléra.

— Yato ? l’interrogea Dix-huit, inconsciente du trouble qu’elle pouvait lui causer.

— Tes yeux, ils…

— Mes yeux ? Elle retira les mains de la vitre et frotta ses yeux. Ses pupilles redevenues rondes, elle le regarda, une pointe d’inquiétude dans la voix. J’ai quelque chose ?

Il n’en revenait pas. Il était certain de ce qu’il avait vu, mais l’innocence et l’inquiétude de Dix-huit le ramenèrent malgré lui à son rôle de grand frère.

— Non non, tout va bien. Je ne voulais pas t’inquiéter. Entrons…

Il allait la laisser passer devant, mais au dernier moment, il la stoppa.

— Ne retire pas ta capuche, d’accord ?

— Ma capuche ?

Elle leva les mains pour bien enfoncer sa tête dans celle-ci.

— D’accord, dit-elle en souriant.

Yato hésita un instant, le sentiment que Dix-huit était peut-être bien plus qu'une jeune fille amnésique lui trottant dans la tête depuis son grognoment quelques jours avant... Elle semait en lui un trouble qu'il n'arrivait pas à éclaircir et craignait d'en parler à sa soeur ou encore à Runa, pensant que celles-ci pourraient le prendre pour un fou...

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