Chapitre 7
Il poussa la porte vitrée de la boutique et l’odeur s’intensifia. Peut-être qu’eux ne sentaient que le pain ou les viennoiseries disposées sur l’étal, mais elle percevait quelque chose de bien plus précis. Une fragrance légèrement épicée et sucrée, le parfum d’une douceur amère qu’elle imaginait avoir déjà reconnue.
— Bonjour Yato, ça fait longtemps ! Romy a encore oublié quelque chose ? s’enquit le vendeur derrière son comptoir.
Dix-huit se souvint que le duo lui avait expliqué qu’ils avaient grandi ici et que bon nombre des commerçants les connaissaient depuis leur plus jeune âge.
— Salut… Oh, eh bien, je n’en sais rien, j’accompagne une amie, dit-il désignant la jeune femme.
— Oh d’accord. Ta petite amie ? le taquina l’homme.
— Le supermarché qui a ouvert te fait de la concurrence, tu as vu ?
— Ah, il change de sujet, les jeunes ne savent plus rigoler de nos jours ! Je peux vous aider, mademoiselle ?
Dix-huit s’était arrêtée devant une rangée de gâteaux, les fixant presque en apnée. Sa poitrine lui faisait mal, une vague de chaleur la prenait à la gorge. L’odeur… c’était bien plus qu’un simple parfum. Elle avait quelque chose de familier, un parfum d’épi de pain chaud, mais aussi un peu amer, comme un souvenir qui venait de lointaines ombres, perdues dans les recoins de son esprit. Elle se sentait happée, incapable de se détourner.
Elle inspira profondément, fermant presque les yeux, comme pour mieux capter cet effluve insaisissable. Elle se laissa engloutir par ce parfum envahissant, comme si chaque molécule venait réveiller des images floues. Les yeux fermés, elle crut percevoir l’ombre d’un homme en blouse, la froideur d’un fer à sa cheville, des murmures incompréhensibles… Bien qu’un sentiment de bienveillance lui parcourût l’échine, elle demeurait partagée entre deux sensations, comme si ce cake avait pu être une bonne et une mauvaise chose à la fois. Puis la voix du commerçant vint briser le cercle qui l’étreignait.
— C’est un très bon choix, ça, petite ! Le pain de brume est la fierté d’Emerald Mist !
Un frisson la parcourut de nouveau, le pain de brume, elle pouvait presque se souvenir du goût. Elle serra la capuche dans sa main, essayant de chasser l'envahissement de ses pensées. Calmant sa respiration en se remémorant l’exercice fait avec Runa. Puis une fois un semblant de maîtrise retrouvée, demanda.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est une spécialité d’ici mademoiselle, un gâteau tout léger, moelleux, avec une touche de cannelle et de vanille. On dit qu’il a presque le goût du vent frais qui souffle dans les montagnes. Il évoque un peu notre histoire ici… Avant on le faisait avec de la pâte à pain et on nappait la mie avec du fondant et un peu de cannelle pour les gamins qui n’avaient pas trop de sous. J’en fais encore de temps en temps pour certains clients nostalgiques.
— On va-t’en prendre quelques-uns, tu veux bien en mettre quatre ? demanda Yato.
— Tout de suite. Le vendeur se pencha avant de grommeler. Ah mince, j’ai plus de boîtes. Attendez, je reviens.
L’homme partit dans l’arrière-boutique, et Yato s’approcha de Dix-huit.
— Dix-huit ?
Elle semblait sur le point de pleurer… ou peut-être de rire. Son visage était difficile à décrire, mais il était évident que quelque chose n’allait pas. Elle murmura à l’attention du brun.
— Je connais ça. Je… crois.
Son regard toujours posé sur la petite pâtisserie en forme de sapin nappé. Elle leva les yeux vers lui. L’excitation qui avait fait briller ses iris quelques instants auparavant avait disparu, laissant place à un brouillard épais qui ternissait les couleurs chaleureuses de ses yeux.
— Tu veux goûter ? Je suis sûr qu’il ne dira pas non. Si c’est trop, on attend d’être à la maison ?
Elle scruta un instant le brun, cherchant le piège, un réflexe presque oublié. Puis, ses prunelles se baissèrent à nouveau vers la pâtisserie, comme si elle pouvait trouver la réponse qui lui manquait, elle acquiesça finalement.
— C’est possible ?
— Je vais lui demander.
Yato passa derrière le comptoir pour interpeller le pâtissier, un geste qui ne surprit qu’à moitié Dix-huit. Il semblait évoluer sans peur, sauf peut-être face aux autorités.
Toute la matinée, il s’était montré poli et serviable avec les commerçants et les habitants, inspirant une confiance naturelle. Il avait tout du jeune homme inoffensif, et pourtant… Dix-huit n’avait pas manqué l’éclair de dédain qui avait traversé son regard en passant devant le commissariat, puis plus tard face à une patrouille à pied. Rien d’ouvertement hostile, juste cette colère sourde, contenue.
Une noirceur qu’elle avait reconnue, qui lui avait donné envie de grogner son approbation, bien qu’elle ignore encore les raisons de cette animosité. Elle pensa à lui demander plus tard.
Elle fut tirée de ses réflexions par le retour des deux hommes. Le pâtissier grisonnant s’approcha, le sourire tendre, et déposa devant elle deux petits sapins soigneusement emballés dans du papier transparent, fermés à l’aide d’un ruban couleur émeraude.
— Tenez, ma petite ! Je vous ai mis un traditionnel et aussi ma version à l’ancienne, vous m’en direz des nouvelles. C’est cadeau de la maison !
Le vieil homme sortit un autre gâteau de la vitrine et le tendit à Dix-huit. Gênée, elle l’accepta, les joues rosies, les yeux pétillants d’émotions. Son cœur s’emballa, mais cette fois, ce n’était pas la peur. C’était autre chose. Une chaleur douce, née de l’attention du commerçant.
Elle serrait toujours les pâtisseries emballées contre elle quand Yato, doucement, les prit de ses mains. Il ne lui arracha pas son petit trésor, il souhaitait lui permettre de goûter celle qui n’était pas emballée sans risquer de tout faire tomber.
Elle mordit timidement dans le gâteau, fermant les yeux pour mieux ressentir chaque saveur, chaque souvenir que le goût raviverait. Elle ne s’attendait pas à ce bouleversement, à cette vague de sensations mêlant bonheur et tristesse. Doux. Équilibré. Comme un nuage, avait dit le vendeur et c’était tout à fait ça.
L’hybride s’empressa de le remercier avant de jeter un regard à Yato, demandant silencieusement s’ils pouvaient s’en aller. L’intensité de ce moment la troublait, et elle ne voulait pas le vivre devant un inconnu.
— Revenez me voir quand vous voulez ! lança le pâtissier tandis qu’ils quittaient la boutique.
Un silence s’installa tandis qu’ils rejoignaient le pick-up de Romy. Les yeux humides, l’hybride luttait contre une vague de souvenirs. Sans comprendre pourquoi, elle se protégeait instinctivement, comme à contre-courant d’elle-même.
Yato portait son sac de légumes sous le bras, la boîte de pâtisseries dans l’autre main. Dix-huit s’approcha pour l’en délester un peu, sans un mot de plus, suffisamment présente pour ne pas éveiller de soupçons.
— Tu as l’air troublée. Tu l’es ?
— Oui.
— Veux-tu en parler ?
— Je ne sais pas, répondit-elle, distraite, tout en avançant et en observant les petits sapins dans leurs emballages parfaits.
— Tu préférerais peut-être en parler à Romy ? C’est peut-être un… truc de fille ?
— Oh, non… Je ne crois pas.
Elle avait eu un bref sourire ce qui rassura un peu le jeune homme quant à son état émotionnel.
— Je ne me rappelle pas vraiment, c’est juste…
Elle s’arrêta près du véhicule.
— Une sensation… Souffla-t-elle, baignant dans l'incertitude.
Ils posèrent les emplettes dans la malle du pick-up, puis Yato s’adossa contre celle-ci, avant de reporter son attention sur Dix-huit.
— Tu peux essayer de la décrire, si tu veux, si ça peut t’aider.
Il ne l’obligeait à rien et elle le savait mais n’en demeurait pas moins perdue. Elle regardait au loin, songeuse, à nouveau hantée par cette ombre, ce poids à sa cheville, cette double impression de bonheur et de tristesse… Comment une simple friandise pouvait-elle porter autant d’informations ?
Ce murmure lointain, indescriptible, tournait en boucle dans son esprit, répétant inlassablement la même chose. Était-ce la voix de quelqu’un ou bien la sienne ? Que disait-elle ?
— C’est dur à décrire… Joyeux et triste à la fois. Je n’ai pas les bons mots.
— Je comprends. Ne force pas, ça reviendra, dit-il avec bienveillance.
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