Le rendez-vous

10 minutes de lecture

Académie des ombres, bureau du directeur, 19 Mars, 2199

Affalée dans un des deux sièges en cuir face au bureau en bois sombre, Lena fait des bulles avec son chewing-gum. À vingt-huit ans, elle ne peut toujours pas s’empêcher d’être insolente. L’autorité, les ordres, et surtout les gens qui lui font perdre son temps l’insupportent au plus haut point.

Pour mal faire, cela fait plus de vingt minutes qu’elle est coincée entre ces quatre murs avec celui qu’elle considère être une caricature de nerd fossilisé. Elle contemple son teint aussi frais que celui d’un zombie et se demande depuis quand il n’a pas relevé les yeux des pages de ses livres.

Ses lunettes lui tombent sur le nez alors qu’il consulte un énième ouvrage obscure. Il va falloir qu’il mette le museau dehors ou qu’il tente les UV s’il ne veut pas être pris pour un des infectés. Cette idée l’amuse un peu, mais pas assez pour apprécier sa détention provisoire.

— Tu ne peux pas arrêter, s’agace Neil.

— Arrêter quoi ? répond Lena, en claquant une nouvelle bulle.

— Ça là, avec ta pâte à mâcher ! C’est dégoutant et le bruit est très agaçant.

— T’as dit “dégoutant”, c’est presque un gros mot pour toi, non ? Tu t’es pas froissé la mâchoire ?

Neil se retourne et reprend la contemplation d’une copie d’un livre qu’il voulait être son livre de chevet : De vegetalibus et plantis, d’Albert Le Grand. Ce traité ne le quitte plus depuis qu’il l’a découvert. L’alchimiste qui l’a écrit au treizième siècle y vente les propriétés de certaines plantes et l’archiviste qui le tient entre ses mains reste persuadé, malgré ses nombreuses désillusions, qu’il y trouvera des réponses aux maux du monde.

Rien n’y fait, il n’arrive plus à se concentrer. Il a l’impression d’être prisonnier de l’antre d’une espèce de harpie dégénérée. Lena s’est mise à frotter le parquet avec le talon en caoutchouc de ses énormes bottes de motarde. Le crissement mouillé qui résulte de ses ses glissades presque immobiles est aussi musical que des lames de rasoir essayant de sculpter un tableau noir.

Neil se réfrène de se boucher les oreilles. Ce serait déplacé et il se refuse à être contaminé par le comportement grossier de la jeune femme.

Sa présence lui reste cependant insupportable.

Depuis le temps qu’ils se connaissent, il pensait être immunisé contre l’agacement profond qu’il ressent quand elle se retrouve dans le même pièce que lui. En vingt-deux ans de cohabitation douloureuse, il a bien essayé de se forger une armure contre les sentiments que sa personnalité et ses manies éprouvantes lui inspirent, mais le sang qui bat dans ses tempes lui signale qu’il a misérablement échoué.

Pourtant, il a su se protéger contre les gamins qui lui piquaient son casse-croûte, contre ceux qui se moquaient de ses lunettes et de ses livres qui ne le quittent jamais. Ce n’est pas la première fois qu’il se demande ce qui est différent dans sa relation avec Lena, ou plutôt dans la relation qu’il préfèrerait ne pas avoir.

Pour une raison qui lui échappe, il n’arrive toujours pas à faire abstraction de son attitude désinvolte, limite vulgaire. Ce constat l’énerve plus que de raison et il referme son livre avec un claquement sec pour le ranger dans sa sacoche.

La porte du bureau s’ouvre et un coup de vent frais s’engouffre dans la pièce. Neil se retourne brusquement pour saluer la silhouette du directeur qui pénètre dans le bureau, alors que Lena claque une nouvelle bulle de chewing-gum sans bouger d’un poil.

Hors de question pour elle de se lèver par politesse alors que l’individu qui les a convoqués à presque une demie heure de retard. À son sens, la politesse aurait été de se pointer à l’heure — ou mieux, de ne pas les faire suer avec cette sommation à comparaître dans son bureau.

— Merci d’être venus, lance le directeur en déposant la pile de document qu’il tient sur le bureau.

— Merci de nous avoir conviés, répond Neil, en toisant Lena du coin de l’oeil.

Elle n’a toujours pas pris la peine de saluer le nouveau venu, et il a très envie de la secouer pour la forcer à détacher son regard de ses ongles rongés qu’elle contemple avec toute l’insolence qui la caractérise.

Le directeur marque une pause en la regardant, mais elle continue de l’ignorer. Lui non plus n’est pas immunisé contre l’attitude exaspérante de la jeune femme et il ne l’aurait certainement pas convoquée s’il avait pu faire appel à quelqu’un d’autre.

— Vous vous demandez sans doute pourquoi je vous ai fait venir, reprend-il dans un raclement de gorge.

Ses deux invités gardent le silence, l’un attendant poliment qu’il réponde à cette question, l’autre multipliant les efforts pour témoigner de son agacement. Il les contemple un instant et se met à douter de son plan.

Tout oppose ces deux jeunes gens et, même s’ils pourraient grandement tirer bénéfice de cette collaboration, remettre le destin du monde entre leurs mains n’est peut-être pas si judicieux qu’il pensait. Il passe mentalement en revue les autres options qui s’offrent à lui, et soupire. Personne d’autres n’a leurs compétences.

Il n’a pas le choix.

— Bien, allons droit au but, continue-t-il.

— Ça serait bien oui, souffle Lena sans relever les yeux.

— Oui, bon, nous avons reçu le rapport de notre agent infiltré dans le plus gros laboratoire pharmaceutique et les nouvelles ne sont pas bonnes.

— Sans blague, s’étonne faussement Lena en se redressant dans son siège. C’est quoi le problème cette fois ? Ils ont créé un médicament qui fait plus de mal que de bien ? Une fuite de produits chimiques qui a détruit nos ressources d’eau potable ? Ils ont créé un super virus ? Ah bah non, ça c’était déjà dans le rapport précédent, ironise-t-elle.

— Effectivement, c’est bien pire cette fois, confirme le directeur Albin.

— Okay, vous avez mon attention, soupire la jeune femme en face de lui.

— Ils ont fait des tests pour comprendre pourquoi le mal qui s’étend dans les villes résiste à tous les traitements qu’ils ont développés et les chercheurs ont fait des découvertes terrifiantes.

— Quoi ? Ils ont percuté qu’ils n’étaient pas aussi intelligents qu’ils le pensaient ?

— Non. Ils ont découvert que cette maladie n’était ni d’ordre bactérienne, ni virale. Il ne s’agit pas non plus d’une forme de cancer ou d’une maladie autoimmune ou tout autre forme d’affection connue.

— C’est impossible, souffle Neil, en remontant ses grosse lunettes rectangulaire à l’épaisse monture noire.

— C’est ce que nous avons d’abord pensé, mais les tests ne font aucun doute.

— Super, une nouvelle maladie inconnue. Et on sait quelque chose à son sujet ou votre rapport sert-il uniquement à démontrer l’ampleur de notre ignorance ?

Le directeur hausse un sourcil et se retient de remettre Lena à sa place. Son insolence est intolérable, mais il sait qu’un mot suffirait à la faire fuir et il a besoin d’elle.

— Nos chercheurs pensent que cette malade serait peut-être le résultat d’une modification génétique naturelle.

— Comment une modification génétique peut-elle être naturelle ? se moque Lena.

— L’évolution des espèces est une forme de modification génétique graduelle qui intervient en réponse à des stimuli environnementaux, résume Neil.

— Merci Darwin, je ne suis pas complètement inculte. Mais ce genre de trucs, ça prend des millions d’années, sauf que les premiers malades sont apparus il y a moins de six mois.

— Exacte, répond le directeur, avant que Neil ne puisse compléter son cours théorique sur l’évolution.

— Donc quoi ?

— Nous ne savons pas comment un tel phénomène a pu se produire pour le moment.

— Super. Ils assurent vos chercheurs, ironise Lena. Et nous dans tout ça ? J’imagine que vous ne nous tenez pas informés par simple courtoisie.

— Malheureusement, non. Certains de nos scientifiques ont découvert le journal de Kayla Bloodroot —

— Kayla Bloodroot comme l’herboriste dissidente qui s’est opposée au gouvernement il y a une dizaine d’années ?

— Huit ans exactement, et oui, selon toute vraisemblance, il s’agit bien de son journal.

— Je pensais que toutes ses possessions avaient été brûlées quand elle a été emprisonnée, s’étonne Neil.

— Et c’est bien le cas. Elle aurait écrit ce journal dans sa cellule avant de mourir et c’est la prisonnière qui partageait sa cellule qui aurait réussi à le faire passer à l’extérieur. Le journal a été retrouvé dans la maison de sa nièce.

— Peut-on être certain de l’authenticité de ce document ?

— Il a été authentifié par nos experts et ils n’ont pas de doute.

— Peut-on y avoir accès ? demande Neil, dévoré de curiosité.

— C’est tout le propos de ce rendez-vous. J’ai besoin de votre aide. Le journal semble codé.

— Vous avez trouvé un nouveau jouet pour Neil, formidable ! Ça ne me dit pas ce que je fais ici, s’impatiente Lena.

— J’y viens mademoiselle Dubois.

Lena roule les yeux au ciel et reporte son attention sur ses ongles courts. Plus elle écoute Albin, plus elle a l’impression de perdre son temps. Le génie des langues et des codes en tout genre à côté d’elle jubile de l’opportunité qui l’attend.

Quelque part, elle comprend son excitation. En plus d’être une herboriste exceptionnelle, Kayla Bloodroot était une membre de la ligue de libération hors pair. Elle a passé sa vie à se battre contre les restrictions imposées par le gouvernement et elle y a laissé sa vie.

Elle a créé tout un réseau et caché des opposants à l’ordre mondial pendant près de vingt ans, sans compter que sa connaissance des plantes a sauvé des milliers de vies. Kayla Bloodroot était l’une des dernière héroïne que le monde ait connu. Elle voulait réellement sauver le monde, renverser cette dictature de la chimie et remettre la nature au centre de la vie humaine, mais elle n’en aura malheureusement pas eu le temps.

— Les passages codés de ce journal, reprend le directeur Albin, semblent indiquer l’emplacement d’un élément qui nous permettrait de soigner n’importe quelle maladie. Et nous avons besoin de vous pour explorer certaines pistes afin de retrouver cet objet ou cette formule.

— Vous ne savez pas de quoi il s’agit exactement, comprend Lena.

— Non, c’est pour cette raison que nous avons besoin de vos dons magnétiques. Nous espérons que vos talents de chasseuse de trésor vous aideront à retrouver l’emplacement de cet élément et qu’une fois à proximité, votre don magnétique vous guidera vers ce que Kayla Bloodroot a voulu léguer à l’humanité.

— Merci, Directeur, je sais encore comment fonctionne mon don, s’impatiente Lena. Donc, si je résume, j’attends que Nerdie ici déchiffre le journal, et je vous ramène votre babiole.

— Mademoiselle Dubois, le fait que nous ayons besoin de vous, ne vous autorise pas à toutes les libertés. J’apprécierais que vous changiez de ton et que vous adressiez vos collègue avec un minimum de respect.

Lena roule une nouvelle fois les yeux au ciel avant de se lever et de se diriger vers la porte. Si le directeur souhaite qu’elle l’adresse avec moins d’insolence, le mieux de tout est qu’elle se taise.

— Je n’ai pas fini mademoiselle Dubois. Vous avez également été affectée à un nouveau module. Le conseil de l’académie a trouvé qu’il serait judicieux d’inculquer des compétences plus pratiques à nos élèves. Vous serez responsable d’enseigner l’art de retrouver des reliques à vos étudiants.

— C’est une blague ? demande Lena sans se retourner.

— Non, mademoiselle Dubois, ce n’est pas une blague. Vous commencez demain à dix heures tapantes. J’attends de vous le plus grand professionnalisme.

Les pieds de la jeune femme pivotent et elle confronte le directeur du regard.

— Vous voulez que moi j’enseigne à des étudiants boutonneux ?

— Parfaitement. Ils ont besoin d’apprendre à se défendre et à développer leur inventivité en situations à l’extérieur de l’académie.

— Parce qu’en plus vous voulez que je les prenne en mission ?

— En mesurant les risques, mademoiselle Dubois. Clairement, nous ne souhaitons pas que nos étudiants soient blessés. Vous êtes responsable de leur apprentissage et de leur sécurité.

— Hors de questions.

— Votre avis n’entre pas en considération. Si vous désirez conserver vos privilèges, je vous conseille d’accepter et de prendre votre rôle au sérieux. L’académie a été très compréhensive concernant votre compagnon.

— Vous osez menacer Bad Boy ?

— Je ne menace personne, mademoiselle Dubois. J’essaie simplement de vous faire comprendre que vous jouissez de certains privilèges et qu’il serait de bon ton que vous fassiez quelques efforts de contribution envers la communauté qui vous héberge, vous et votre compagnon.

Contrôlant sa respiration et la rage qui s’embrase en elle avec difficulté, Lena ouvre la porte et quitte le bureau du directeur. Elle a envie de hurler, de casser quelque chose, ou plutôt de mettre son poing dans la figure d’Albin, mais comme tous à l’académie, elle sait qu’elle ne peut se permettre de quitter ces murs protecteurs pour de bon.

Elle ne survivrait pas longtemps sans la protection de l’Académie des Ombres. Les gens comme elle sont trop aisément repérés parmi les gens normaux. Et puis, il y a les infectés. Ils sont peut-être victimes d’une forme d’évolution, mais cela ne garantit en rien que leur condition ne soit pas contagieuse ou que leurs maux n’aient pas été déclenchés par leur environnement.

Bien que le Directeur l’agace, ses conditions restent un moindre mal comparé à ce qui l’attendrait à l’extérieur si elle choisissait de partir. Et fondamentalement, ce n’est pas tant le fait de devoir donner des cours à des gamins agaçants qui lui posent problème, après tout, si le conseil veut que ces jeunes subissent sa mauvaise influence, libre à eux. Non, ce qui la met hors d’elle est qu’il ait osé menacer Bad Boy.

Les seuls personnes qui ont un jour osé menacer Bad Boy en portent encore les stigmates.

Annotations

Vous aimez lire Calliopée Verdet ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0