Le chargement

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Je suis née d’un pacte muet et d’un rêve brisé. Et j’ai porté les deux.

Dès ma venue sur Terre, il n’y a rien qui va. L’histoire de ma naissance, c’est l’histoire romancée, parce que Kabyle, du résultat d’un viol.

Ma mère a toujours clamé ne jamais avoir aimé mon père, qu’il la dégoutait. L’union de mes parents, c’est l’histoire de tantes jalouses qui se sont servies d’une dette d'honneur pour libérer leur jalousie. Le couple de mes parents n’aurait probablement jamais existé sans la conspiration de la propre sœur de ma mère, qui a tout fait pour organiser ce mariage dont ma mère n’a jamais voulu.

Mais avant même l’histoire de mes parents, il y avait celle de mes grands-parents.
Ma grand-mère maternelle vivait dans un village de montagnes en Kabylie. Quatre enfants autour d’elle, dont un bébé dans les bras. Mon grand-père, comme tant d’hommes après-guerre, était parti en France chercher du travail et devait les rapatrier près de lui ensuite. Sauf que ma grand-mère a finit par apprendre que là-bas, mon grand-père avait refait sa vie avec une Française.

Alors elle a vendu ce qu’elle pouvait. Elle a pris ses enfants. Elle a traversé seule la Méditerranée en bateau, sans parler un mot de français. Elle a débarqué à Marseille, toujours seule avec ses enfants, et la communauté kabyle l’a recueillie. Avec l’aide d’un cousin, elle a traversé la France, logeant dans des squats, jusqu’à retrouver la trace de mon grand-père.

La scène est entrée dans la légende familiale. Elle l’a retrouvé un jour dans une banlieue parisienne, en train d’étendre du linge chez sa nouvelle compagne. Elle a débarqué, posé les enfants, et est repartie. Plus tard, elle en riait presque, en taquinant mon grand-père sur ce linge étendu comme sur un symbole d’adultère.

Il a fallu qu’il rame pour la récupérer. Mais il l’a récupérée. Leur vie d’immigrés n’a pas été simple. Ils faisaient partie de ces hommes et femmes qui choisissaient de se faire discrets pour mieux s’intégrer, ravalant leurs colères, avalant leurs humiliations. Mais eux, ils s’aimaient vraiment.

Je les ai toujours vus se chamailler, mais dans ces disputes se cachait une tendresse profonde. Je revois mon grand-père, malade, cloué dans un fauteuil roulant, insinuer que ma grand-mère avait disparu trop longtemps pour aller voir un amant. Elle, agacée, lui avait lancé :
- Oui ! Et c’était bien !
Ils riaient, se tenaient la main, se soutenaient jusqu’au bout. Mon grand-père trouvait encore la force de la couvrir de petites surprises.

De cette histoire d’exil et de retrouvailles est né le socle fragile de ma famille. Une histoire déjà faite de déracinements, de ruptures, d’amour rugueux, d’humour comme arme de survie.

La légende familiale voudrait aussi que dans l’Algérie d’après-guerre, mon grand-père paternel ait sauvé la vie de mon grand-père maternel dans un bar, à la suite d’une dispute. Homme de valeur, mon grand-père maternel aurait quitté ce bar avec une dette d'honneur envers mon grand-père paternel. Cette dette va se matérialiser en ma mère, ses rêves brisés et le mariage catastrophique qu’elle vivra avec mon père.

Aucun jugement : la Kabylie est une région montagneuse d’Algérie, avec son propre langage, ses propres codes. On y vit dans des villages reculés les uns des autres. L’adage français voulait à l’époque que si tu veux vivre heureux, épouse ton voisin. Pendant longtemps, les Kabyles ont cherché à épouser des Kabyles.

Ma mère, à l’époque, est bien loin de ces considérations. Cadette d’une grande fratrie, très proche de son père, elle est chouchoutée et vit pleinement sa vie. À 17 ans, elle vient d’être élue reine de beauté de sa ville et rêve de devenir hôtesse de l’air. Un poste à Air Algérie lui sera même proposé par le consul d’Algérie en France.

Deux ans plus tôt, une remarque de sa belle-sœur « elle est où votre soeur, la grosse ? » avait déclenché en elle un régime draconien et une discipline de fer. De gamine en surpoids, elle est devenue la jeune fille élue reine de beauté.

À 17 ans, son égo reboosté, elle voyage, elle rayonne. Mais dans notre petite ville de Normandie, où une forte communauté kabyle vit comme dans une grande famille, deux mondes se confrontent. Les ragots se nourrissent de son succès, et le scandale éclate.

Bien sûr, mes grands-parents maternels n’avaient pas été tenus informés de la participation de ma mère à cette élection. Elle-même n’imaginait pas être élue. Elle fait pourtant la Une des journaux locaux.

Mon grand-père est accueilli au champagne à l’usine. Ma grand-mère, elle, apprend la nouvelle au marché, déformée par les rapaces du village, qui lui disent avoir vu sa fille « à moitié nue » dans le journal.

Elle rentre furieuse. Ma mère sera massacrée pour ce qui aurait dû être une fierté.

Elle aurait voulu devenir hôtesse de l’air. Elle est devenue prisonnière d’un mariage imposé.

Je suis née d’un mariage qu’aucun des deux n’a vraiment voulu.

Ma mère avait dix-huit ans, lui trente. Elle raconte qu’à leur première rencontre, déjà promise, elle aurait voulu dire non. Elle l’a vu arriver comme un homme de lendemain de fête, le visage fatigué, le regard absent. Elle savait déjà.

Mon père, lui, s’accroche à une autre histoire. À vingt-cinq ans, une voyante lui aurait prédit qu’il divorcerait. Il dit avoir refusé ce destin et, quand il a croisé ma mère, il a cru conjurer la malédiction. Pour lui, c’était l’amour fou. Pour elle, c’était la fin d’un rêve.

Le mariage a été un théâtre cruel. Ma mère, à peine adulte, se retrouvait écartelée entre deux injonctions absurdes : ma grand-mère paternelle la voulait reine de la soirée, ma grand-mère maternelle exigeait qu’elle serve les invités comme une bonne épouse. Elle n’avait que dix-huit ans et déjà deux mondes l’arrachaient. La dispute a éclaté, et ce jour-là, le jour de ses noces, la première gifle est tombée. Comme si le scénario était scellé.

Les années suivantes ont mêlé jalousie, crises et violences. Mon père aime dire qu’il a "tout fait pour que ça marche", qu’il a même "autorisé" ma mère à travailler et à voyager en Angleterre. Derrière ce vernis de modernité, il y avait la possessivité, les coups, et un isolement calculé. Un jour, lorsqu’un photographe de L’Oréal proposa à ma mère de faire des clichés, il arracha les fils du téléphone et partit avec, pour couper tout contact avec l’extérieur.

Le mariage a duré cinq ans. Juste assez pour que mon frère et moi venions au monde. Ma mère m’a confié qu’elle avait eu des enfants pour ne pas se suicider. Nous avons été sa survie. Mais son âme, elle, est restée bloquée quelque part à la porte de ses vingt ans, là où on lui a volé sa jeunesse.

J’ai grandi dans cette ombre-là. Enfant sage, presque invisible. Je faisais de mon mieux pour ne pas déranger, comme si j’avais compris très tôt que le moindre bruit pouvait réveiller une tempête. On me disait facile à vivre. En réalité, j’étais juste effacée, déjà chargée d’une mission silencieuse : protéger ma mère en m’effaçant devant ses douleurs.

Avec elle, les rôles se sont inversés insidieusement. Elle aurait dû être le socle, j’étais devenue l’appui. Je lui donnais de la légèreté quand elle sombrait, j’essayais de deviner ses humeurs pour éviter qu’elle ne s’écroule. J’étais l’enfant qui observait plus qu’elle ne vivait.

Un jour pourtant, mon enfance s'est fissurée. A 3 ans, j’avais pris une de mes petites baskets dans mes mains, comme une arme dérisoire, pour dire à mon père que je défendrais ma mère. Je ne m’en souviens plus vraiment, mais ma mère, elle, l’a gardé en mémoire comme un geste fondateur. Dans ses mots, ce jour-là, je n’étais plus seulement sa fille : j’étais devenue son alliée. C’est à la fois beau et tragique, parce qu’aucun enfant ne devrait avoir à se transformer en bouclier pour protéger le bonheur d’une mère.

Et derrière cette histoire intime, il y avait déjà le poids plus ancien, celui qui circulait de génération en génération. Une dette d'honneur transformée en mariage arrangé. Un pacte scellé dans le silence des hommes, et payé par le corps d’une femme. Je suis née de ça : d’un héritage qui n’était pas le mien mais que je portais malgré moi.

Alors voilà ce qu’on avait mis dans ma machine avant même que je puisse marcher : un mariage forcé, une dette d’honneur, une mère sacrifiée, un père violent. Du linge déjà taché. Des poids trop lourds pour mes petites mains d’enfant.

C’était ça, mon chargement : entrer dans la vie avec des valises qui n’étaient pas les miennes.
Des dettes, des mariages forcés, des rêves brisés, des enfances sacrifiées, des traversées impossibles et des amours cabossés. Mais aussi des baskets levées comme des boucliers. Ce poids, je ne l’ai pas choisi. Mais je l’ai transformé en une énergie qui me pousse encore à avancer.

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