Le verrouillage
Notre génération est en perdition, happée dans un tambour qui tournait trop vite déjà.
On veut croire en la justice mais elle ferme les yeux pour certains et s’acharne sur d’autres. On trie nos déchets avec bonne volonté et on découvre qu’ils finissent tous mélangés. On cherche une foi simple, mais les scandales s’accumulent : abus étouffés, attentats commis au nom de Dieu, terres volées au nom du sacré. Alors à qui se fier ? À quoi se raccrocher ?
On a grandi dans le doute. Avec les divorces, les pères absents, les mères épuisées. Avec des racines qu’on portait sans toujours les comprendre. Avec des cultures à assembler sans notice.
On n’a pas été bercés par Aznavour ou Piaf. Nous, c’était les Destiny’s Child qui nous rappelaient qu’il fallait payer les Bills, bills, bills et devenir des Independent Women. Et dans nos quartiers, nos histoires ressemblaient trop souvent aux paroles d’Hysteric Love d’Amel Bent et La Fouine : des passions bruyantes, dramatiques, violentes parfois, qu’on appelait amour.
Et pendant ce temps, la télé-réalité a commencé à nous gaver de coucherie dans une piscine et de scandales transformées en spectacle. Ceux qui acceptaient d’être ridiculisés devenaient riches. On les enviait, on les adulait. Et nous, on perdait nos repères.
La famille, elle aussi, avait ses contradictions. On est d’une génération où il y avait encore les repas du dimanche, autour de grands-parents d’un autre temps. Une époque où on ne préservait pas forcément les enfants. Pas de ceintures de sécurité pour les longs trajets, la clope allumée dans la voiture, les engueulades servies avec le poulet rôti. On laissait les enfants être témoins de tout.
Je revois ma grand-mère râler, mon grand-père faire ses blagues, mes oncles et tantes s’écharper autour de la table. Et nous, on regardait ça comme un spectacle qui nous dépassait. On a tous connu des défaites de Famille, ces fissures intimes qu’on aurait aimé raconter avec la même justesse qu’Orelsan.
Chez mes grands-parents, c’était une cocotte minute de sensations. L’odeur du café qui coulait à n’importe quelle heure, mes oncles qui planquaient leur alcool dans les bouteilles de jus, et nous, gamins, à qui on répétait de ne pas se tromper de verre. Les soirées finissaient à la guitare, en débats houleux de philo arrosés de vin, en parties de Trivial Pursuit où tout le monde trichait un peu. C’était chaotique, mais c’était vivant. Jusqu’au jour où mon grand-père est tombé malade. Là, tout s’est écroulé. Sans pilier, la famille s’est effondrée. Et encore aujourd’hui, les rancunes flottent au-dessus des souvenirs joyeux, comme une fumée qui ne se dissipe jamais.
Et puis il y avait la maison. Cet enfer vécu avec mon beau-père. Un inconnu venu d’Algérie, médecin mais accro au cannabis. Il cachait les courses pour qu’on n’y touche pas. Il faisait pleuvoir les humeurs, la violence et les abus. On vivait dans la peur, dans le silence.
Je n’oublierai jamais ce matin-là. Lui, en caleçon, m'insultant par la fenêtre. Moi, dans un élan de défi, levant mon doigt du milieu. Une seconde suspendue. Puis le bruit sec de la fenêtre qui claque, sa voix derrière moi, et son corps qui se rapproche. Il m’a poursuivie, et moi, je courais à en perdre haleine, le cœur battant comme si ma vie en dépendait. Mes jambes étaient lourdes comme dans un cauchemar dans lequel on n'arrive pas à avancer. J'ai réussi à le semer. J’ai voulu me réfugier chez mes grands-parents. Mais la tante qui m’a ouvert la porte, au lieu de me protéger, m’a dit de rentrer, de ne pas les inquiéter. Alors j’ai dû retourner vers lui. Vers mon bourreau.
Alors l’école est devenue mon refuge. La primaire, où ma mère, seule, nous inscrivait à toutes les activités périscolaires pour tenir jusqu’au soir. Grâce à ça, j’ai découvert les échecs, l’informatique, le théâtre, des mondes que je n’aurais jamais connus autrement. L’école me donnait l’impression d’exister ailleurs que dans les murs de la maison.
Au collège, j’ai trouvé d’autres échappatoires. En anglais, ma note d’oral, c’était les chansons que je chantais devant la classe, avec mes fiches découpées dans StarClub. Je me mettais debout, la voix tremblante au début, puis forte, et l’espace d’un instant, je n’étais plus la fille du quartier. J’étais Beyoncé, Craig David ou Mary J Blige, et ça me sauvait. Mais le collège, c’était aussi les bagarres à la récré, les insultes qui fusaient, les violences qu’on taisait par honte, par peur, par cette foutue pudeur qui nous muselait.
Les mercredis et les vacances, on les passait à l’Association Loisirs et Sportive. L’annexe, comme on disait. C’était notre deuxième maison. Les animateurs avaient nos codes, nos blessures, nos rêves cassés. Ils venaient des mêmes quartiers que nous. Grâce à eux, on découvrait le monde autrement : le VTT dans les forêts boueuses, la voile sous un ciel breton, le tir à l’arc dans une clairière. On montait dans des Trafic neuf places, serrés les uns contre les autres, à chanter, à rigoler. Quand la boue éclaboussait mes jambes en pédalant, je me disais que oui, il y avait autre chose que les murs gris de la cité. Eux aussi avaient leurs failles : certains décuvaient de leurs nuits en boîte en nous encadrant. Mais ils nous ouvraient des portes. Ils nous montraient qu’on pouvait respirer ailleurs.
Avant de grandir et de m’offrir mes propres voyages, je n’étais jamais partie en vacances avec ma mère. L’Algérie, visitée trois fois, ça ne comptait pas. Là-bas, elle retrouvait ses cousines, ses sœurs, ses souvenirs. Moi, je me sentais coincée, incomprise, volée parfois par mes cousins qui ne parlaient pas bien français. Je ne me reconnaissais pas dans ce pays qui aurait dû être une part de moi.
Et puis il y avait les premiers amours. Toujours vécus dans la honte, parce qu’au quartier on était épiées, observées, jugées. Une mauvaise réputation pouvait tout faire basculer. Alors on cachait. On mentait. On s’embrassait à la sauvette, dans un coin d’escalier, derrière un bâtiment. On riait nerveusement, et on priait pour que personne ne le sache.
Le quartier, malgré tout, c’était un clan. Les portes toujours ouvertes. Le mafé ou l’attiéké partagé. Mes madeleines de Proust ont le goût du riz rouge et des glaces à l’eau vendues trois pièces l’été. J’ai appris à dire “Rentre !” en toutes les langues, à force de l’entendre crié par les mamans aux fenêtres. Là, malgré le chaos, on appartenait à quelque chose. On était protégés par un simple “je viens de là”.
Mais en grandissant, l’illusion de paix s’est fissurée.
Je me souviens de la première course-poursuite avec la police à laquelle j'ai assisté. Les gyrophares d’abord. Puis lui, quinze ans à peine, courant à toute vitesse. Derrière lui… son père. Et derrière son père, les policiers. Parce qu’à l’époque, les parents n’étaient pas démissionnaires. Ils y croyaient encore. Ils rêvaient d’un futur différent pour leurs enfants, eux qui s’épuisaient à l’usine pour leur éviter la même vie. Alors quand la police débarquait, les jeunes craignaient autant la réaction de leur père que celle des condés.
Mais doucement, tout a changé. La drogue a commencé à circuler. L’argent facile à tourner les têtes. Les arrestations se sont multipliées. Certains disparaissaient, et on savait qu’il n’y avait que deux options : la case prison, ou un père qui envoyait son fils “au bled” pour le remettre dans le droit chemin.
Ceux qui revenaient du pays n’étaient plus les mêmes. Le regard plus dur. L’envie plus forte.
Ceux qui revenaient de prison étaient transformés. Plus musclés. Plus connectés. Avec un réseau élargi, prêts à recommencer.
Le premier gros scandale du quartier, il nous a marqués, surtout nous, les filles. Une ado comme nous, qui voulait juste récupérer un CD chez un ami d’enfance. Lui, en train de fumer la merde qui circulait au quartier, avec ses amis, a insisté pour qu'elle entre dans l'appartement. Elle a bien tenté de refuser, elle connaissait les codes du quartier. Puis, elle est entrée. Et elle s’est fait violer par un garçon avec qui on a grandi la morve au nez. Et le quartier s’est fissuré. J’ai vu des mères, dont la mienne, critiquer la victime, comme si c’était de sa faute. J’ai vu ses copains d’enfance lui inventer une réputation pour justifier l’injustifiable. Et nous, on a compris que nos corps n’étaient jamais vraiment à nous.
Dans cet univers, je ne m’intéressais pas aux garçons. Le sujet était tabou pour ma mère. Jusqu’au jour où mon beau-père a voulu m’ausculter. Il était médecin, après tout. Sauf qu’il choisissait toujours les moments où ma mère n’était pas là. Quelque chose sonnait faux, mais je n’avais pas les mots. Pas la force. Pas le courage. Alors je n'ai pas protesté, ou du moins pas tout de suite.
Puis il y a eu ce jour. Le grand frère de mon meilleur ami. Même quartier, même enfance partagée. Je rentrais du collège. Il m’a interceptée dans la rue. Il était accompagné et il a abusé de moi. A la fin, il a demandé à son ami s'il voulait aussi en profiter. L'ami a refusé, peut être en voyant dans mes yeux la honte, la peur et le dégoût. Cet ami en question, je le connaissais moins, mais je l'avais déjà vu rire avec mon grand frère. Mais surtout, à ce moment-là tout s’est éclairé : ce que je vivais chez moi, ce que je sentais confusément, avait enfin un nom. On n’avait aucune connexion émotionnelle avec nos parents. Ils étaient des gardiens, pas des protecteurs. Et malgré leurs efforts, l'image comptait plus que notre vérité. Alors je n’ai rien dit. Je n’ai rien dénoncé. Parce que la pudeur, parce que la honte, parce que les règles implicites du quartier verrouillaient tout.
On a grandi au milieu de tout ça, à moitié cabossées. Certaines filles sont tombées enceintes vite. D’autres se sont mariées trop tôt pour “se ranger”. Moi, j’étais déjà coupée de mon corps pour survivre. Mais j'ai grandi en voulant croire à d’autres possibles. Je me répétais que je n’étais pas condamnée à une vie qui m’éteignait déjà.
C’était ça, le verrouillage : une génération qui riait à s’en tordre, mais qui portait ses cicatrices à vie. Coincée dans un tambour qui tournait trop vite déjà.
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