Le remplissage

10 minutes de lecture

Pantin le matin, Drancy l’après-midi, Bobigny pour finir. Trois noms de villes, trois coups de massue qui m’ont plus appris en un an sur la vie, que toute ma scolarité.

Petite, je veux être avocate ou journaliste. Parce que j’aime écrire. Mais j’aime aussi m’exprimer devant un public, alors je vais m’orienter vers le droit, pour une meilleure compatibilité.

Je finis les années lycée pleine d’excitation pour la promesse d’une vie d’adulte qu’offre l’Université.

Je loue une chambre de 9m2 en Cité U, je partage une cuisine bien trop sale et trop grasse pour en profiter, et les désillusions commencent.

J’ai essayé deux fois de m’investir dans une licence 1 en droit à l’Université. Mais à 18 ans, rester 3 ou 4 heures assise dans un amphithéâtre bondé, à prendre des notes sans échanger, je n’ai jamais réussi.

J’ai un profond respect pour toutes les personnes qui n’ont pas craqué comme je l’ai fait. Surtout que je n’avais pas de plan B.

Alors quand, après un cursus scolaire sans accroche et un bac section européenne avec mention, je ne sais plus quoi faire, ma mère s’en mêle et me force à lui présenter une nouvelle orientation.

J’ai ce désir intérieur de voyager, mais elle refusera que je passe les tests pour devenir Personnel Navigant Commercial.

Mais puisque lorsqu’on a un désir profond, la Vie y répond, je vais trouver une solution. Je trouve un diplôme en alternance d’assistante juridique, à Paris.

J’ai 20 ans et comme chantent Amel Bent et Diam’s « À 20 ans, tu te mets à aimer la vie c'est l'âge libre t'as du vice devant les risques que t'esquives. T'as 20 ans et t'as la force des vainqueurs et puis rien ne te fait peur car on t’a déjà crevé le cœur ».

J’arrive en région parisienne bien disposée à débuter ma carrière d’Ally Mac Beal. Mais à 20 ans, je découvre les coulisses de la justice et ce qu’est l’injustice. L’école est à Pantin, le cabinet d’avocat à Drancy et le tribunal à Bobigny.

Je deviens secrétaire juridique en alternance, sous la responsabilité de l’assistante juridique principale. L’associée est une mère de famille qui jongle avec toutes sortes de régimes et les collaborateurs défilent. Le cabinet gère des dossiers en droit de la famille, droit pénal et droit des étrangers.

C’est ma première ouverture professionnelle aux autres cultures. Je me souviens encore de ma première semaine à l’école où l’on nous apprenait à répondre professionnellement au téléphone :

« La première chose à faire face à un client souvent en détresse, c’est d’obtenir ces informations personnelles. Pour cela, vous avez plusieurs formules :
– Puis-je connaitre votre nom ?
– À qui ai-je l’honneur ?
– Vous êtes Monsieur ? / Madame ? »

La bonne élève que je suis, arrive au cabinet avide d’appliquer ces cours, mais en oubliant que, certaines fois, la théorie doit être adaptée à la pratique.

— Moi : Cabinet D’Avocats, Bonjour ??
— Client énervé : Je veux parler à l’Avocat. Ça fait une semaine qu’elle doit me rappeler et jamais elle ne me rappelle. C’est toujours comme ça. Je la paye mais elle s’en fout de moi. Elle ne me rappelle jamais et ne répond pas à mes mails, c’est urgent maintenant, passez-la moi !
— Moi : Je vais voir ce que je peux faire. Vous êtes Monsieur ?
— Client énervé : OUI JE SUIS MONSIEUR !!! TU CROIS QUOI TOI ??? TU CROIS JE SUIS MADAME ?? ILS SONT TOUS FOUS DANS CE CABINET D’AVOCATS. ELLE ME DEMANDE SI JE SUIS MONSIEUR !!!

Je présente mes excuses à ce client énervé dont la réaction m’avait tellement décontenancé que j’avais raccroché. Personne ne m’en a tenu rigueur. Parce que le drame dans un cabinet d’avocat, censé représenter le droit et la dignité d’une personne dans un litige qui souvent peut le priver de liberté, d’une manière ou d’une autre, c’est que l’on apprend à la secrétaire à devenir le barrage à l’avocat.

L’avocat ne souhaite bien évidemment pas être importuné, et rares sont les cas où il décroche le téléphone pour son client.

Un peu comme au quartier, ou comme dans la Vie, j’ai vécu des moments de détresse et de grands fou rires à cet endroit.

Les moments de détresse, ce sont ceux comme dans le film Polisse. Ces moments où on doit séparer une mère de ses enfants, car les foyers d’accueil ne peuvent pas accueillir tout le monde. La détresse, c’est aussi d’annoncer à une personne qui arrive avec son courrier de la préfecture dans les mains, qu’il a 48 heures pour rentrer dans un pays qu’il a quitté avec un espoir de vie meilleure.

La détresse, c’est de devoir préparer le dossier de plaidoirie de l’avocat, qui doit justifier les pires actes commis par l’humanité.

Et au milieu de ce chaos, il y a eu de vrais fous-rires. Notamment, mes premières interactions avec certaines communautés qui comptent le plus d’homonymes possiblement imaginable. Devoir annoncer 5 fois dans la même journée, à une avocate incrédule, que son prochain rendez-vous est avec Monsieur Ousmane Traoré restera un beau souvenir à jamais.

Sans y avoir été préparée, j’ai assisté à des cours correctionnelles où le juge ou le procureur piquait du nez, devant des plaidoiries d’avocats aussi longues, que vides de sens. J’ai vu des égos d’avocats malmenés par des remarques sur leur tenue, leur chaussure ou leur manière de parler. J’ai vu des personnes arrivées innocemment libres, et leur air éberlué à l’annonce d’un mandat de dépôt qui signifiait un passage par la case prison, sans y avoir été préparé.

J’ai compris dans ces scènes juridiques de vie quotidiennes, à quel point l’humain pouvait être mauvais ou déconnecté.

Mes premières assises m’ont dévoilé encore un autre visage de la justice. Tout y était calculé, préparé. Les jurés annoncés sont évalués, critiqués, scrutés à travers le prisme de l’histoire du procès. La défense révoquera soigneusement des femmes dans des affaires de féminicide, parce que « Tu comprends, les nanas c’est vachement émotionnel ».

J’ai vu des jeunes replonger, ou d’autres être arrêtés devant leur famille en larmes ou en train de crier. J’ai vu des jeunes de quartier maitriser les logiques de remise de peine mieux que certains avocats. Je les ai vus ordonner à leur ami condamné, de lâcher son cuir et sa sacoche avant d’être embarqué. J’ai appris à décoder les annonces de condamnations. J’ai appris à me préparer à l’annonce des lourdes peines en voyant les policiers être déployés ou un huis clos annoncé pour le verdict. C’était terrifiant et plein d’humanité.

Je travaillais officiellement de 14h à 20h, mais souvent bien plus. Le rythme était intense, les dossiers défilaient. Comme des médecins habitués aux décès de leurs patients, les avocats finissent par se déshumaniser. Les histoires de toute une vie pour chaque client, deviennent des dossiers à traiter. Les vies finissent par être monétisées et on menace le client de ne pas aller plaider s’il ne vient pas payer une rallonge avant l’audience.

Il y a aussi eu ces juges, ces avocats généraux ou ces procureurs, retrouvés tard au bar pour s’arranger sur un dossier. La justice est devenue un business comme un autre. Comme disait Coluche, « Y'a de deux sortes de justices : vous avez l'avocat qui connaît bien la loi, et vous avez l'avocat qui connaît bien le juge. »

Dans ce chaos, j’avais trouvé ma place. L’assistante principale a finit par faire un burn-out quelques mois avant la fin de mon diplôme et la nature ayant horreur du vide, j’ai dû la remplacer. Le rythme était intense, mais cette adrénaline me faisait me sentir utile, importante.

J’ai même été augmentée de 500 à 700 euros par mois, c’est peut-être un détail pour vous mais pour moi ça voulait dire beaucoup.

Et puis, un jour, elle est revenue.

Elle a commencé par me lancer des piques sur ses dossiers, comme pour rappeler qu’elle maîtrisait tout. Moi, j’avais grandi en apprenant deux choses : soit ne pas déranger, soit me battre pour survivre. Alors face à elle, j’ai choisi la première option : je me suis tue.

On avait créé des liens très forts au sein du cabinet. L’une des collaboratrices s’est inscrite au concours de plaidoirie de Bobigny. Connaissant ma passion pour le droit et le théâtre, elle m’avait impliquée dans la préparation de cette étape de sa carrière. Tout le cabinet était invité à y assister. L’avocate associée, avec ses idées toutes faites sur moi, m’a demandé de préparer des briques (ces petits feuilletés maghrébins qu’on fait frire à la poêle), pour le déjeuner avant d’y aller. J’ai passé ma matinée dans mon studio du Pré Saint Gervais, avec mon mini four et mes plaques électriques à m’appliquer sérieusement, pour leur offrir un vrai moment de plaisir. Je voulais contribuer à cette belle journée qui s’annonçait.

J’arrive à l’heure du déjeuner. J’ai aussi préparé une salade pour accompagner les briques. La vie est belle à Drancy, dans un mois l’école est finie, et aujourd’hui est une grande journée. J’arrive chargée au cabinet mais le cœur léger.

On déjeune toutes ensemble, et je ressens que l’atmosphère a changé depuis la veille. Le repas se termine. On est censé récupérer les voitures pour aller au palais de justice.

L’avocate associée me demande de rester. La première chose à laquelle j’ai pensé c’est que les briques ne devaient pas être bonnes, qu’il fallait qu’elle me le dise, mais pas devant tout le monde pour ne pas me vexer.

Jamais, je n’aurais imaginé cette conversation :

— Avocate : Je dois te parler (larmes aux yeux)… Tu sais que j’apprécie énormément de travailler avec toi. Tu es une personne très intelligente, tu es investie et tu as su récupérer les missions de Florence en son absence.
— Moi (dans ma tête) : ok, c’est bon, j’ai la suite : mais tes briques étaient vraiment dégueulasses et juste avant le concours de plaidoirie c’est pas fair-play.
— Avocate : Mais je vais devoir me séparer de toi.
— Moi : Comment ça ??? Ça veut dire quoi ????
— Avocate : Je vais devoir rompre ton contrat de professionnalisation.
— Moi : … (choquée) mais quand ?
— Avocate : Maintenant. Tu es mise à pied dès maintenant.
— Moi : Mais tu peux m’expliquer pourquoi ??
— Avocate : C’est difficile pour moi (on pleure toutes les deux) mais Florence ne trouve plus sa place. Je travaille avec elle depuis 33 ans. Elle connait tout (dans ma tête: et toutes les magouilles) du cabinet. Je ne peux pas risquer qu’elle s’en aille et nous traîne aux Prud’hommes parce qu’à son retour de congés maladie elle ne trouve plus sa place. Je dois être prudente et je dois donc me séparer de toi pour qu’elle puisse reprendre pleinement sa place sereinement.
— Moi : Et ma soutenance ?? C’est dans un mois !! Tu seras là quand même ??
— Avocate : Non je ne serai pas là, mais j’espère que cela n’impactera pas ton diplôme…
— Moi : Et le concours de plaidoirie ? On n’y va pas alors ?
— Avocate : Non tu n’iras pas et je vais d’ailleurs devoir mettre un terme à notre entretien pour rejoindre les filles.

Elle m’a remis la lettre qui me signifiait ma mise à pied à titre conservatoire et ma convocation à un entretien préalable au licenciement. Avec du recul, je me suis toujours demandé pourquoi elle m’avait laissé préparer ces briques ? Pourquoi est-ce qu’ils ont dégusté ces p**** de briques en sachant que quelques minutes plus tard, je serai licenciée ?

J’ai dû me battre avec l’école pour pouvoir passer quand même mon examen alors que je n’avais plus d’entreprise, et que l’école ne pouvait pas m’en trouver une autre, si proche de la fin de l’année. Mes excellentes notes et ma rigueur de travail ont beaucoup aidé.

J’ai reçu une lettre de licenciement sur une enveloppe dont les timbres étaient des dessins animés qui disaient « ouvre vite c’est une bonne nouvelle », « vite vite, un message du cœur » etc. Florence avait usé de tout son humour comme dernier coup de garce et avait « justifié » ces timbres humoristiques par le fait qu’avant mon départ, je n’avais pas suffisamment anticipé les commandes de timbres.

La suite c’est David contre Goliath. Tous les avocats que j’ai contacté en région parisienne ont refusé de me défendre contre leur consœur. Il m’a été expliqué que je ne devrais pas utiliser les voies judiciaires car cela entraînerait des conséquences sur l’ensemble de ma carrière juridique, que la petite jeune assistante juridique en alternance serait blacklistée.

J’ai dû aller dans un autre barreau, trouver un avocat pénaliste, car ce sont souvent les moins scrupuleux, pour que mon dossier soit accepté.

Ce combat pour ma dignité, pour ne pas laisser ma première expérience professionnelle être une injustice aurait pu me broyer.

Cette avocate que je croyais proche a été rappelée à l’ordre plusieurs fois pendant la conciliation : ses gestes, ses regards, on lui reprochait de chercher à m’intimider. Mais elle n’a rien lâché. Elle a tout fait pour faire déplacer le dossier loin de son terrain, et quand elle a perdu, elle a fait appel.

Moi, avec mon chômage d’après alternance, je payais les frais comme je pouvais. Et je suis devenue cette cliente menacée : si je ne rallongeais pas encore et encore, mon avocat ne viendrait pas plaider.

La justice a reconnu que le licenciement était sans cause réelle et sérieuse. Je n’ai rien obtenu d’autres que le remboursement des frais de justice, le fameux article 700 du NCPC. Mon avocat s’est empressé de l’encaisser. La justice a considéré que je n’avais subi aucun dommage puisque j’étais parvenue malgré tout à être diplômée.

Ce jour-là, j’ai compris que la justice ne protège pas. Elle constate. Et parfois, elle encaisse.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Cycle8 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0