Pré-lavage

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Malgré les épreuves et le traumatisme de la fin de mon expérience en cabinet d’avocats, j’ai envie d’y croire. J’ai envie de croire qu’il y a d’autres expériences à vivre, d’autres bonheurs à ressentir.
Bien sûr que cette expérience m’a fait douter de moi, de ma valeur. Des milliers de fois, je me suis demandée « à quoi bon ? ». Mais je me suis accrochée. Concrètement, j’ai mis à jour mon CV et j’ai repris le sport.

Jusqu’à ce que je sois contactée par un cabinet de recrutement.
Le cabinet me propose un poste d’assistante juridique en entreprise. Je passe les entretiens et je suis embauchée en CDD.

On m’installe dans un bureau avec une collègue juriste. Elle est d’origine mauricienne, et elle est solaire. Très vite, elle me prend sous son aile et me fait rapidement évoluer. Elle étend ses ailes à son cercle privé et me fait découvrir ses amis, sa famille, sa vie. Je suis invitée à son mariage et elle entre dans mon cœur comme une grande soeur.

Pendant 4 ans et demi à travailler ensemble, on a vécu 10 vies. C’était encore l’époque où la clope au bureau était tolérée, mais seulement en fin de journée. On était invitées toutes les semaines à des pots : un collègue part à la retraite, une collègue part en vacances, un autre vient d’avoir un enfant, une autre a validé sa formation. C’était léger, guilleret, pétillant.

Notre directrice juridique est jeune aussi. Ancienne avocate, elle nous fait évoluer autant qu’elle nous fait confiance. On a un rythme de vie déconstruit et doucement, de plus en plus, on arrive tard parce qu’on part tard.

Premier apprentissage de la vie en entreprise : les règles implicites de communication. On est toutes les deux convoquées, parce que des collègues se plaignent de notre arrivée tardive le matin. Pourtant, on excelle. Portées par le bonheur de nos journées, et par nos aptitudes naturelles qu’on prend plaisir à exploiter. Notre manager nous explique : « le problème, c’est que quand vous arrivez après les autres, ça se remarque. Alors que quand vous quittez tard, personne n’est là pour le constater ». Cette règle d’entreprise est réelle. Les apparences comptent, pas seulement physiquement. Les personnes qui ne rentrent pas dans le moule de l’entreprise seront toujours pointées du doigt, peu importe leurs compétences.

On n’était pas prêtes à ne vivre que dans la contrainte. Alors on a cherché le moyen de rendre le premier réveil matinal agréable. On a « brainstormé ». Lendemain matin, 9h au bureau, on est arrivées avec des grands sourires et nos Mc Morning sous le bras. On était bien, et prêtes à renouveler l’expérience.

On vivait dans une bulle. Nos compétences professionnelles étaient reconnues, appréciées. On était motivées, appliquées et impliquées. Pour autant, pas un jour ne se passait sans qu’on ait un fou-rire.

On ne venait pas du même milieu. Ses parents d’origine mauricienne s’étaient battus à leur arrivée en France pour réussir professionnellement. Et ils avaient réussi. Pour autant, on partageait les mêmes valeurs et on était reliées par une connexion du cœur.

Puis, un jour, on l’a vu, lui. Sur la terrasse où on faisait nos pauses. Grand, musclé, une présence charismatique, mais mutique. Notre premier échange avec lui a ressemblé à ça :
– « Salut, t’es nouveau ? »
– « Oui. »
– « Tu viens de commencer ? »
– « Oui. »
– « Tu restes longtemps ? »
– « Je sais pas. »
– « Tu fais quoi ici ? »
– « Je sais pas. »

On a quand même réussi à distinguer son accent corse dans cet échange très intense. Quelle ne fut donc pas notre surprise quand le lendemain, à midi, il est entré dans notre bureau en disant : « On y va ? On va manger ? ». On l’a suivi sans broncher à chaque pause déjeuner, pendant des mois. Chaque repas, il nous offrait la bouteille de rosé et nous on rentrait au bureau, assez guillerettes pour recommencer.

On a créé une vraie amitié. Lui, le Corse. Elle, d’origine mauricienne. Moi, d’origine kabyle. On partageait dans nos veines l’histoire d’ancêtres qui n’avaient jamais vraiment trouvé leur place sur leur propre terre. C’est comme si on s’était trouvés, sans avoir besoin de se chercher. Une évidence. Une intensité rare, qui ne demandait aucune justification. Il nous a protégées, portées, encouragées à chaque épreuve. Et nous, on lui a offert un goût de liberté, une liberté simple, entière, sans calcul. On a vite découvert que derrière cette présence charismatique se cachait un homme en sursis, qui purgeait une peine en conditionnel. Alors on l’a soutenu comme on a pu, maladroitement, mais avec toute la sincérité du monde. Pour son procès, on lui a fait graver ces mots : « Forza è Curagiu ». Parce qu’ils disaient tout. Parce qu’ils nous disaient nous. Et ce lien-là, n’a jamais disparu. Plus de dix ans plus tard, lors de mon premier voyage en Corse, je l’ai revu. Et rien n’avait changé.

Cette parenthèse d’amitié nous portait, mais la vie professionnelle suivait son cours. On est restées, elle et moi, à poursuivre notre carrière dans cette entreprise. Notre directrice juridique a été transférée au Cabinet de l’entreprise, un peu comme un cabinet ministériel, un rôle plus politique. De notre côté, on nous a affectées à un autre service juridique. L’équipe, déjà soudée depuis longtemps, nous a merveilleusement bien accueillies.

Le directeur juridique, lui, ne savait pas trop quoi faire de moi. Il avait déjà une assistante en charge de l’administratif. De mon côté, ma collègue-amie m’avait formée à la seconder : je faisais les revues de contrats, je menais des analyses juridiques… Assez vite, il m’a expliqué qu’il ne pourrait pas me garder. Il n’embauchait que des juristes diplômés, et je n’avais pas de Bac +5 à présenter.

Malgré tout, l’aventure a duré quelques années. J’étais en CDD, mais je faisais mes preuves, jour après jour, devant cet homme qui m’impressionnait.

Parce que quand on grandit dans les épreuves, on développe de vraies qualités : du courage, de la force, une capacité à se dépasser. Je me suis appuyée sur tout cela, sans même m’en rendre compte à l’époque. C’était ma façon de tenir debout, de ne pas lâcher, même quand tout semblait me rappeler mes manques.

Mon ancienne directrice juridique, elle, avait vu ce potentiel. Elle m’a proposé de la rejoindre dans ses nouvelles fonctions et de postuler au poste d’Attaché. Un poste particulier : un peu comme un attaché parlementaire, sauf que là, ce n’était pas auprès d’un député mais auprès des plus hauts dirigeants de l’entreprise.
Concrètement, ça voulait dire être l’ombre et la plume, traduire des idées politiques en actions opérationnelles, servir de lien entre la vision et la réalité. Pas un rôle qu’on décroche par hasard, et encore moins avec mon profil atypique.

Mais elle croyait en moi. Et moi, je me suis laissée porter par sa confiance.

J’avais 23 ans. Le cabinet était commun entre la Direction Générale et la Présidence. Ou comment allier volonté politique et réalités opérationnelles.

L’entretien avec le Président était presque amical. On s’est raconté nos vies, nos envies, comme si on se connaissait déjà.

Celui avec le Directeur Général… autre salle, autre ambiance. Son assistante m’a fait entrer dans son bureau et asseoir sur un canapé. Lui, assis derrière son grand bureau, travaillait sans lever un œil vers moi. Pas un regard. Dix minutes de silence. J’avais l’impression de rejouer une scène de théâtre, comme au tribunal. Alors j’ai choisi mon rôle : détendue, professionnelle, imperturbable.

Puis, enfin, il s’est levé. Lentement. Il a quitté son bureau pour s’asseoir en face de moi. Il a pris mon CV posé devant lui, toujours sans un mot. Le temps semblait suspendu. Puis il m’a adressé sa première parole :
« Votre CV indique que vous pratiquez la danse. Je suis moi-même musicien. Expliquez-moi, en quoi ces pratiques sont un atout pour notre mission ? »

Je ne me souviens plus de ce que j’ai répondu. Mais je sais que j’ai du bagout. C’est la vie au quartier qui nous force à développer une réactivité intellectuelle : les vannes fusent, il faut être vif. C’est ce qui m’a sauvée.

J’ai eu le poste.

À l’époque, je suis dans ma jeune vingtaine, ma directrice dans sa trentaine. Très vite, elle me propose de retrouver ses copines célibataires pour des afterworks à Paris. On écumera tous les meilleurs bars à vin de la capitale. Et moi, je vais cramer ma santé et mon porte-monnaie. J’arrive de plus en plus en retard au travail, je suis fatiguée, je peine à récupérer et je vois mes comptes fondre comme neige au soleil.

Son cercle d’amis, ce sont des juristes et des avocats. Je redécouvre les abus de ce monde juridique. J’apprends où est cachée la coke dans les grands cabinets internationaux pour tenir le rythme. Je vis les victoires juridiques célébrées dans les clubs de striptease parisiens, et mon avis initial sur la justice est confirmé.

Je finis par me brûler les ailes et on me demande de quitter le Cabinet. Je suis récupérée par le directeur juridique, toujours embêté par mon manque de diplôme. Alors cette expérience finit par s’arrêter. Même sans diplôme, je suis juriste dans l'âme, donc je négocie mon départ dignement.

Cette page se referme, mais le rythme, lui, ne me lâche pas.
La semaine, j’apprenais à marcher en talons dans le monde de l’entreprise, entourée de juristes, de pots de départ et de fous rires.

Le week-end, je retrouvais ma mère, Lupin et tout le joyeux chaos familial. Deux vies parallèles qui n’avaient rien en commun, sauf moi, au milieu, à essayer de tenir debout.

À cette époque, je rentrais presque tous les week-ends chez ma mère. Et parfois même en semaine. Comme ce jour, où un procureur a eu un dossier suffisamment solide pour inculper Lupin pour escroquerie. Une équipe de police a intercepté le Porsche Cayenne que conduisait ma mère, mon frère et ma sœur assis à l’arrière. Les armes braquées, les cris, les menottes. Ma mère a été placée en garde à vue. Lupin, lui, a été emprisonné.

Ce jour-là, ma tante affolée m’a appelée pour que je vienne récupérer mon frère et ma sœur, afin qu’ils ne soient pas confiés à mon beau-père, avec qui c’était compliqué. J’ai décroché mon téléphone, appelé mon directeur juridique pour lui dire que je ne viendrai pas le lendemain : ma mère était en garde à vue. Puis j’ai pris la route. Pour protéger mes frère et sœur. Pour leur épargner un peu du chaos qu’ils venaient de voir.

Ma mère a passé vingt-quatre heures en garde à vue, puis elle est revenue à son joyeux bordel.

Parce que, oui, chez elle, à cette époque-là, c’était un joyeux bordel. Ma mère avait recueilli un voisin de quatorze ans dont les parents étaient alcooliques. Elle lui avait donné une chambre, une chance, et s’éclatait à jouer les mères-copines avec lui. Moi, je regardais ça en oscillant entre l’admiration et l’exaspération.

A la fin de mon contrat, comme souvent, j’ai proposé à ma mère de partir en vacances. Elle a réussi à me convaincre que les vacances idéales, ce n’était pas la mer, ni l’aventure, mais… une cure thermale. Ma mère enchaînait les cures depuis des années pour maigrir. Moi, je me suis laissée embarquer.

Alors nous voilà : trois semaines à Vittel, ma mère, mon petit frère, ma petite sœur, le voisin de quatorze ans et moi. Une drôle de petite troupe, improbable mais attachante. Pendant que d’autres se dorent au soleil sur des plages de rêve, moi je passe mon été dans les allées tranquilles d’une station thermale, entourée de retraités bienveillants, de soignants débordés et d’enfants qui attendent la fin des soins.

Il y avait l’odeur persistante du chlore, les peignoirs trop grands, les rires qui éclataient parfois dans les files d’attente. Moi, je regardais tout ça avec un mélange de tendresse et de lassitude, comme si je savais déjà que ces scènes me poursuivraient longtemps.

Je me disais que c’était temporaire, un passage. Comme si je devais encore traverser ces parenthèses absurdes mais tendres avant de me hisser ailleurs. C’était ça, mon « pré-lavage » : accepter le mélange des rôles, des générations, des illusions. Et tenir bon, parce qu’au fond de moi, je savais qu’il y aurait un lavage après.

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