La Première Eau
Les environnements toxiques n’étouffent jamais tout. Ils laissent malgré eux des failles, par lesquelles passe une étincelle : une intelligence, une force, une curiosité qui refuse de s’éteindre.
Moi, cette étincelle, je l’ai trouvée dans les débats philosophiques de ma famille. Mes oncles maniaient les mots, ma grand-mère avait toujours une histoire avec une morale bien ciselée, ma mère était intelligente, mon père cultivé. Ce fut mon terreau. Il ne restait qu’à l’arroser.
Jeune, ce sont les activités périscolaires qui m’ont nourrie. Au collège, je me suis laissée bercer par mes acquis. Mon école primaire n’était pas celle du quartier, elle m’avait donné une avance. Mais le collège, si. Et là, j’ai compris que le niveau scolaire dépendait souvent du code postal. C’est une vérité qu’on tait, mais qui existe. Grand Corps Malade et Mehdi Idir l’ont raconté avec une justesse désarmante dans leur film. Moi, je le vivais.
Au collège, avec mon frère, on s’est lancé un pari : qui sortirait le premier de la maison.
Lui a choisi une option « Sciences de l’Ingénieur » au lycée, et a filé en internat. Moi, j’ai découvert l’existence des sections européennes anglais.
La petite Beyoncé que j’incarnais en classe d’anglais jubilait. Comme Charles, « je me voyais déjà en haut de l’affiche ». Mes notes étaient excellentes et j’ai été acceptée dans un lycée qui offrait cette option, loin de chez moi.
À 14 ans, j’ai quitté ma province, bien décidée à empoigner la vie.
Comme mon frère, j’ai découvert la vie en internat. J’y ai trouvé ma place. J’aimais les liens qu’on y créait, les émotions décuplées comme en colonie de vacances, et la rigueur de travail imposée. J’y ai goûté à une autre forme de stabilité.
Le cours d’anglais était ma promesse, mon terrain de jeu.
Pourtant, le choc fut brutal. Mon anglais venait d'un collège de banlieue, nourri de fiches StarClub chantées en classe.
Premier cours.
La professeure avait un accent anglais si prononcé qu’il m’était presque étranger. Elle finit par montrer une image : un téléviseur armé. « Could you please describe this picture ? »
Silence.
Je croyais que mon heure de gloire avait sonné. Je lève la main, confiante. Elle m’interroge, je lâche fièrement : « I can see a TV with weapons. »
Sourire poli. « Thank you. What else ? »
Toutes les mains se lèvent.
Les autres décrivent chaque détail, avec un vocabulaire que je n’avais jamais entendu, une prononciation impeccable, une aisance théâtrale. Je me suis sentie aspirée dans un univers parallèle.
Pendant trois, presque toutes mes copies sont revenues avec cette annotation cinglante : It’s a pity.
Heureusement, elles étaient là. Mes quatre amies. Celles qui le sont encore aujourd’hui. Appelons-les Sofia, Louise, Camille et Juliette.
Les deux seules filles d’immigrées de la classe – Sofia et Louise – et les deux plus brillantes chacune dans son domaine : Camille pour les sciences, Juliette pour la littérature.
Sofia et moi, perdues le premier jour, nous nous sommes vite trouvées. On errait dans les couloirs du lycée comme deux intruses parachutées dans un décor qui ne nous appartenait pas. On s’est assises, par hasard, à côté de Camille et Juliette. Elles, déjà habituées à l’excellence, avaient l’air d’être nées dans cet environnement.
Louise, elle, a failli disparaître dès la première semaine. Elle trouvait tout ça délirant : les élèves qui parlaient anglais comme s’ils sortaient d’Oxford, le camarade de classe qui faisait des plateaux télé parce qu'il avait écrit un livre qui cartonnait, et cette ambiance d’élite à laquelle elle ne voulait pas appartenir.
Alors elle a décidé de fuir, mais à sa manière : discrètement, elle s’est rendue dans une autre classe et s’y est installée naturellement.
Ça a marché… quelques jours. Jusqu’à ce que sa famille soit prévenue. Louise a dû revenir parmi nous, contrariée, comme un prisonnier renvoyé au bagne.
Avec elles, j’ai découvert un autre monde. On avait rien à se prouver et nos différences faisaient notre force. On était comme les cinq doigts d’une main, aussi différentes que complémentaires.
Et puis il y a eu cette nuit, ma première chez Camille. L’internat exigeait que nous désignions un correspondant en ville, au cas où un incendie ou une urgence nous oblige à quitter les lieux. Elle avait proposé son nom sans hésiter et j'ai dû passer une nuit chez elle.
Ce soir-là, quand je suis entrée dans sa grande maison bourgeoise, c’était comme franchir un seuil invisible. Une grande bâtisse bruissante de vie, une fratrie de cinq enfants qui couraient partout, des livres ouverts sur les tables, des partitions de musique qui traînaient… et cette impression de chaleur familiale que je n’avais jamais connue ainsi.
On a dîné tous ensemble. Après le repas, son père a pris une guitare, elle s’est installée au piano, et j’ai chanté avec eux. La musique emplissait la pièce, légère, sans arrière-pensée. Je pouvais me laisser aller à ma voix, à rire si je me trompais, à savourer la simplicité de l’instant.
Et c’est peut-être ça, le plus grand choc : la possibilité de se détendre. Chez Camille, je pouvais respirer, chanter, être une adolescente. Chez moi, le week-end, chaque bruit, chaque mot de travers pouvait tout faire basculer. Le contrôle était permanent : surveiller les humeurs, prévoir les colères, protéger les plus petits. Une vigilance constante qui m’empêchait de me poser.
Alors, l’internat devenait pour moi une respiration. Ce n’était pas un cocon parfait, mais un espace où, par moments, je pouvais relâcher un peu la pression. Là-bas, la vie avait ses règles, ses horaires, ses contraintes, mais aussi ses petites aventures.
Comme cette soirée dansante avec Aurélie qui vivait aussi à l’internat. On avait négocié avec la surveillante une sortie jusqu’à minuit. Mais nous, moins vigilantes que Cendrillon, nous sommes rentrées à une heure du matin.
On arrive devant le lycée, nuit noire. Le portail est fermé, la surveillante dans les bras de Morphée.
Le portail fait deux mètres de haut.
Aurélie, telle une gymnaste, escalade avec grâce.
Moi ? J’aime danser, mais grimper, je n’ai jamais fait. Ma mère m’avait fait arrêter la gym petite. Loin de la grâce espérée, elle m’avait trouvé trop « graisseuse » au spectacle de fin d’année.
Ce soir-là, donc, mes amis me font la courte échelle. Je me retrouve en haut… et je bloque. Impossible de bouger, une jambe de chaque côté et le corps affalé.
Et soudain… une voiture surgit, frein à main, portières qui claquent : « POLICE ! » La BAC.
Mes amis sont plaqués contre le capot.
Aurélie, en pleurs me supplie de sauter, les policiers m’ordonnent de descendre.
Et moi… figée. Comme si de là-haut, malgré la lampe braquée sur moi, j’avais décidé de ne pas vraiment être là.
C’est la surveillante qui finira par être réveillée et ouvrir le portail. Et c’est le portail en ouverture qui finira par m’éjecter au sol.
Ces aventures d’internat, c’était ma bouée d’air frais.
Une fois la grille du lycée franchie, il fallait retourner à l’autre vie, rentrer chaque week-end.
A la maison, il y avait déjà ma petite sœur, née juste avant mon entrée au lycée. Je l’aimais d’un amour fou, autant que je haïssais son père.
Un soir, ma mère se plaint de douleurs. Je l’observe, je sais. Je la force à consulter.
Verdict : six mois et demi de grossesse et un déni.
Le ventre est sorti dès le lendemain. J’ai cru qu’il allait exploser, comme si toute cette grossesse cachée jusque-là avait décidé d’éclater au grand jour.
Et moi, j’étais en colère. Une colère sourde, brûlante, qui me bouffait de l’intérieur. En colère contre elle, ma mère, parce qu’après tout ce qu’on avait déjà traversé, après les coups, les crises, les humiliations, elle trouvait encore le moyen de rester liée à cet homme. Comme si rien ne suffisait jamais pour qu’elle dise stop. En colère contre mes oncles, qui l’avaient un jour expulsé de force, qui avaient juré qu’il ne remettrait plus jamais les pieds dans la maison… et qui semblaient nous avoir abandonné parce que ma mère n’était pas sortie de l’emprise.
En colère contre les policiers, que j’appelais à chaque nouvelle scène et qui ne venaient jamais.
Et puis, plus largement, j’étais en colère contre le monde entier. Contre ce monde qui regardait ailleurs, qui tolérait que des enfants grandissent au milieu de ça, qui laissait l’horreur se répéter derrière des portes closes sans jamais intervenir. Une colère sans issue, qui m’électrisait, me donnait envie de tout casser, mais qui me laissait aussi terriblement seule.
Alors c’est mon corps qui s’est exprimé. J’ai commencé à faire des malaises, partout, tout le temps. J’avais même appris à les sentir arriver et les accompagner.
Puis, mon genou s’est mis à se bloquer. Je pouvais marcher ou être en classe et d’un coup, ne plus pouvoir bouger la jambe.
Les analyses et examens médicaux n’avaient rien à déclarer. Pour la première fois de ma vie, j’ai entendu le mot : psychosomatiser. C’est quand le corps exprime ce que l’on vit.
Moi, j’avais l’impression de subir cette vie d’adultes qui m’angoissait, me prenait aux tripes, me secouait, sans pouvoir l’arrêter. Mon corps l’exprimait.
J’ai quand même réussi à en tirer parti.
Puisque mes symptômes étaient connus et reconnus, je les ai lâchement utilisés pour ne pas assister à certains cours de ping-pong, ou profiter d’une après-midi à lézarder dans mon lit quand je n’avais pas envie de réviser de la philosophie.
Jusqu’au jour où tout a explosé. Ce n’est plus mon corps qui a lâché, c’est le décor entier. Cette fois, ce n’était pas un malaise, mais mon frère qui a failli y laisser sa peau.
Il faisait beau. Le genre de journée paisible en apparence. Ma mère cuisinait, les deux bébés jouaient. Et puis, la dispute a éclaté. Lui qui s’emporte, elle qui répond. Très vite, le ton est monté. Les gestes aussi. J’ai vu son bras se lever, encore une fois. Et, encore une fois, j’ai bondi entre eux. Mon corps savait le chemin.
Mais cette fois, j’ai craqué.
J’ai vu mon frère, enfermé dans sa chambre, reclus dans son silence. Alors j’ai explosé contre lui : je l’ai traité de lâche, je lui ai hurlé que ce n’était pas normal que je sois toujours seule à protéger, à m’interposer. Piqué au vif, il est sorti. Pour la première fois, il a pris position.
Mon beau-père l’a fixé, amusé, presque joueur. Et il a lâché :
- Viens, on règle ça dehors.
Mon frère a soutenu son regard, et d’une voix claire a lancé :
- Tu fais le bonhomme avec moi, un gamin, alors que tout le quartier sait que t’es la pute de Waikiki !
Un silence de plomb a suivi. Puis mon beau-père est sorti, sourire en coin. Pas pour “prendre l’air”, non. Pour alimenter la haine.
Parce Waikiki, c’était l’un des dealeurs du quartier. Un jeune avec qui on a grandi et fréquenter la "Maison de Quartier" (le centre aéré) mais qui avait, comme beaucoup, succombé à l’argent facile.
Mon beau père est allé trouver Waikiki. Il lui a raconté que mon frère avait parlé, qu’il allait balancer son trafic aux flics.
Vexé, humilié, mon beau-père a jeté de l’essence sur un feu qui n’avait besoin que d’une étincelle. Waikiki et ses hommes sont montés en voiture et ont démarré en trombe pour retrouver mon frère.
Lui marchait, perdu dans ses pensées, quand la voiture a freiné sec derrière lui. Les portières ont claqué, quatre silhouettes sont sorties d’un bond. Des visages qu’il connaissait d’enfance, mais déformés par la rage et la drogue. Ils l’ont attrapé brutalement.
Et là, par miracle, mes cousins. Ils n’étaient pas loin. Champions de kickboxing, respectés, craints, ils ont surgi et se sont interposés. Leur présence a suffi à tout stopper.
Mon frère est rentré choqué. Il aurait pu ne jamais rentrer.
Quand il m’a raconté, ma culpabilité m’a écrasée. C’était moi qui l’avais poussé hors de sa chambre. Moi qui l’avais forcé à affronter. Jusqu’à maintenant, les larmes me montent aux yeux en repensant à cette journée. Parce que mon frère, il subissait cette vie, comme moi. Ce n’était pas mon rôle de chercher un déversoir de ma propre colère, encore moins contre lui.
Mais cette journée-là a marqué un tournant. Ce jour-là, enfin, ma mère a trouvé la force de quitter son mari. Après des années de coups, d’humiliations, de chaos, quelque chose s’est fissuré. Et même si la route restait longue, le point de non-retour avait été franchi.
Dix ans de divorce. Dix ans de coups bas judiciaires. Une nouvelle compagne violente qui venait provoquer ma mère devant la maison.
Et ma mère, qui a fini par s’évader autrement.
Elle s’est laissée embarquer par des amies dans des virées parisiennes. Des soirées dans des cabarets orientaux. Elle avait quarante ans et s’offrait un shoot d’ego, comme si elle rattrapait, nuit après nuit, cette couronne de reine de beauté qu’elle n’avait jamais vraiment eu le droit de savourer.
Elle sortait, riait, séduisait.
Et moi, je compensais. J’étais devenue la deuxième maman.
Elle pensait que je l’enviais. Que je voulais ses nuits parisiennes, ses hommes qui la regardaient comme une femme enfin réapparue après des années d’ombre. Elle croyait que je jalousais cette liberté retrouvée.
Mais la vérité, c’est que je n’avais rien à envier. Tandis qu’elle retrouvait sa jeunesse tardive, je vieillissais trop tôt.
Et pourtant, chaque week-end je revenais. Je ne voulais pas les laisser seuls dans ce chaos. Elle se maquillait, se préparait et me lançait un « tu comprends, je profite enfin de ma vie », et disparaissait.
Moi, je veillais et vieillissais. A ce moment-là, ce qui m’a permis de ne pas craquer c’est d’avoir l’impression de m’entrainer. Je me projetais dans une vie de maman et j’apprenais les gestes qui soignent et qui rassurent. J’étais fière de jouer à la poupée grandeur nature et de voir que je m’en sortais.
Mais la vérité, c’est qu’à 20 ans, j’avais moi-même besoin d’une maman.
Et c’est là qu’un malentendu profond a commencé à s’installer entre nous. Elle me voyait comme une rivale, comme une juge silencieuse qui désapprouvait ses choix. Moi, je voulais simplement une mère. Elle croyait que je convoitais sa liberté, alors que je rêvais seulement de légèreté, qu’on prenne soin de moi comme je le faisais avec mes cadets.
Ce décalage a creusé un fossé invisible mais terrible.
Elle se nourrissait de reconnaissance extérieure, et moi je survivais à force de devoir intérieur.
Elle vivait comme si elle avait vingt ans, et moi comme si j’en avais quarante.
C’est cette fracture-là, née de son besoin de renaître et de mon besoin de stabilité, qui a façonné le reste de notre relation : faite de reproches, de rancunes et de malentendus jamais totalement éclaircis.
Je vivais avec le vertige d’un linge oublié trop longtemps dans la machine : trempé, lourd, et dont on ne sait jamais s’il pourra un jour sécher.
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