Le Premier Lavage

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Le lavage, c’est ça : un cycle qui commence à mélanger le clair et le sale, le doux et le rugueux, le rire et la douleur. Ça t’agite, ça te retourne, ça enlève des choses et ça en révèle d’autres.

J’ai 24 ans, et me voilà assise devant Pôle emploi, à écouter des ateliers sur “comment faire un CV”. Le mien est prêt depuis des mois. Mais je découvre surtout une vérité : parfois, ceux qui sont censés nous relancer semblent avoir eux-mêmes décroché.

Je vois dans leurs yeux la fatigue, la résignation. On dirait des stagiaires qu’on ne paie pas, condamnés à faire tourner une machine sans fin.

Et pourtant, malgré tout, je mesure ma chance. Parce qu’au fond, l’État couvre mes arrières. Alors je joue le jeu.

C’est à ce moment-là qu’avec ma collègue devenue amie, on a une idée un peu folle : aider les couples à organiser des mariages mixtes. C’était presque un prétexte pour rire, pour courir les quatre coins de l’Île-de-France à la recherche de salles de réception improbables, pour débriefer ensuite autour d’un verre ou d’un dîner. On n’avait rien à perdre et tout à inventer.

Un jour, je parle du projet à ma conseillère Pôle emploi. Je remets mon costume d’actrice et je lui sors une débale digne d’un vendeur d’épluche-tout au marché.

Elle achète. Mieux : elle me propose d’intégrer une formation de « Créateur d’entreprise », avec accompagnement par de vrais business angels. Gratuitement. Un cadeau tombé du ciel.

Je prends beaucoup de plaisir à apprendre durant cette formation.

Le jour de la présentation du projet, j’invite ma partenaire d’affaires et les business angels nous applaudissent.

On flotte. Et pour fêter ça, on s’offre un rêve : le nouvel an à l’Île Maurice.

Ce voyage, c’était une parenthèse enchantée.

On est jeunes, on rit, on joue, on boit. Le couple d’amis qui nous accompagne est mauricien aussi, et leurs familles nous ouvrent toutes grandes leurs portes. J’ai l’impression d’être adoptée, accueillie comme une cousine qu’on n’aurait jamais vue mais qui fait déjà partie du clan.

Je découvre une île qui ne ressemble pas à une carte postale figée mais à un vrai monde, vivant, bruissant. Les marchés colorés, les plats qui brûlent tellement la langue qu’ils anesthésient les litres d’alcool offerts par les tontons. Les éclats de rire qui résonnent jusque tard dans la nuit.

Et puis ce moment magique : minuit du nouvel an, au bord de la piscine de notre villa. Le compte à rebours lancé, les cris, et tout le monde qui plonge en même temps. Une seconde suspendue, où l’eau nous saisit mais où je me sens incroyablement vivante.

Mais comme dit Orelsan : « Le bonheur, c’est sympa, mais c’est pas stable. C’est juste une pause entre deux trucs qui s’passent mal. »

Très vite, des tensions apparaissent. Mon amie tourne en rond. Et pendant le voyage, je vois : la fille du couple qui nous accompagne drague ouvertement son mari. Je le préviens, presque comme une sœur : « Ne joue pas avec le feu, tu n’y gagneras rien. »

Mais le feu prend. Mon amie finit par découvrir le manège auquel son mari ne semble pas vouloir résister. Explosion. Cris, larmes. Puis, comme dans une mauvaise pièce de théâtre, les deux couples se réunissent en « conseil » pour apaiser la situation. Sans moi.

Quand ils reviennent, tout sourires, le verdict tombe : tout va bien. Leur explication est posée, nette, improbable : cette fille n’avait pas de mauvaises intentions, seulement un manque d’attention paternel à combler.

À moi, dont le père s’était volatilisé, on osait servir cette version.

Alors j’ai douté. J’ai dit que je n’y croyais pas. Et c’est là que la fracture a commencé. Parce que je n’ai pas adhéré à leur vérité arrangée, j’ai été mise à l’écart.

J’ai essayé de m’accrocher comme j’ai pu à cette amitié qui pour moi était de la fraternité. Mais le fait de ne pas avoir avalé la version qui nous était présentée a commencé à abimer notre lien.

Le retour en France n’a rien arrangé. Cette fille, l’« allumeuse », est restée accrochée, omniprésente. Quand on a préparé les 40 ans de mon amie, elle lançait des piques, insinuait que la robe choisie lui irait mieux à elle, s’investissait juste assez pour critiquer. J’ai serré les dents, pour sauver ce qui pouvait l’être.

Puis il y a eu la fête, et juste après… le vide. Mon amie a sombré dans une dépression. J’ai tout donné pour la maintenir à flot : messages, appels, visites tardives quand son mari se disait dépassé. Mais moi aussi, j’étais en train de m’éteindre. Je vivais une rupture compliquée, un contexte familial toujours fragile et je n’avais plus d’énergie à donner.

On ne se voyait plus. On s’écrivait, parfois. Jusqu’au jour où, neuf mois plus tard, elle m’a annoncé la naissance de son enfant. Toutes ses autres amies avaient été informées et l'avaient accompagnée. Même l’allumeuse. Pas moi.

Ce jour-là, le lien s’est brisé.

Pour autant, elle restera une des plus belles rencontres de ma vie. Je suis reconnaissante pour les milliers d’aventures qu’on a vécues et pour tout l’Amour qu’on a partagé. Elle m’a aussi offert un vrai sentiment de protection, et je ne la remercierais jamais assez.

Surtout que mon premier lavage n’était pas terminé. Comme si, dans le même brassage, une autre eau se mettait déjà à couler. Cette fois, elle allait m’entraîner dans un univers totalement inattendu.

Je postule à une annonce d’Assistante Contrats dans l’aéronautique. Pour moi, c’était comme une revanche, un deuxième envol après ma carrière de PNC avortée.

Mon anglais s’était affûté au lycée, j’avais déjà une solide expérience juridique, et j’ai été embauchée.

L’équipe était structurée : trois juristes, chacun responsable d’un territoire ; Amériques, Europe-Moyen Orient, Asie ; et une directrice pour chapeauter l’ensemble. Je découvrais un monde nouveau, avec ses codes, ses enjeux, ses distances.

À peine arrivée, ma directrice me propose d’animer des formations sur ces trois zones. J’ose à peine y croire.

La première semaine, une soirée est organisée sur un rooftop parisien avec vue sur la Tour Eiffel. J’étais là, assise à l’écart, à observer comme j’aimais le faire. Observer les rituels, les jeux de pouvoir, les maladresses. Cet univers me fascinait autant qu’il m’intimidait.

Et c’est souvent ça, le début de toute nouvelle étape : on se croit minuscule dans un décor trop grand. Mais c’est précisément là que se glissent les chances. Parce que quand on n’est pas encore enfermé dans les codes, on peut se permettre des éclats de spontanéité qui marquent.

La soirée battait son plein. Je m’étais trouvé un fauteuil un peu à l’écart, un poste d’observation idéal. J’aimais observer ce ballet : les collègues qui se jaugent, ceux qui s’enhardissent après un verre de trop, les solitaires qui se réfugient dans leur téléphone. C’était comme une pièce de théâtre dont je découvrais les coulisses.

Soudain, une présence à ma gauche. Une femme, assise sur l’accoudoir de mon fauteuil. Belle, charismatique, silencieuse. Un serveur s’avance : au lieu de servir l’ensemble du buffet, il lui avait préparé et amené une assiette.

Spontanément, je lâche :

- « Et bah, ça va Madame la Princesse ! »

Elle me lance un regard surpris. Et moi, dans mon élan, je surenchéris :

- « Vous avez bien raison ! Il faut bien que ça serve aussi à ça d’être une femme ! »

Petit coup de coude complice, sourire gêné. Ma responsable accourt, essoufflée, et me présente : la deuxième personne la plus influente de l’entreprise.

Sur le moment, j’ai eu envie de disparaître. Je la remercie et je m’enfuie.

Un an plus tard, salon du Bourget. L’événement le plus attendu du secteur aéronautique.

Ambiance électrique, délégations diplomatiques, et gros contrats signés.

Au milieu de ce capharnaüm, je l’aperçois suivie par des journalistes. Ma responsable tente de l’intercepter pour présenter son équipe. Sans s’arrêter de marcher, elle s’avance vers moi, me pointe du doigt et me lance :

- « On se connaît je crois, vous allez bien ? »

Elle me serre la main et s’en va.

On pense souvent qu’il faut briller par les codes, le paraître, les bonnes phrases calibrées. Mais ce qui reste, c’est souvent autre chose : un éclat de spontanéité, un mot trop franc, une étincelle imprévue. Ce soir-là, j’avais dit ce qu’aucun manuel de management ne m’aurait conseillé. Et pourtant, c’est ce qui m’a rendue mémorable.

C’est peut-être ça, la première grande leçon : dans un monde où tout le monde veut jouer juste, ce qui fait la différence, c’est parfois ce qui reste vrai.

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