Le Premier lavage (la suite)
Doucement, je suis parvenue à faire ma place dans cette entreprise aéronautique. Les dossiers s’enchaînaient, les relations se tissaient, et ma place dans l’équipe se consolidait. Quelques mois plus tard, la récompense tombe : ma Directrice me propose d’animer une formation durant le séminaire des ventes en Asie.
Une semaine entière à Singapour.
C’était une première pour moi. Le tout premier voyage d’affaires à l’autre bout du monde. Celui qui allait en annoncer beaucoup d’autres. Rien que l’idée suffisait à me faire battre le cœur : la responsabilité, le vertige de l’inconnu, et la promesse d’une aventure que je n’oublierais pas.
Le Directeur des Ventes Asie, un Français expatrié que j’avais appris à connaître, me propose même d’arriver en avance pour passer le week-end dans son condo et découvrir la ville. Car, en réalité, les voyages d’affaires ne laissent que rarement de place au tourisme : on atterrit, on enchaîne les rendez-vous, on dîne avec les collègues/clients, et on repart aussitôt. Cette invitation était une chance inespérée.
Pour ce premier voyage d’affaires, j’avais misé gros : tout était calculé, du moindre top fluide à la paire de chaussures confortables mais stylées. J’avais enregistré mon bagage en soute.
Mon collègue m’attendait à l’arrivée. La première chose qu’il a faite ? Se moquer, hilare, de mon bagage trop rempli. Il m’a taquinée toute la semaine là-dessus. Il m'a aussi expliquée qu’un vrai voyageur d’affaires apprend vite à voyager léger, avec un simple bagage cabine.
Sur le moment, je n’avais pas mesuré l’impact de ce qu’il disait, encore attachée à mes tenues et à l’idée qu’il fallait « assurer » jusqu’au bout. Mais je lui dois un grand merci.
Parce que des années plus tard, la scène s’est rejouée dans un aéroport internationnal : le nouveau Directeur Financier, un bagage en soute pour une semaine, et notre CEO furieux de devoir attendre. Cette fois, j’étais dans le public, pas sur le banc des accusés.
Dans le monde des affaires, ça peut paraître un détail. En réalité, c’est tout un symbole.
Voyager léger, ce n’est pas seulement une question de valise. C’est une philosophie : ne pas s’encombrer de superflu, rester mobile, adaptable, prêt à changer de direction du jour au lendemain. Un bagage cabine, c’est la métaphore parfaite de la vie professionnelle : tu ne transportes que l’essentiel, tu apprends à te délester du reste, et tu avances plus vite.
Je me revois encore, mon énorme valise à la main, franchissant les portes de l’aéroport de Singapour. La chaleur moite m’enveloppant aussitôt, mélange de parfum d’épices et d’air saturé d’humidité.
Mon collègue me fit découvrir son monde : celui des condos, ces résidences fermées pour expatriés ou fortunés, avec leurs piscines bleutées, leurs salles de sport rutilantes et leurs jardins tropicaux.
Son appartement était immense. Et moi, j’avais droit à une suite séparée, avec ma propre salle de bain. Tout était à la fois démesuré et accueillant. Entre la fatigue du voyage, la nouveauté et l’excitation, j’avais l’impression de flotter.
Le soir même, nous retrouvons des collègues venus des États-Unis. Un restaurant superbe, des tables alignées, et bientôt des crabes au poivre débarqués sans que j’aie eu le temps de commander. On nous donne des bavoirs en plastique et je me laisse happer par le spectacle, amusée et émerveillée.
La soirée se poursuit dans un bar, puis finit en boîte de nuit.
Ma première journée en Asie se déroulait comme un rêve éveillé : légère, drôle, bienveillante. Un mélange de travail et d’insouciance qui ouvrait en moi un champ de possibles.
Pour la journée du dimanche, mon collègue a prévu de me faire visiter la ville. J’émerge dans ma superbe suite. Je prends mon téléphone le cœur léger et la tête embuée. Il est 10 heures, et j’ai une superbe journée devant moi.
Je désactive le mode avion. En fait, il est 16 heures et j’ai dormi toute la journée. Foutu Jet-Lag.
Mon collègue avait eu le temps de golfer. Il est trop tard pour en profiter, et il me retrouve à 16h30 pour me déposer à l’hôtel où on est logés pour le séminaire.
L’hôtel est majestueux. J’avance dans ce décor comme dans un rêve éveillé, chaque détail semblant avoir été pensé pour séduire l’œil : les bouquets de fleurs fraîches au parfum discret, la douceur des tapis sous mes pas, le ballet silencieux du personnel en uniforme. Tout respire l’harmonie, comme une parenthèse suspendue hors du temps.
On m’installe dans ma chambre. Les draps tirés avec une précision millimétrée, la vue plongeante sur la ville, le silence feutré à l’intérieur. Chaque geste devient une découverte : ouvrir les rideaux, tester la literie, effleurer les interrupteurs modernes. J’ai l’impression d’être transportée dans un autre rythme, celui où tout est fluide, simple, soigné.
Dans l’ascenseur, un bouton avait attiré mon regard : « Swimming Pool ». Tout en haut. Je m’y aventure. Quelques secondes plus tard, les portes s’ouvrent et je découvre une piscine suspendue au-dessus de la ville. Une ligne d’eau turquoise qui semble toucher le ciel.
Je m’y glisse. L’eau est tiède, enveloppante. Et autour de moi, Singapour scintille. Les gratte-ciel se découpent dans la lumière du soir, les reflets des néons dansent à la surface. Je flotte, immobile, comme au milieu d’un mirage. J’ai la sensation rare de vivre un moment parfait, complet, dont je n’ai rien à retenir ni à analyser. Juste être là, dans cette eau, avec la ville immense qui bat tout autour.
Les jours s’enchaînent à toute allure, rythmés par le programme millimétré du séminaire. On ne sort pas de l’hôtel, mais tout est organisé pour qu’on ait l’impression de voyager quand même : salles de conférences baignées de lumière, buffets débordant de douceurs sucrées ou salées, verres levés à la fin des journées intenses, dîners qui se prolongent dans un brouhaha d’accents venus du monde entier.
C’est un huis clos, mais un huis clos vivant, stimulant. On apprend, on débat, on se challenge. J’écoute, je participe, je découvre. J’ai le sentiment de grandir à vue d’œil, comme si chaque heure venait nourrir une version plus assurée de moi-même. Le soir, je me couche le cerveau en ébullition, le cœur gonflé par la chance d’être là.
Le moment fort, c’est ma présentation sur les Contrats stratégiques. J’ai travaillé, répété, ajusté. Et quand je parle devant eux, je sens une écoute attentive. Les regards se lèvent de leurs notes, des sourires s’échangent. À la fin, ma Directrice me glisse un mot, simple mais précieux : elle est satisfaite. Je flotte d’un mélange de soulagement et de fierté.
Et puis il y a les liens. Ces amitiés d’hôtel, ces complicités soudaines qui naissent autour d’un café entre deux sessions ou au détour d’un éclat de rire. On se découvre dans l’intensité de la semaine, et c’est ça aussi, la magie de ces séminaires.
Quand la semaine s’achève, tout paraît irréel, comme si on sortait d’une bulle dorée.
C’est le dernier jour. Chacun s’apprête à reprendre un vol, les valises alignées dans le hall, les au revoir pressés, les promesses de se revoir vite. L’ambiance est légère, presque festive, comme si nous venions de partager une parenthèse hors du temps.
Et c’est précisément à ce moment-là qu’un mail tombe, anodin en apparence : l’annonce officielle de la nomination du nouveau Directeur Marketing. Celui encore en place, Jean-Daniel, est avec nous.
Le texte est long, détaillé, plein d’éloges pour le nouvel arrivant. Tout y est : ses expériences, ses réussites, sa vision pour l’avenir. À la fin, une seule ligne remercie Jean-Daniel pour son « investissement ». Une ligne polie, impersonnelle, qui sonne comme un coup de tonnerre dans le silence de l’ascenseur où il lit ces mots, entouré de ses collègues.
Pas de discours, pas d’au revoir, pas de main tendue. Juste un mail. Et pour lui, tout bascule. Son contrat local américain ne lui laisse aucune protection, aucun délai. Sa vie est là-bas, sa famille aussi. Mais son travail s’arrête ici, aujourd’hui, sans préavis.
Cette scène m’a marquée. Parce qu’elle montrait à quel point l’entreprise pouvait être à la fois un lieu de passion et d’épanouissement, et en même temps un espace d’une froideur implacable. Une double réalité qu’il fallait apprendre à regarder en face.
Alors, plus que jamais, je me suis faite une promesse : profiter de chaque instant offert par ce métier. Barboter dans les piscines de luxe quand elles sont là, commander un room-service si j’en ai envie, m’imprégner de chaque détail avec tous mes sens. Ne rien attendre de durable, mais savourer tout ce qui passe.
Et je me suis promis aussi de garder une juste distance : de ne jamais confondre mon travail et ma vie. Parce que le jour où l’entreprise déciderait de tourner la page, je voulais être sûre d’avoir la mienne à écrire ailleurs.
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