Chapitre 4 - Téléphone - Marthe

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Marte - version 2

De retour à la maison, j'appelle ma soeur Elodianne à Madagascar. Avec mon ongle au vernis écaillé, je retire le reste de la surface à gratter indiquant le code à taper de ma carte prépayée AFRICA TEL, avec sa grosse fleur et ses animaux que l'on ne trouve pas à Madagascar : un lion, des zèbres, des éléphants.

50 francs pour une heure de téléphone. Quelle bande de voleurs et de menteurs ces gens des compagnies téléphoniques ! Je sais qu'ils enlèvent des minutes en secret, j'ai déjà chronométré ! Je repose la carte à côté des autres déjà utilisées, une vingtaine peut-être. Je soupire en comptant combien j'ai dépensé pour appeler à Madagascar. Ma soeur décroche enfin le téléphone :

— Ah enfin ! Qu'est-ce qui t'as pris autant de temps ?

— Moi aussi je suis contente de t'entendre ma soeur.

— Arrête de faire la maligne, je suis fatiguée et je te rappelle que c'est toujours moi qui t'appelle, la moindre des choses serait de répondre à temps, c'est pas comme si t'avais grand chose à faire à cette heure ci.

Je l'entends souffler mais elle ne répond pas. J'entends un gros « boum » suivit par le hurlement de Ryan. Mon coeur bondit. Je raccroche et court dans la chambre des enfants. Ryan et Malala sont debout au milieu de la chambre, sur le matelas de Ryan qu'ils ont mis par terre. Ryan hurle en tenant son bras gauche. Il a une serviette de bain attachée autour de son coup, comme une cape de super-héros. Malala dit quelque chose que je ne comprend pas très bien. Mes yeux sont fixés sur le bras de Ryan. Je l'examine pendant que Malala me parle de Batman et de Superman et de je sais pas qui d'autre en « Man » et que c'est pas de sa faute, que c'est Ryan qui a voulu sauter du lit du haut. Je lui pince la cuisse trois fois pour la punir d'avoir été aussi inconsciente. C'est elle la grande soeur, c'est elle la responsable. Heureusement le bras de Ryan ne semble pas cassé, je lui donne un doliprane pour calmer la douleur. Il aura probablement un bleu à l'épaule le lendemain.

Je rappelle ma soeur après avoir préparé le repas des enfants qu'ils prennent devant la télé. Je lui parle en malgache, autant par habitude que parce que je n'ai pas envie que mes enfants comprennent.

— C'est trop dur, je n'en peux plus ! lui dis-je sans autre formule de politesse.

— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Tu m'as fait peur à raccrocher comme ça !

— Les enfants ont joué à sauter du haut du lit superposé sur un matelas et le petit s'est fait mal à l'épaule. J'en ai marre, pourquoi ils ne peuvent pas être sages comme les autres enfants ?

— Je sais que c'est dur, mais tu dois tenir le coup, répond Elodianne.

Je lève les yeux au ciel. Quelle banalité. C'est ma grande soeur, mais je la trouve tellement bête.

— Je ne comprends pas, Papa et Maman ont eu dix enfants, comment ont-ils fait pour nous supporter ? Je n'en n'ai que deux et je suis tout le temps épuisée.

— Les enfants sont une richesse, ne l'oublie pas.

— Les enfants sont surtout un gouffre financier. Tout est cher ici : le loyer, la nourriture, les vêtements, les jouets, l'écolage. Je ne comprends pas ce qui coûte aussi cher dans ses fournitures scolaires, elle n'a que 7 ans, pourquoi elle a besoin de tous ces cahiers et ces stylos de toutes les couleurs ? Les enfants ici sont trop gâtés. À notre époque on avait un cahier et un stylo et on marchait 4 kilomètres, pieds nus, pour aller à l'école. Malala change de chaussures tous les six mois ! Décidément, tout est trop cher. Tout ce que je gagne, c'est comme si ça s'évaporait dans les airs.

Je soupire en pensant à la dernière paire de chaussures que j'ai achetée à Malala. J'espérais faire une affaire en achetant des chaussures plus grandes pour qu'elle les garde plus longtemps, mais elle n'arrivait pas à marcher avec, elle tombait tout le temps, alors je les ai mises au placard en attendant qu'elle grandisse et j'ai dû racheter des chaussures à sa taille...

— Oui, je comprends, pour nous aussi c'est difficile de trouver de l'argent. Avec l'épicerie, on ne gagne pas beaucoup, toi au moins avec ton diplôme de médecine, tu peux gagner beaucoup d'argent en France.

— Je ne gagne pas « beaucoup » d'argent. Je travaille aux urgences, donc dans le public, et dans le public on ne gagne pas autant que dans le privé. Mais tu ne peux pas comprendre, tu n'as pas fait d'études.

Une boule grandit dans mon ventre et remonte pour venir réchauffer ma tête. Elodianne m'exaspère à comparer ce qui est incomparable. Elle n'y comprenait rien et elle ouvrait la bouche.

— Vous à Madagascar, vous croyez trop qu'on chie de l'argent parce qu'on habite en France ! Vous pensez qu'on est millionnaires, mais on travaille dur et on ne gagne pas assez pour vivre ! Vous ne voyez pas en réalité que c'est vous qui avez la belle vie !

— J'ai parlé sans réfléchir, pardon.

— Comme d'habitude.

— Tu sais, si Papa et Maman ont réussi à s'en sortir avec dix enfants, c'est grâce à Anita. Tu te rappelles d'Anita ? me demande Elodianne.

Bien sûr que je me rappelle d'Anita. Maman était tombée malade et Papa avait été muté à Diego pendant deux ans. Elle nous avait pratiquement élevées alors qu'elle n'avait qu'un an de plus que ma grande soeur et deux ans de plus que moi. J'ai souri en repensant à elle.

— Elle était gentille Anita. Je me demande ce qu'elle est devenue.

— Je ne sais pas. Je crois qu'elle a ouvert une épicerie à Farafangana. Mais c'est comme ça qu'on s'en sort ici, on prend une bonne pour nous aider, sinon, on n'y arriverait pas. Tu crois que Mahery a une seule fois levé ses grosses fesses pour m'aider à ranger la table, faire la vaisselle ou changer les couches quand mes enfants étaient bébés ?

— Sylvain change les couches.

— Parce que vous n'avez pas de bonne ! Donc, pourquoi tu n'en prends pas une ?

— Encore une fois Elodianne, tu ne sais pas de quoi tu parles, ici les bonnes ça gagne presque autant que mon salaire ! À quoi ça sert que je travaille aussi dur si c'est pour tout refiler à la femme de ménage ?

— Tu ne me laisses pas parler ! Laisse-moi le temps de terminer au lieu de me couper tout le temps la parole !

— D'accord, je t'écoute, pas la peine de t'énerver.

— Combien ça coûte une bonne chez toi ?

— Je ne sais pas, 5000 francs par mois peut-être.

— Et combien ça coûte un billet d'avion pour aller en France ?

— Pareil, entre 5000 et 6000 francs, ça dépend des périodes. Mais où veux-tu en venir à la fin ?

— Pour quelqu'un qui a fait des études de médecine et qui dit être plus intelligente que tout le monde, tu n'es pas très futée aujourd'hui, m'attaque-t-elle.

— Bon je vais raccrocher, tu m'exaspères et ça coûte cher de t'appeler.

— Écoute-moi pour une fois, au lieu de toujours t'énerver que tout coûte cher. Grâce à moi, tu vas économiser beaucoup d'argent. Tu prends une bonne à Madagascar et tu la fais venir en France. Il y a des agences qui s'occupent de ça. Tu payes le billet d'avion, tu payes les frais d'agence, c'est ça qui coûte le plus cher, et la bonne tu peux la payer 500 francs, c'est très bien payé pour Madagascar, elle sera mieux payée qu'une institutrice, ou même un médecin ici ! Elle sera très contente. Et si elle est mineure, c'est encore moins cher, tu n'as qu'à la payer ou 100 ou 200 francs par mois. Ça sera rentable pour toi.

— Ma soeur, tu es tombée sur la tête trop souvent quand tu étais petite, l'intelligence a eu trop mal et s'est enfuie de ta tête ! Tu penses que les Français vont autoriser une petite malgache de rien du tout à venir en France comme ça, sans diplôme, sans papier, sans parler même un mot de français ? Tu ne te rappelles pas les galères que j'ai dû traverser pour venir ici ? Alors que j'avais déjà le diplôme de médecin, que je parle mieux et j'écris mieux le Français que les Français eux-mêmes ? Les allers-retours à l'ambassade à attendre tous les jours pendant des heures le visa qui ne venait pas, qui ne voulait pas venir, qui était toujours coincé quelque part. Tu ne connais pas les Français toi ! Ils sont venus chez nous pour tout nous prendre et quand nous on vient chez eux ils nous disent « Non, vous n'avez pas le visa ! » Est-ce que les colons avaient un visa quand ils sont arrivés pour nous dépouiller de nos terres ?

— Peut-être que nos ancêtres auraient dû leur demander leur visa avant d'entrer.

— Arrête de dire des bêtises Elodianne !

— Moi je te dis que c'est possible, il y a des agences à 67 ha* qui s'occupent de ça. Je ne sais pas comment elles obtiennent le visa et le passeport, mais elles y arrivent. Réfléchis bien. Ça pourrait être la solution à tes problèmes.

*67 hectares : quartier populaire d'Antananarivo, capitale de Madagascar

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