Chapitre 5 - Famine - Joanna

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- Tout ce qui est en [gras entre crochets] se trouve dans mes notes. Ce ne sont pas des oublis, pas la peine donc d'annoter :).

- Tout ce qui est en (gras, italique, souligné et entre parenthèses), ce sont des interrogations que je me pose à moi-même ou aux relecteur(ice)s.

***

Joanna - version 2

Je dois partir. Je n'ai pas le choix, même si je n'ai pas envie. De toute façon, depuis quand ce que j'ai envie de faire ou ne pas faire a une quelconque importance ? Je n'avais pas envie d'arrêter l'école en classe de 7e mais je n'avais pas le choix. Maman n'avait plus d'argent pour payer mon écolage, Papa n'avait pas envoyé d'argent depuis qu'il était parti pour travailler dans la mine. Et puis en classe de 7e, j'étais assez grande pour arrêter l'école. Je savais lire, écrire et compter, c'était bien assez suffisant. Mes deux petits frères, Tojo et Dama, entreront à l'école à la rentrée prochaine. Et ma petite soeur, Soa, est en classe de CP2.

À la rentrée prochaine, il aurait dû y avoir quatre enfants scolarisés en même temps. Mais quatre enfants à l'école, c'est quatre enfants qui ne peuvent pas travailler. Je devais donc me sacrifier, même si j'étais la meilleure de la classe, même si la maîtresse m'avait dit que je pouvais avoir un bon travais quand je serai grande, devenir institutrice comme elle, ou même infirmière. Maman s'est moquée de moi quand je lui ai dit : "Et avec quel argent ? Tu sais très bien que pour faire des études il faut de l'argent. Pour réussir ses examens, il faut de l'argent. Pour faire un métier, il faut de l'argent. Tu penses que les infirmières, les juges, les instituteurs, les gendarmes, les gens qui travaillent pour la commune ont pu avoir leur travail sans payer leur place ? Personne ne réussit ici sans payer quelqu'un. Personne ne réussit en partant de rien et tu le sais très bien !"

On vit dans la région la plus pauvre, du pays le plus pauvre au monde. Ils l'ont dit à la radio. Nous vivons dans un tout petit village à côté d'Ambovombe qui s'appelle [XXX]. Depuis quelques temps, au moins depuis avant ma naissance, plusieurs ONG se sont installées à Ambovombe, avec leurs puits qui se cassent au bout d'un an, leurs sacs de riz, leurs 4x4 qui nous font courir de peur et leurs grands discours incompréhensibles sur les hommes nés libres et égaux.

Tout comme je n'avais pas le choix d'arrêter l'école, je n'avais pas le choix de travailler la terre, comme Maman, Papa et tous nos ancêtres avant nous. Mais comment travailler la terre quand rien ne pousse depuis bien trois ans ? La dernière pluie remonte à l'année scolaire dernière et elle n'a duré que le temps d'une récréation, pas assez pour commencer à semer nos dernières graines de maïs et de manioc, mais assez pour se précipiter sur la route et ramasser l'eau stagnante des nids de poule et remplir notre bidon jaune. L'eau est boueuse, c'est pour ça qu'on doit attendre avant de la boire. Même si elle nous donne souvent mal au ventre, elle est gratuite. Quand elle tombe, Maman dit que c'est un cadeau du Ciel et que l'on doit remercier Dieu.

La récolte précédente n'a pas tenu, le Tiomena, cette satanée tempête de sable, a recouvert toutes nos cultures de sable rouge. Nous avons essayé de construire des brise-vent en plantant des haies de cactus, mais les feuilles n'ont pas poussé bien haut. Pourtant partout ailleurs, le cactus pousse jusqu'à hauteur d'homme, voire plus.

Comme nous ne pouvons plus cultiver, Maman s'est inscrite sur la liste des bénéficiaires du Programme Alimentaire Mondial. Elle a menti en disant qu'elle n'avait pas de mari, mais on lui a dit qu'il fallait dire ça pour être prioritaire.

« Je n'ai pas vraiment menti, se défendait-elle sans que personne ne lui fasse une remarque, il est parti depuis plus de deux ans et n'a toujours pas envoyé un franc, donc c'est comme si je n'avais pas de mari. »

Tous les mois, nous recevons du riz, de l'huile, des haricots parfois. Quand on arrive au village, nous partageons avec les voisins. Les vazaha du PAM nous disent que la ration est prévue pour cinq personnes, pas plus, mais nous sommes souvent plus de vingt à manger dessus. Il est impossible de dire à ceux qui ne sont pas sur la liste qu'on ne peut pas leur donner à manger. Car un jour la liste changera, et nous ne seront plus dessus alors qu'eux, si. C'est pour ça que la ration qui est censée durer un mois, dure à peine une semaine. Pour tenir les trois semaines restantes, il nous reste du tamarin et des figues de barbarie, mais souvent, ce n'est pas mûr, et lorsqu'on en mange trop, on a la diarrhée.

Cela fait une semaine que Tojo a la diarrhée. Il est devenu tellement faible qu'il n'arrive plus à avaler. Il a le regard dans le vide et ne parle plus. Maman l'emmène dans une clinique mobile de l'ONG Aide Sans Frontières, à plus de trois heures de marche. Elle ne veut pas l'emmener à l'hôpital public d'Ambovombe parce qu'elle n'a pas d'argent. Les cliniques mobiles sont tenues par les ONG et donc gratuites. Soa, Dama et moi-même avons déjà consulté une clinique mobile lorsque nous étions faibles.

Nous marchons à travers les dédales de cactus. Des cactus, il y en a à perte de vue. Des cactus, du vent et du sable. Nous arrivons sur un terrain vague, à proximité du village de [nom du village]. Il n'y a rien à part un grand tamarinier au milieu et quelques arbustes. Une dizaine de femmes maigres, aux T-shirts troués et aux lambahoany autrefois colorés et désormais ternis par la poussière, sont assises sur des nattes ou à même le sable. Elles sont accompagnées de leurs enfants au ventre énorme, aux cheveux jaunis et aux os apparents, comme nous.

Nous attendons patiemment les infirmiers d'ASF. D'autres femmes, d'autres enfants malnutris arrivent peu à peu. Le soleil est déjà haut dans le ciel lorsque le 4x4 de l'ONG arrive enfin sur le site. Cinq personnes en sortent avec des gros cartons qu'ils déposent sous le tamarinier. Ils montent une tente, placent des chaises, et suspendent un pèse personne à une branche de l'arbre. Deux hommes déplient une énorme affiche portant en gros le logo d'Aide Sans Frontières et son slogan écrit en français : « Aider ceux qui en ont besoin est notre métier. »

Une femme fait l'appel. Quand vient notre tour, une infirmière mesure Tojo avec une planche en bois. Puis avec l'aide de Maman, elle met mon petit frère dans une espèce de couche bleue attachée à la balance. Et enfin, l'infirmière prend le bras de Tojo et en fait le tour avec une bandelette blanche. Elle nous explique à Maman et moi ce qu'elle est en train de faire, même si on l'a déjà entendu plusieurs fois :

« Je suis en train de faire le périmètre bracchial, ça veut dire que je lui mesure le bras. Regarde là, il y a trois couleurs, lorsque c’est vert c'est que l'enfant est en bonne santé, lorsque la bande est jaune, l'enfant est en malnutrition modérée. On va voir avec ton frère. Ah. Là la bande est rouge car son tour de bras est de seulement [XXX] cm. Allez vous asseoir là-bas, on a encore d'autres questions à vous poser.» (peut-être à reformuler)

Une deuxième infirmière demande à Maman si Tojo est fatigué, s'il a des diarrhées, s'il a des difficultés à avaler. Maman répond oui à toutes ses questions et l'infirmière lui dit : « Votre enfant est gravement malade, il est en situation de malnutrition aiguë sévère. Il a 4 ans c'est ça ? Il ne pèse que [XXX] kilos, c'est trop peu pour son âge. Si jamais il attrape une autre maladie, le palu ou une infection respiratoire, il va mourir. »

Elle dit ça avec le ton détaché de l'habitude. Tout autour de nous, il n'y a que des enfants malnutris. La seule manière d'obtenir ce que tout le monde désirait, à savoir des sachets rouge et blanc de Plumpy Nut, c'est en ayant un tour de bras trop maigre. L'infirmière en donne à Tojo en prévenant Maman : « Il ne devra manger que ça pendant une semaine, ça et rien d'autre. Vous ne pouvez pas le partager avec vos autres enfants, sinon il ne pourra jamais guérir. Revenez la semaine prochaine pour le suivi. »

Maman a l'habitude. On a tous déjà eu le droit au PlumpyNut, cette pâte d'arachide que les ONG donnent à tous les enfants malnutris pour qu'ils reprennent des forces. Personne n'est dupe, ni les infirmiers de l'ONG, ni les mamans. Tout le monde sait qu'elles ne vont jamais donner à manger à un seul de leurs enfants alors qu'ils ont tous faim. Maman prend les sachets, en donne un à Tojo et s'en va. À peine sortis du terrain vague, elle donne un sachet à Dama et à Soa et en partage un avec moi. Ce soir, on mélangera un sachet avec du tamarin et un peu d'eau. La bouillie pourra nous durer une semaine.

Tojo n'a pas tenu la semaine. Il est mort trois jours après la dernière visite chez la clinique mobile. Maman n'a pas pleuré. Ce n'est pas le premier enfant qu'elle perd. Soa et surtout Dama, qui vient de perdre son frère jumeau, sont inconsolables. J'ai aussi envie de pleurer mais je me retiens car Maman me dit d'être forte. Je suis grande maintenant, je ne dois pas pleurer. Nous enterrons Tojo en dehors du village, sur une petite colline. Nous l'enterrons à même le sol car nous n'avons pas d'argent pour construire un tombeau. Sa tombe n'est qu'un amas de terre bombé sur lequel nous ajoutons une croix en morceaux de bois raffistolés. Le village vient présenter ses condoléances, mais aucun zébu ne sera tué, et aucun tombeau ne sera érigé. Nous sommes pauvres, jusque dans la mort. C'est ce qui attriste le plus Maman.

Notre village ressemble à ceux d'à côté. Nous dormons dans une case en bois aussi grande qu'un petit 4x4, sur une natte posée sur le sable. À l'intérieur, se trouvent aussi nos vêtements, nos cartables et nos cahiers offerts par une ONG. La cuisine, une autre case en bois, est un peu plus grande, dedans il y a une marmite, deux assiettes et deux cuillères qu'on doit se partager chacun son tour, et aussi un bidon jaune.

C'est après l'enterrement, lorsque Maman était en train de préparer la bouillie de PlumpyNut et de tamarin, qu'elle m'a dit que je devais partir. Elle s'est arrangée avec une dame de la ville qui tient une épicerie pour m'envoyer travailler dans une famille riche à l'étranger : « Tu feras le ménage et t'occuperas des enfants. Tu seras logée et nourrie. Tu ne manqueras de rien et tes patrons, ils nous enverrons de l'argent et personne d'autre ne mourra de faim. »

Même s'il n'y a rien à manger, même s'il n'y a pas d'eau, même si mon frère vient de mourir de faim, même si je ne vais plus à l'école et que je m'obstine à travailler une terre qui s'obstine à ne rien produire, sous un soleil tellement brûlant qu'il nous tue à grand feu, je ne veux pas partir. Je ne veux pas quitter Maman, Soa et Dama. Je ne suis jamais allée plus loin qu'Ambovombe. On a trop peur de se faire attaquer par les Dahalo alors on ne se déplace jamais seuls, surtout lorsqu'on est une fille. Mais Maman veut m'envoyer hors du pays, toute seule.

J'ai peur, mais je ne dis rien à Maman. À quoi bon ? Si je proteste, elle me répondra que c'est elle qui m'a mis au monde et qu'en tant qu'enfant je dois lui obéir car c'est la volonté de Dieu. C'est écrit dans la Bible : « Honore ton père et ta mère », ça veut dire que je dois obéir à mes parents si je ne veux pas aller en enfer. Et je ne veux pas aller en enfer comme je ne veux pas aller à l'étranger, car même si ici ça ressemble beaucoup à l'enfer, c'est un enfer que je connais.

— Je vais aller où ?

— En France ! Tu partiras la semaine prochaine. Tout est arrangé. Tu prendras le taxibrousse jusqu'à Antananarivo et après tu prendras l'avion. Tu te rends compte ? L'avion ! Tu as tellement de chance, seuls les riches prennent l'avion.

— Je vais prendre l'avion toute seule ? Comment je vais faire pour aller à l'aéroport ?

— Ne t'inquiète pas, tout va bien se passer. Tu as beaucoup de chance d'aller en France, ils sont très riches là-bas. Tu iras à l'école, tu apprendras le français. Il n'y a pas de corruption là-bas, ni de pauvreté. Les gens sont heureux et riches, pas comme ici. Imagine, tu pourras même avoir les papiers français et dans quelques années, tu reviendras et tu pourras ouvrir une épicerie en ville !

Soa et Dama pleurent lorsque je monte dans le taxibrousse. Ils ne comprennent pas pourquoi je dois partir. Je leur promets qu'à mon retour, je leur apporterai des jouets : une poupée pour Soa et une voiture pour Dama. Maman me souhaite bon voyage. Elle n'a pas l'air de se rendre compte qu'elle ne me verra pas pendant plusieurs années. J'ai envie de pleurer, mais je ne peux pas. Je dois rester forte. (même formulation dans le paragraphe sur la mort de Tojo, est-ce un problème ?)

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