Chapitre 3 - Femme médecin - Marthe

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Marthe - version 2

Il fait encore jour et chaud quand je prends le métro, les vapeurs d'urine et de sueur d'aisselles embaument les couloirs. Est-ce pour ça que j'ai quitté mon pays ? Un deux-pièces en HLM dans une ville qui sent la pisse ? Le rêve parisien a des allures de Tours Eiffel contreplaquées made in China vendues par des Congolais sans papiers.

Vendredi soir, je joue des coudes dans le métro et réussis à trouver une place sur un strapontin. Un clochard mendie en titubant, ou l'inverse. Il recrache machinalement son discours appris par coeur. Les clochards ont tous le même ton quand il mendient, un ton monocorde qui se veut plaintif : « Mesdames, Messieurs, bonsoir, excusez-moi de vous déranger, je suis à la rue depuis (ajouter le nombre d'années) après la perte de mon emploi (ou de ma femme). Si vous voulez bien m'aider avec une petite pièce s'il vous plaît. »

Les clochards de Tana aussi ont le même ton quand ils mendient, nasal et un peu traînant sur les fins de mots : « Mangataka vola madamaaaaaaaa ». La règle est de ne jamais regarder les clodos dans les yeux, je regarde donc à travers lui, comme s'il n'existait pas, pour éviter qu'il vienne droit vers moi avec son parfum relents de Meteor.

Je déteste les pauvres, surtout les pauvres en France. Ils ne font que boire et se battre. Je ne donnais déjà pas d'argent aux mendiants de chez moi (il ne faut pas les habituer) pourquoi devrais-je en donner aux mendiants d'ici ? Ils fument, sniffent ou se piquent. Ils boivent leurs aides sociales et ont le culot, en plus, de venir quémander quand ils ont fini leur dose ? Qu'ils aillent au diable !

Ceux que je hais le plus sont les blancs pauvres, comme celui qui mendie là devant moi. J'ai un peu plus de compassion pour les Africains, ils ont tenté leur chance ici et lamentablement échoué, mais ils ont essayé. Il faut un certain courage pour quitter son pays, on ne peut pas y retourner la queue entre les jambes, il faut réussir ou périr. Mais les Français pauvres, je les méprise. Ils sont nés ici, ils ont été à l'école ici, je ne comprends pas comment ils ont pu gâcher toutes leurs chances.

Un groupe d'une dizaine de touristes italiens ou espagnols monte dans la rame avec des oreilles de Mickey, les enfants mais aussi les adultes. Impossible de rester assise, je me lève à contre-coeur de mon strapontin et mon sac cogne la tête du vieux à côté de moi. Pas le temps de m'excuser qu'il me lance un :
— Oh vous pourriez dire pardon !
— J'allais le faire monsieur !
— Oui oui, c'est ça, je les connais les gens comme vous.
— Les gens comme moi, ça veut dire quoi ça ?
— Les gens pas éduqués comme vous, mais bon, vu d'où vous venez, ça m'étonne pas vraiment.
— Parce que vous savez d'où je viens, vous ?
— C'est pas important, vu que toutes les brousses se ressemblent.
— Allez vous faire voir, sale raciste !
— C'est pas du racisme quand c'est la vérité ! Vous z'êtes pas civilisés, vous z'êtes pas civilisés, qu'est-ce que j'y peux moi si on a essayé de vous éduquer mais que vous préférez continuer à vivre comme des sauvages !

J'entends quelques « Ooooh » derrière moi, mais personne ne bouge. Personne ne bouge jamais. Comme la fois où je me suis fait emmerder par un mec ivre mort qui se frottait à moi et qui avait même fini par se masturber devant moi. Tout le monde avait fait comme si de rien était. Chacun pour soi et Dieu pour tous. Moi aussi j'avais fini par l'ignorer, et même le laisser se terminer.

Face à ce petit raciste, j'aimerais répondre quelque chose d'intelligent, qui lui fasse fermer sa bouche qui pue le caca, mais je n'ai pas de munition. Je serre les dents et sors du métro sur un ridicule : « Connard va ! »

Je déteste bosser les vendredis et les samedis soirs. Ce sont les pires. On voit de tout aux urgences. Vraiment de tout. Des billes enfoncées dans le nez d'un enfant ou dans l'anus d'un adulte, des bras cassés et des casse-pieds. On accueille toute la misère et la richesse du monde dans une salle d'attente aux néons clignotants. Les blessés, les malades et les hypocondriaques défilent et m'épuisent. Je redemande pourtant toujours plus d'heures, toujours plus de gardes, car l'argent s'écoule comme l'eau dans ma paume. Plus j'essaye de le retenir, plus il disparaît.

Vingt heures. Début du service. Je cherche ma première patiente parmi les les petits vieux sur des brancards qui encombrent les couloirs. Je finis par la trouver, une mamie de quatre-vingt-quatre ans attend depuis un peu plus de douze heures. Elle est tombée dans la cuisine en voulant se faire un thé à quatre heures du matin et son aide à domicile a appelé le SAMU lorsqu'elle est arrivée quelques heures plus tard. La mamie est souriante, elle s'excuse de causer autant de tracas : « Ah vous faîtes un travail formidable. Ça fait plaisir de voir des médecins femme, vous savez à mon époque, il n'y en n'avait pas beaucoup. Vous savez j'aurais aimé être médecin moi Docteur, ou même infirmière. »

Je cherche une aide soignante des yeux, je suis face à une bavarde et les bavardes, ça m'ennuie. J'entends le rire de Josiane, une aide-soignante martiniquaise d'à peu près mon âge, depuis la porte de la salle de repos. Je lui crie de venir m'aider. Josiane, je ne sais pas par quel miracle, est toujours de bonne humeur, comme si elle était imperméable à toute autre émotion que la joie.

J'examine la patiente pendant que Josiane et elle discutent :

— Et vous venez d'où Mademoiselle ?

— De Martinique.

— Oh je suis allée en Martinique, j'ai adoré.

— Et vous aussi vous venez de Martinique ? me demande la patiente.

— Non, de Madagascar.

— Oh Madagascar, c'est quel Dom Tom ça ?

— C'est pas un Dom Tom. C'est un pays.

— Et on y parle le créole aussi comme en Martinique ?

— Non, on parle le malgache.

— Il doit faire beau là-bas, comme en Martinique, ça doit vous manquer ça le soleil ici. C'est pas pareil. Enfin, c'était il y a longtemps que j'y suis allée, en Martinique, pas à Madagascar, peut-être quarante ans, vous n'étiez pas encore née, vous êtes tellement jeune.

— Plus tant que ça, vous seriez étonnée, répond Josiane avec un grand sourire.

— Oh vous savez à mon âge tout le monde est jeune ! Ça vous fait quel âge ?

— Trente-cinq ans.

— Trente-cinq ans ! Je vous aurais donné bien dix ans de moins !

Elle se tourne de nouveau vers moi :

— Et à vous aussi Docteur, vous faîtes très jeunes aussi. On dit Docteur ou Doctoresse ?

Je ne répond pas. Elle continue à jacasser. Je regarde Josiane. Je l'admire quelque part, elle pourrait être amie avec tout le monde.

— Je pensais que vous sortiez tout juste de l'école d'infirmières moi ! Dîtes moi quel est votre secret ! Vous avez des enfants ? Une belle femme comme vous, ça doit avoir un mari et des enfants !

— Eh non Madame, répond Josiane en surjouant un soupir.

— Ah ! Pas de mari plus pas d'enfants, égal pas de problèmes ! C'est donc ça votre secret pour être aussi jeune ! Mais bon à 35 ans, il faudrait quand même commencer à trouver un homme pour faire des enfants ma petite !

Et elles partent dans de grands éclats de rires. La mamie s'appelle Mireille. Elle nous raconte sa vie. Elle a eu six enfants, trois sont déjà morts. Sur les trois restants, une seule vient la voir une fois par semaine. Les deux autres l'ont oubliée, tout comme ses petits enfants.

« Ils se rappelleront que j'existe au moment de l'héritage. Enfin, il restera pas beaucoup d'argent, j'ai prévu de faire un leg à la Croix Rouge. Ça leur fera les pieds à ces fainéants. Oh je leur laisserai quand même un petit bout, surtout parce qu'ici on n'a pas le droit de déshériter ses enfants, parce que sinon... » rit-elle.

Mireille a toujours refusé la maison de retraite. « J'ai déjà vu à quoi ça ressemblait vous savez. C'est l'antichambre de l'enfer. Moi j'ai pas envie qu'on me mette devant Antenne 2 toute la journée et qu'on me parle comme si j'avais 2 ans. J'ai encore toute ma tête, moi, mes petites dames. »

Je lui dit qu'il faudra faire une radio pour vérifier qu'il n'y a rien de cassé. « Faîtes donc, faîtes donc, vous savez je suis solide moi Docteur. J'ai quatre-vingt-quatre ans, je fais ma promenade tous les matins, je marche pendant une heure, oh je vais pas bien vite hein, vous savez à mon âge on a le temps. »

Après les personnes très âgées, vers vingt-trois heures, c'est au tour des clodos d'entrer aux urgences. Certains connaissent la combine. Ils viennent chercher un lit pour la nuit et un repas chaud pour le ventre. Qu'est-ce qu'ils schlinguent, c'est infernal. Je n'ai aucune empathie pour eux. À vrai dire, je ne ressens pas grand chose pour mes patients. Je ne m'attache pas à eux, ce serait une faiblesse. Au fond, la seule chose qui m'importe c'est de réussir à les soigner. Le reste, l'empathie, la compassion, parfois même la pitié, je laisse ça aux infirmières et aux aides-soignants. Je suis médecin urgentiste, je n'ai ni le temps, ni le loisir de taper la causette.

Je termine ma garde avec une tentative de suicide chez une gamine de 16 ans. Elle a ingurgité toute l'armoire à pharmacie de ses parents, comprenant essentiellement des dolipranes, des spasfon et des anti-diarrhéiques. « Au moins, elle n'aura pas mal à la tête, ni au ventre et elle n'aura pas la chiasse pendant quelques jours » plaisante Josiane, en sortant de la chambre. On doit lui faire un lavage d'estomac. Qu'est-ce que cette gamine pouvait être inconsciente ! Qu'est-ce qu'on a comme problème quand on a 16 ans ? Elle a probablement dû se faire larguer par son premier amour, ou elle l'a largué et pensait qu'il allait revenir, mais ne l'a pas fait.

C'est sûr, ma Malala ne ferait jamais ça. Elle sera concentrée sur ses études, comme moi à cet âge là. Ce sera une fille brillante, elle deviendra médecin ou juge ou ingénieure et ne fera pas comme tous ces Blancs qui ont toujours des problèmes psychologiques. Ils ont trop d'argent et s'ennuient. S'ils étaient plus pauvres, ils n'auraient pas le temps de s'inventer des maladies, ils le passeraient à chercher l'argent. Si ma mère m'avait surpris en train de vider la boîte à pharmacie pour me tuer, elle m'aurait frappée avec une ceinture en me disant que les médicaments coûtaient chers, puis elle m'aurait dit que si je voulais en finir avec ma vie, il y avait des moyens moins coûteux comme prendre un couteau ou une corde et elle aurait proposé de m'aider, car j'aurais pas été foutue de réussir du premier coup. Enfin, elle m'aurait envoyée chez le prêtre pour me faire exorciser car le suicide étant un des plus grands péchés bibliques, il s'agirait, sans doute possible à ses yeux, de l'oeuvre du Malin.

J'allume une cigarette, probablement la dixième de la nuit, en sortant de l'hôpital. Plus que deux cigarettes restantes dans le paquet, il fallait attendre une heure avant l'ouverture des bureaux de tabac. Le soleil se levait, annonçant une journée chaude et ensoleillée que j'allais passer à dormir, avant d'entamer vingt-quatre heures de garde.

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