Chapitre 6 - Tana - Joanna

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Tout ce qui est en [gras entre crochets] se trouve dans mes notes. Ce ne sont pas des oublis, pas la peine donc d'annoter :).

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Joanna - version 2

Le taxibrousse est plein d'humains à l'intérieur et de poulets sur le toit, mais il prend encore des passagers sur le chemin. La route nationale 13 est chaotique, le taxibrousse s'embourbe dans la terre boueuse, traverse des rivières déchaînées où des ponts existaient autrefois. Tout le monde se plaint de l'état des routes mais supporte. On n'a pas le choix. La route s'améliore quand on arrive sur la RN7. Le paysage change, le sable disparaît totalement pour laisser place à la terre puis au bitume. Les cactus aussi disparaissent. Ils sont remplacés par des bananiers, des palmiers, des ravinalas et des arbres fruitiers. La pluie tombe régulièrement, je peux le voir aux différentes cultures : du riz, du manioc, du blé, etc. Pourquoi il ne pleut pas chez moi depuis un an, alors qu'à deux jours de route la pluie est généreuse ?

Nous arrivons dans la capitale en cinq jours. Une femme m'attends à la descente du taxibrousse. Elle a l'air riche, elle a un joli sac à main noir brillant, elle est grosse et a les cheveux lisses :

— C'est toi Joanna ? Tu as des affaires là-haut ? Prends-les et mets-les dans la voiture là-bas. Tu m'appelleras Tatie et lui c'est Tonton, c'est tout ce que tu as besoin de savoir.

Puis elle s'adresse aux dockers qui se pressent autour de moi pour prendre mon sac :

— Non, on n'a pas besoin de vous, ne touchez pas à ses affaires !

Et elle se retourne une nouvelle fois vers moi en montrant mon sac de riz contenant mes vêtements, du riz, un peu d'huile et une marmite :

— C'est ça ton sac ? Vous êtes vraiment si pauvres que ça dans le sud ? Tu ne pourras pas emporter ça en France, je vais te donner une vieille valise que je n'utilise plus.

Tatie est une femme maigre, mais pas autant que moi, on dirait qu'elle n'a jamais souri de sa vie tellement ses lèvres sont pincées. Tonton est chauve avec un gros ventre. Il sourit et m'aide à mettre mon sac dans le coffre de leur petite voiture grise.

— Ça été le voyage ?

— Oui.

— Et la route c'était difficile ?

— Oui, très
— Ah c'est grave l'état des routes ici, il paraît que ça a empiré même ! Mais j'ai espoir avec le nouveau président Zafy, ça peut pas être pire qu'avec l'Amiral, il est très intelligent le président Ratsiraka, très très intelligent, mais parfois les intellectuels ils sont pas faits pour être présidents.

Tonton m'ouvre la porte avant de s'installer au volant. Des sacs en raphia colorés avec écrit « Souvenirs de La Réunion » dessus. prennent toute la place arrière. Je les pousse pour m'asseoir et Tatie crie :
— Tu fais attention aux sacs ! Je dois les envoyer cette semaine à des clients très importants, des vazaha. Si tu en abîmes un, tu le rembourses !

Nous traversons la ville. Des hommes, des femmes, des enfants et des chiens se disputent des ordures qui débordent des bennes. Partout, ça marchande, ça crie et ça klaxonne. C'est un autre type de pauvreté que celui que je connais : plus sale, plus bruyant, plus odorant, mais aussi plus riche. Les bâtiments sont en dur, il y a plus de voitures et moins d'enfants maigres avec des gros ventres. Tatie râle contre tout : les charrettes tirées par des hommes qui bloquent la route et les marchands qui bloquent les trottoirs, les propriétaires des énormes 4x4 qui ont de l'argent et les mendiants qui n'en n'ont pas. Tonton et moi on ne dit rien du trajet.

Tonton se gare dans un parking au milieu de grandes tours de quatre à cinq étages. Les publicités peintes Coca Cola, THB, Klin, recouvrent entièrement les façades des immeubles. Des femmes suspendent des linges sur les balcons et des hommes des voitures dans le parking. De l'autre côté de la route, des hommes arrosent des ruisseaux que Tonton appelle des canaux d'évacuation. L'eau est noire et verte. Je n'ai jamais vu une eau de cette couleur auparavant. Chez moi, l'eau est marron.

Nous montons au troisième étage. Il y a un fatapera avec une marmite en train de cuire du riz devant presque toutes les portes. Il fait encore jour mais c'est bientôt l'heure de manger. Le voyage m'a fatiguée alors j'ai un peu faim. Tonton ouvre une porte et le couloir se divise encore en trois portes : la cuisine et deux chambres avec des matelas disposés au sol.

Tonton me montre la chambre de gauche : « Tu vas dormir là ». Trois jeunes filles sont assises sur leur matelas. Elle appliquent de l'huile de coco sur leurs cheveux déjà lisses. Je les salue et elles me répondent en coeur : « Salamaaaaaa ». Je prends un matelas un peu à l'écart, je m'assois et j'attends. Je ne parle pas, je ne pose pas de question car j'ai peur. De quoi ? Je ne sais pas exactement. De plein de choses et de pas grand chose : de poser des questions et de ne pas avoir de réponse, de ne pas savoir quoi faire, de paraître bête devant des gens que je ne connais pas. Les autres filles, Zoely, Tiana et Liva, me posent toutes sortes de questions : d'où je viens, où je vais, si j'ai un copain ; Ambovombe, France, non.

— Tu as un drôle d'accent, me dit Zoely. C'est vrai que vous mourrez tous

de faim chez toi ? Il paraît que vous êtes tellement pauvres que vous mangez des cactus. C'est vrai ? On a vu un reportage à la télé internationale, mais la TVM n'en parle jamais.

— Oui on en mange.

— Ça a quel goût ? C'est bon ?

Je ne répond pas. Je ne me suis jamais posé la question si c'était bon ou pas. Je mange c'est tout. Je ne leur pose pas de question en retour, elles doivent se dire que je suis bizarre. Je mange en silence : du riz avec du ravitoto. Il y a même un petit morceau de viande, ça fait longtemps que je n'ai pas mangé de viande, de riz et de brèdes. Ça fait longtemps que je n'ai pas mangé tout court.

Je pense à Maman, à Soa et à Dama et surtout à Tojo et je ressens une douleur dans la poitrine. J'ai envie de pleurer mais je me retiens. Je finis mon assiette en premier, et comme je ne sais pas quoi en faire, j'attends. Zoely me regarde, mais ne me dit rien. C'est elle qui parle le plus : de sa vie à Ambatondrazaka, de son petit copain qui veut se marier avec elle quand elle rentrera, de ce qu'elle fera de tout l'argent qu'elle gagnera au Koweit. Je n'ai jamais entendu parler de cet endroit avant, mais selon Zoely, les gens sont plus riches qu'en France car il y a beaucoup de pétrole. Je ne comprends pas bien le rapport entre le pétrole et les riches, chez moi on est riche quand on a des zébus, une épicerie ou qu'on fait de la politique. Le pétrole c'est pour les voitures et il n'y a pas beaucoup de voitures là où j'habite, j'habitais, mais il y a beaucoup de zébus. Peut-être qu'au Koweit il y a beaucoup de voitures, beaucoup plus qu'en France et que c'est pour ça qu'ils sont riches.

Quand elles ont fini de manger, Zoely me dit que c'est à mon tour de faire la vaisselle. Je vais la cuisine et je cherche le bidon jaune pour l'eau mais

je ne le trouve pas. Je demande à Zoely. Elle rit : « Ici il y a l'eau du robinet ».

Je pensais qu'elle parlait de la pompe, mais je ne sais pas dans quel quartier elle se trouve donc je lui demande de m'accompagner.

— Seulement pour me montrer, je peux porter le bidon toute seule, j'ai l'habitude.

— Qu'est-ce que tu es bête ! Le robinet est dans la cuisine, il suffit de le tourner pour avoir de l'eau.
Elle me montre comment faire et je regarde l'eau couler. Je ferme puis ouvre le robinet, et l'eau coule toujours, comme s'il y en a à l'infini. L'eau est transparente et froide, comme l'eau de la pompe, mais pas marron et sale comme celle de la route. Je continue à ouvrir et à fermer le robinet et les larmes me montent aux yeux.

« Ne pleure pas, soit forte » me dirait Maman, mais j'ai repensé à Tojo qui est mort de diarrhée et de fatigue parce qu'il avait mangé trop de fruits du cactus pas mûrs et bu de l'eau croupie. Et je me suis dit que c'était injuste que l'eau soit illimitée ici et presque inexistante là-bas. Pourquoi Dieu nous faisait ça ? Maman et moi, on priait tous les jours pour que l'eau tombe mais elle ne tombait jamais. « Nous sommes tous les enfants de Dieu » disait le pasteur à l'église, et elle le répétait comme si c'était quelque chose d'important. Mais pourquoi Dieu ne traitait pas tous ses enfants de la même manière ? J'ai l'impression que Dieu ne nous aime pas autant que ses enfants ici à Tana. Il a créé la Terre en six jours, mais peut-être que ce n'était pas assez suffisant, car il a oublié certaines choses importantes comme de l'eau pour nous et pour nos légumes.

Je me demande si peut-être, Il veut qu'on meure car à la place de l'eau, Il nous envoie le Tiomena et à la place des légumes, Il nous donne des cactus. Peut-être que les ancêtres avaient fait quelque chose de mal il y a

longtemps, et que nous sommes maudits. Comme dans la Bible, il y avait sûrement des peuples bénis et d'autres maudits de Dieu. Je pense qu'on a reçu la punition divine, mais je dois l'accepter, car si je remets en question la volonté de Dieu, je vais aller en enfer, et il paraît que c'est un endroit encore plus terrible qu'[nom du village].

Je voulais remplir des milliers de bidons et les envoyer par taxibrousse chez Maman pour qu'elle ait de l'eau à vie. Mais je n'aurai jamais assez d'argent pour acheter les bidons et les tickets de taxibrousse. Alors j'ai pleuré. De rage, de colère, de tristesse. J'ai pleuré silencieusement, je ne voulais pas qu'on m'entende pour ne pas avoir à expliquer pourquoi je pleurais. J'ai essuyé mes larmes et lavé mon visage et la vaisselle. Je me suis couchée sans bruit tandis que Zoely parlait encore. Qu'est-ce qu'elle pouvait parler cette fille, j'en avais mal à la tête.

Malgré la fatigue du voyage, je n'ai pas réussi à dormir. Il y avait des bruits étranges et effrayants : des gens qui buvaient, qui criaient et qui cassaient, des voitures qui vrombissaient et des pneus qui crissaient. Les moustiques bourdonnaient à mon oreille et les blattes se baladaient sur ma couverture. Je les voyaient aussi voler à travers la pièce et courir sur le mur. Je me suis endormie en regardant la lueur du clair de lune se transformer en lueur du jour.

Les trois filles sont parties deux semaines plus tard. Je reste toute seule deux mois de plus. Je ne sors pas beaucoup. Tous les jours, Tatie vient m'apporter un kapok de riz et des brèdes. Parfois de la viande, mais plus les jours avancent, plus Tatie râle parce que la nourriture coûte cher. Je ne sais pas quoi répondre alors Tatie s'énerve encore plus :

— Tu pourrais au moins participer un peu et ranger tout ça. Tu me coûtes de l'argent et tu ne me sers à rien. Tu crois que l'argent ça pousse sur les

arbres ? Je vais ajouter à ta dette tous les jours où tu restes ici sans rapporter quoi que ce soit.

Je me suis levée pour nettoyer la cuisine. Quand je suis passée devant Tatie, elle m'a donné un coup derrière la tête :

— Tu ne dis rien et tu passes devant moi comme ça ? Tu es vraiment une petite insolente. On ne t'apprend pas le respect dans ta brousse de sauvages ? Pas étonnant que vous soyez toujours pauvres, vous ne voulez pas travailler.

Les voisins de l'appartement d'à côté sont des étudiants de l'université, en grève depuis deux mois, alors ils restent ici toute la journée. Ils ont une télévision et tous les jours à 17h, ils m'invitent à regarder Marimar. C'est extraordinaire. Marimar est tellement belle. Elle est pauvre comme moi, elle ne sait pas lire ni écrire. Mais tout ça c'est des histoires inventées parce que Marimar est blanche, et ça n'existe pas des Blancs pauvres. Elle est tellement pauvre qu'elle n'a même pas de chaussures et qu'elle vole des carottes dans la magnifique maison de son voisin Sergio. Ce qui est bizarre c'est que Sergio, un Blanc très poilu et très beau, n'est pas content de vivre dans une magnifique maison ,et ce qui est encore plus bizarre, c'est qu'au lieu de mettre Marimar en prison ou de la frapper, il tombe amoureux d'elle.

Comme Sergio, tout le monde aime Marimar. À chaque fois qu'il se passe quelque chose, il y a des « Aaaaah » et des « Oooooh » qu'on entend de chez tous les voisins, comme lorsque les grands-parents de Marimar sont tués par la belle-mère de Sergio et que Marimar finit en prison et enceinte.

Toute la journée, je n'attends qu'une chose, c'est de regarder Marimar. Lorsque Tatie me dit que je suis bête et que je lui coûte trop d'argent, je pense à Marimar. Je compte les heures avant de pouvoir la retrouver. Je veux être aussi belle qu'elle, d'avoir les mêmes cheveux, et que Sergio tombe amoureux de moi et je vivrai dans une grande et belle maison avec Maman et Soa et Dama. Puis je me regarde dans le miroir cassé accroché au mur dans le couloir et je me dis que je suis bête. Jamais Sergio, ni aucun homme, ne tombera amoureux de moi, je suis trop laide avec ma peau noire comme du charbon et mes cheveux aussi secs que la terre assoiffée de mes ancêtres.

Mais le temps d'un épisode, j'ai l'impression de ne plus être moi, de ne plus appartenir à ce monde mais à celui de Marimar, un monde merveilleux où tout est possible. On commente chaque action comme si on regardait un match de foot. On discute en se disputant de ce qui s'est passé dans l'épisode précédent et on prédit l'épisode suivant.

Thierry, un étudiant en économie qui venait de Tuléar, dit toujours « Je le savais ! » à chaque fois qu'il se passe quelque chose que personne n'aurait pu deviner, sauf lui... Sa petite amie Luciana lui a fait la remarque et ils se sont disputés.

— Tu me prends pour un menteur c'est ça ? Tu ne me fais pas confiance en fait.

Luciana essayait tant bien que mal de l'apaiser en disant que ce n'était qu'une blague.

— Eh bien ce n'est pas drôle comme blague ! a-t-il répondu, vexé, alors que tout le monde, à part lui, avait trouvé la remarque drôle car vraie.

Pendant la publicité, Thierry m'envoie chercher des cigarettes au milieu d'un épisode. Je suis un peu fâchée contre lui car il n'a pas attendu. Mais je ne dis rien, ils me laissent regarder la télé avec eux et comme je suis la plus jeune, je dois aller chercher ce qu'ils demandent, quand ils le demandent. Je me dépêche pour ne pas trop rater l'épisode.

Il y a un épicier en bas de l'immeuble mais il est fermé, alors qu'il est ouvert tous les jours jusqu'à très tard dans la nuit. Je cours jusqu'à l'épicerie de l'immeuble d'en face, fermée aussi. Je traverse la rue, il n'y a personne, aucune voiture, aucun bruit. La rue, d'ordinaire si animée, est déserte. Je retrouve l'épicier d'en bas et celui de l'immeuble en face dans une autre épicerie, ouverte cette fois, accompagnés d'une dizaine d'autres personnes. Ils sont tous debout en train de regarder Marimar à travers les grilles de l'épicerie. Je demande 2 Good Look, deux ou trois clients-téléspectateurs râlent. L'épicière prend le paquet blanc sous le comptoir avec un geste machinal, sans quitter l'écran des yeux, et tape le paquet sur le comptoir pour en sortir les deux cigarettes et me les passer. Je paye et remonte en courant.

Lorsque je reviens à l'appartement, l'épisode est finit. Tatie m'attends. Pour une fois, elle est de bonne humeur :

— J'ai une bonne nouvelle ! On vient d'obtenir le passeport ! Tout est ok, tu pars dès ce soir. Le vol est à une heure du matin.

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