Chapitre 8 - Joanna - Avion

12 minutes de lecture

Tatie m'avait donné de nouveaux vêtements : « Tu ne peux plus mettre ton lambahoany quand tu seras en France, il faut t'habiller comme eux maintenant. » Je porte un pull gris, un pantalon en coton beige et des baskets blanches. Le T-shirt est un peu serré, le pull me gratte un peu mais je suis heureuse d'avoir de nouveaux vêtements de Français. 

C'est Tonton qui m'amène à l'aéroport. Il fait nuit et cela me fait peur. À Ambovombe, il n'y a pas de lumière. Personne ne sort après le coucher du soleil, au risque de se faire enlever et tuer par les Dahalo. À Tana il y a beaucoup de lumières à certains moments et parfois il n'y en n'a pas du tout. Nous roulons vite car il n'y a pas de voiture. Tonton ne dit rien dans la voiture et moi non plus.

Arrivés à l'aéroport, des bagagistes veulent prendre ma valise, comme quand j'étais sortie du taxi-brousse. Tonton leur dit en souriant qu'on peut se débrouiller seuls. Ils insistent un peu pour avoir un peu d'argent et Tonton leur dit « La prochaine fois ». Ils s'en vont. Tonton prend ma valise. Je le suis et nous entrons dans l'aéroport. Il me dit d'attendre là et je le vois qui discute avec plusieurs personnes. Il leur demande quelque chose et elles font non de la tête. Mais à un moment, je vois Tonton donner un billet dans la main d'une femme avec un bébé dans les bras. Tonton lui donne aussi un petit carnet marron avant de revenir vers moi.

« Maintenant tu vas suivre cette Dame, c'est Tatie Tiana. Voilà aussi ton passeport. » Il me tend un petit carnet marron. Dedans il y a ma photo que l'on avait prise chez un photographe à Tana, il y a aussi mon prénom « Joanna » et mon nom de famille « Rasoava » avec une date de naissance : 12/03/1978, mais ce n'est pas la mienne. Je ne sais pas exactement mon jour et mon mois de naissance, J'avais demandé un jour à maman et elle m'avait répondu qu'il ne fallait pas se préoccuper de ces choses là. Probablement qu'elle ne le savait pas non plus. Mais je connais l'année : 1980. J'ai 16 ans sur ce passeport, mais je sais que c'est faux, que j'ai 13 ans.  

—  Voilà un peu d'argent pour quand tu arriveras à Paris. Je te souhaite un bon voyage.

Je regarde le billet de 10 francs, il y a un Monsieur vazaha avec des gros cheveux dessinés dessus. Je ne réponds rien, pas même merci.

—  Au revoir Joanna.

— Au revoir Tonton.

Tonton part. Ma nouvelle Tatie me dit de poser ma valise sur son chariot, au dessus de ses deux grosses valises, et de pousser le chariot.

—  Tu ne parles pas, mais si jamais on te demande, tu es ma nièce, d'accord ?

—  D'accord

—  Tout va bien se passer, ne t'inquiète pas. 

Je m'inquiète, mais je ne dis rien, Je me cache derrière le chariot pour ne pas qu'on me regarde, mais je regarde, j'observe tout. Je ne veux pas perdre une miette de ce qui se passe autour de moi, de ce monde qui n'est pas le mien, celui des riches.

Une dame arrive derrière nous. Elle porte un T-Shirt rouge à pois blanc, un jean avec une ceinture rouge à points blancs, des talons rouges à pois blancs, un sac à main rouge à pois blancs. Elle a des longs cheveux lisses et brillants et du rouge à lèvres rouge, mais sans pois blancs. Elle ressemble à un gros litchi qui a moisi. Elle glisse un billet dans la main d'un bagagiste qui se précipite pour la faire passer devant tout le monde.

Un couple de vazaha devant nous a l'air fâché et semble se plaindre auprès du bagagiste qui leur répond en français et en souriant. Puis il prend les bagages d'un homme bedonnant derrière moi et les fait de nouveau passer devant tout le monde. Les vazaha devant moi râlent de nouveau et le bagagiste sourit et leur répond de nouveau. Je ne comprends pas très bien ce qu'il se passe et j'ai peur qu'ils fassent entrer trop de personnes avant moi et que je ne puisse pas avoir de place dans l'avion. Mais je ne dis rien, j'ai bien trop peur de demander quoi que ce soit.

Notre tour arrive. Une dame nous fait signe d'avancer : « Bonjour, passeports s'il vous plaît. »

Tatie Tiana me confie son bébé qui commence à pleurer. Je le berce pour qu'elle se calme. Elle sort deux petits carnets marrons de son sac et les donne à la dame de l'aéroport, je comprend que les deux carnets marrons sont mon passeport et celui de Tatie Tiana.

— Ce sont vos enfants ?

—  Ma fille et ma nièce.

—  Très bien, bagage à main ?

Tatie montre son gros sac à main.

—  Bagage en soute ?

Tatie retire toutes les valises du chariot pour les placer une à une sur un tapis noir. Un bagagiste les déplace devant une trappe où d'autres mains les prennent et elles disparaissent. J'ai peur qu'on vole ma valise avec mes nouveaux vêtements à l'intérieur, mais je ne dis rien parce que personne d'autre ne dit rien. Je me demande où vont nos bagages et pourquoi on peut pas les garder avec nous. Mais peut-être que c'est comme dans le taxi-brousse et qu'ils doivent les accrocher au toit de l'avion.

Je suis ma nouvelle Tatie sans poser de questions. Elle reprend sa fille dans les bras et me donne son sac à porter. Il est très gros et un peu lourd. Je me demande tout ce qu'elle a pu mettre dedans. Tout va beaucoup trop vite pour moi, je n'arrive pas à tout regarder et tout retenir dans ma tête. Il y a tellement de lumière, tellement de gens. Des gens qui savent quoi faire, où aller, quoi dire, quoi écrire. La panique augmente lorsque nous arrivons devant le policier. Tatie Tiana lui donne nos passeports et nos tickets. Après avoir parlé un peu avec Tatie, le policier me demande où je vais. Mon coeur bat de plus en plus vite. Je répond « dans l'avion ».

Tatie rit : « Ah les enfants, arrête de dire des bêtises. On va à Paris. » Le policier me regarde avec un air fâché. Cette fois ça y est, il a découvert qu'il y avait une erreur sur ma date de naissance dans mon passeport et bientôt des policiers vont venir me prendre pour me mette en prison. Le policier met un tampon sur mon passeport me le donne. « Bon voyage »

Mes jambes tremblent mais je continue d'avancer. Maintenant une femme avec un gilet demande ce qu'il y a dans mon bagage à main alors que je n'en n'ai pas. Elle me demande s'il y a des choses dangereuses dans mon bagage à main que je n'ai toujours pas. Puis une autre femme me demande de lever les bras et elle me tapote les bras, les hanches, les cuisses et les mollets. « Bon voyage ». 

Dans la salle d'attente, la moitié des chaises sont libres. Je m'asseois par terre, contre un mur. Tatie me dit de me lever, que je ne dois pas m'asseoir par terre "Va t'asseoir sur une chaise." Je m'exécute mais je n'aime pas m'asseoir sur une chaise, je n'ai pas l'habitude. Au village il n'y a pas beaucoup de chaises, pas comme celles-là, on a l'habitude de s'asseoir par terre sur le sable ou sur la natte. Les chaises, des petits tabourets en bois, c'est pour les invités ou pour les personnes haut placées, comme le chef fokontany. Les chaises de l'aéroport en mousse et en fer me sont confortablement inconfortables.

Dans la salle, il y a une famille avec deux enfants et un petit chien blanc, un coton de Tulear. Il n'y a que les riches qui ont un chien de salon, car il faut un salon avant d'avoir un chien de salon. Sa maîtresse, une petite fille aux cheveux carrés et très lisses comme ceux des Chinois, le tient en laisse et le fait gambader dans toute la salle d'attente sous l'oeil attendri de plusieurs passagers. Moi aussi j'aimerais bien jouer avec lui, il a l'air d'avoir des poils tout doux et tous propres, pas comme les chiens de dehors, couverts de puces, aux mamelles pendantes jusqu'au sol pour les femelles et aux cicatrices par dizaines pour les mâles. Le chien de salon va entrer dans l'avion avec nous. Je me demande s'il a un passeport aussi et si dessus il y a une photo de lui avec sa date de naissance. 

Au bout de quelques minutes, j'entends un gros bruit et je vois l'avion arriver. Je me lève pour aller le regarder. C'est la première fois que je vois un avion de près. D'habitude on les voit que loin dans le ciel. Pour moi ça ressemble plus à un suppositoire géant qu'à une voiture qui vole*, mais ça aurait été bizarre d'appeler ça « suppositoire qui vole » j'imagine. Je ne vois pas de porte-bagage sur le toit. Je me sens bête, il doit y avoir un coffre à l'intérieur. Je commence à être excitée, j'ai hâte d'entrer dans l'avion. Maman avait raison, j'ai beaucoup de chance, ce sont les riches qui peuvent prendre l'avion. Je me sens riche tout à coup.

Une voix de femme parle dans un micro cassé parce que je n'arrive pas très bien à comprendre ce qu'elle dit. Je vois tout le monde assis se lever et se mettre en file, comme s'ils avaient peur qu'il n'y ait pas assez de place. Moi aussi j'ai peur qu'il n'y ait pas assez de place, même si l'avion a l'air assez grand accueillir tout le monde dans la salle. Je me mets derrière Tatie. J'ai du mal à me retenir de bouger dans tous les sens. J'aimerais rentrer le plus rapidement possible. 

Lorsque nous marchons sur le parking des avions, je suis impressionnée par la taille du nôtre. Je ne comprends pas comment quelque chose de plus gros qu'un camion peut voler. C'est bizarre d'avoir peur et d'être excitée en même temps. J'entre dans l'avion comme si j'ouvrais la porte d'une pièce sans lumière. Comme si je ne voyais rien, qu'il n'y avait que le vide derrière cette porte. Je ne sais pas ce qui va m'arriver. Si j'avance, il y a peut être un trou gigantesque qui me fera tomber à l'infini et m'engloutira sous terre. Mais peut-être qu'une lumière s'allumerai et que je verrai des choses magnifiques : une maison immense qui monte jusqu'au ciel, des milliers et des milliers de zébus et de la nourriture en abondance.

L'avion décolle, ça me chatouille le bas du ventre. Je regarde à travers la fenêtre, nous sommes au dessus d'Antananarivo, je peux voir quelques lumières, puis les nuages et le noir du ciel. Je m'enfonce dans ma chaise. La dame de l'avion fait des grands gestes et nous dit qu'un masque va tomber « en cas de dépressurisation de l'appareil ». Je ne comprends pas ce que ça veut dire, mais je devine que si l'avion a un accident, des masques jaunes vont tomber et on devra respirer dedans. Je sais que les avions quand ils volent dans le ciel ils volent très haut, donc si l'avion tombe, je pense que je vais mourir. Mais je me dis qu'il ne va pas tomber, sauf s'il fait un accident d'avion avec un autre avion ou qu'il se trouve en panne d'essence. Je prie pour qu'on ne croise aucun autre avion sur la route du ciel et que le conducteur n'ait pas oublié de mettre l'essence. 

L'avion, et nous à l'intérieur, sommes en train de voler. Je suis assise sur la chaise du milieu, entre Tatie Tiana et un gros monsieur. Il allume sa cigarette. Tatie Tiana me donne son bébé et me dit qu'elle va aux toilettes. Le bébé pleure de nouveau. Le gros monsieur qui fume me lance des regards méchants. Je berce le bébé mais elle n'arrive pas à se calmer. Je lui chantonne une petite chanson, rien y fait, elle pleure à pleins poumons. Je ne sais pas quoi faire. J'aimerais me lever pour aller voir Tatie Tiana, mais elle ne m'a pas dit si j'avais le droit ou pas de me lever. La fumée de cigarette me fait tousser et le bébé pleure de plus belle. Et moi aussi j'ai envie de pleurer. J'essaye de retirer ma ceinture comme l'a expliqué la dame de l'avion tout à l'heure mais je n'y arrive pas. Je force dessus. Je n'y arrive toujours pas. Je n'ose pas non plus demander au gros monsieur de m'aider car il n'a pas l'air très gentil. J'ai peur de rester là pour toujours. Heureusement, Tatie Tiana revient et prend sa fille dans ses bras : « Oh je t'avais manqué, voilà, c'est fini maintenant, dodo zaza, dodo zaza. »

Maman me manque, mon frère et ma soeur me manquent. J'ai peur, je suis triste et je suis heureuse à la fois. Je ne sais plus ce que je dois ressentir. Je crois que je suis en train de devenir folle. Je suis aussi très fatiguée. Mais je résiste au sommeil pour regarder le film qu'ils sont en train de passer dans l'avion : The Mask. C'est Splendide ! Quand il porte le masque, le héros change de visage, il tourne comme une tornade, devient vert et chauve et saute partout. Même si quand il met le masque, ça a l'air douloureux, il peut faire tout ce qu'il veut, même sortir ses yeux de son visage et étirer tout son corps. J'ai envie de faire comme lui, porter de beaux vêtements colorés et faire tout ce que je veux. J'espère que là où je vais, ils auront une télé. 

Je sens une odeur de nourriture que je n'arrive pas à reconnaître. Puis quelque minutes plus tard, deux dames de l'avion poussent un chariot et l'une d'elle me demande de choisir mon repas : « poulet ou boeuf ? » C'est la première fois qu'on me demande de choisir ce que je mange. Je répond « Les deux » ! mais la dame me sourit et me dit que pour l'instant ce n'est pas possible, mais que s'il reste des plats, je pourrai lui redemander plus tard quand tout le monde serait servi. Je choisi du boeuf, parce que le boeuf coûte plus cher que le poulet. Tatie Tiana et le gros monsieur ont choisi du poulet. Cela m'étonne. Ces gens sont riches et ils choisissent le plat le moins cher. La dame de l'avion me demande aussi si je veux une boisson : du coca, du sprite, du jus d'orange, du jus de pommes, du jus de tomate, de l'eau gazeuse, de l'eau tout court. Je ne sais pas quoi choisir, j'aimerais tout boire. Tatie choisit du coca et de l'eau. Mon visage s'illumine encore davantage : on peut choisir plus qu'une seule boisson ! Je demande du coca et du jus de pommes. Dans la rangée d'à côté, la petite fille avec le chien de salon  s'endort devant son plat qu'elle ne termine pas.

C'est le repas le plus délicieux que j'ai mangé de ma vie, même s'il n'y avait pas assez de riz. Je cache le pain, le beurre et le sucre dans mes poches de pantalon et je m'endors avant la fin du film. Lorsque je me réveille, il fait jour. La dame de l'avion est encore derrière son chariot de nourriture et de boissons. Cette fois, elle ne me demande pas ce que je veux manger, uniquement si je veux boire du café ou du thé. Je pensais que le café c'était que pour les adultes. Je dis « du café ». Puis elle me donne une barquette avec du beurre, de la confiture, du pain, une omelette et des brèdes. Mais pas de riz. J'ai tout à coup peur. Et s'il n'y avait pas de riz en France ? Je pense que je n'aime pas le café, mais je le finis quand même. 

Je vois Tatie Tiana mettre la couverture et l'oreiller de l'avion dans son sac. Je n'arrive pas à savoir si elle les a volés ou si on a le droit de les prendre. J'ai envie de prendre au moins la couverture mais je n'ai pas de sac. Je glisse la couverture sous mon pull et j'essaye de l'enrouler discrètement autour de ma taille pour que ça ne se voit pas trop. Je transpire. La dame de l'avion vient vers nous. Je regrette immédiatement d'avoir pris la couverture. Qu'est-ce qu'il m'a pris ? Cette fois je vais aller en prison c'est sûr. Risquer tout ça pour une couverture. Je me recroqueville sur mon siège comme si j'essayais de disparaître. La dame de l'avion demande au gros Monsieur de relever le « cache hublot ». Au même moment, la voix dans le micro dit que nous arrivons à destination. Nous volons au dessus de Paris. Le ciel est gris et la ville est, comme dirait The Mask, « Slendide ! ». Il y a des immeubles partout, des routes, des voitures, beaucoup de voitures. Je me sens pleine d'espoir, c'est ici que je vais vivre. Je vais devenir très riche et jamais plus ma famille ne connaîtra la misère. 


*La traduction littérale d' "avion" en malgache est : "voiture qui vole"

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Anna Soa ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0