L’ascenseur
Cédric se tient debout dans l’ascenseur qui le hisse, comme chaque matin, au sixième étage d’un immeuble Haussmannien de l’avenue Kléber.
Ce petit sas de décompression fait partie de la routine quotidienne et l’accompagne du rez-de-chaussée à son bureau en début de journée, puis dans le sens inverse en fin de journée. Une boîte qui va et vient, permettant aux personnes comme Cédric de retrouver quelque chose de familier avant d’affronter le tumulte de la journée.
Il connaît chaque recoin de cette cage par cœur. À commencer par les boutons des huit étages, d’une taille démesurée, comme s’ils avaient été conçus pour des doigts de géants. Ce qui peut sembler paradoxal, car on imagine mal des géants pénétrer dans un ascenseur aussi exigu.
Sur les parois, une moquette verte de mauvais goût, défraîchie, qui sent parfois le tabac froid. Quand Cédric la regarde, il repense aussitôt à l’ouvrier chargé de coller cette horreur sur les parois de cet ascenseur trop étroit. Il l’imagine en marcel blanc taché, les poils du torse dépassant et un mégot de gitane maïs qui pend au bec, pestant contre l’étroitesse de l’espace.
Avait-il imaginé, ce brave ouvrier, qu’un jour un certain Cédric se tiendrait au même endroit, pensant à lui en contemplant son ouvrage ?
Les boutons et la couleur de la moquette suffisent en général à occuper son esprit durant la montée. Mais parfois, son regard glisse jusqu’au sol et le lino gris foncé se rappelle à sa mémoire. Il détourne aussitôt les yeux à cause de la couleur triste, presque angoissante. Instinctivement, il tourne la tête à l’opposé et remarque une trappe au plafond, comme une ouverture vers un autre monde.
Le bouton qui attire régulièrement son regard est celui de l’alarme car sa couleur rouge vive tranche radicalement avec le blanc des autres touches. C’est précisément en fixant ce bouton qu’un bip inhabituel retentit et le sort de sa rêverie.
— Déjà arrivé ? marmonne-t-il en jetant un œil à l’indicateur d’étage.
Le chiffre trois s’affiche alors que les portes s’ouvrent, laissant apparaître un homme et une femme d’un quarantaine d’années, tous deux très élégants. L’homme porte un costume trois pièces de couleur bleu foncée, finement rayé de gris, une chemise blanche, une cravate noire et une paire de mocassins noirs tellement cirés que le reflet de son sourire carnassier apparait dessus. L’espace d’un instant Cédric imagine apercevoir le large sourire du chat d’Alice au Pays des Merveilles.
A la droite de l’homme se tient une femme qui semble sortir de la couverture d’un magazine de mode. Sa permanente est impeccable à tel point que Cédric se demande si elle ne sort pas à l’instant de chez le coiffeur. Elle est revêtue d’une veste blanche cintrée, ornée de boutons dorés, d’une jupe assortie au haut, à la longueur savamment calculée, ni trop courte, ni trop longue, juste ce qu’il faut pour séduire sans provoquer, d’un chemisier noir, et d’une paire de talons aiguilles, eux aussi cirés à outrance.
L’ attention de Cédric est alors happée par le brouhaha d’une vaste salle, baignée de lumière, dans laquelle a lieu un défilé de la maison Balmain. Il jette un regard furtif et reconnaît de nombreuses célébrités assises au premier rang.
A sa droite, Catherine Deneuve semble apprécier le spectacle, tout en tenant dans sa main un éventail qu’elle agite nerveusement. Soudain, contre toute attente, elle se tourne vers lui, plonge son regard dans le sien et lui murmure tendrement :
— Bonjour.
Le temps semble suspendu. Cédric lui adresse son plus beau sourire et bredouille un remerciement à peine audible.
Autour de lui, les flashes crépitent, les applaudissements fusent et Cédric affiche un sourire de béatitude devant la beauté d’un tel spectacle.
De nouveau, Catherine Deneuve se retourne vers lui.
— Bonjour !,
Ce même mot, prononcé cette fois avec insistance et sur un ton presque autoritaire, l'interpelle. Cédric sursaute légèrement et surtout il se demande pourquoi elle s’obstine à lui dire bonjour encore et encore. Une nervosité diffuse l’envahit, comme si quelque chose ne collait pas.
Le visage souriant de Catherine Deneuve se dissout lentement pour laisser place au visage de l’homme carnassier qui se tient à quelques centimètres du sien. Le retour à la réalité est si brutal qu’il lui faut quelques secondes supplémentaires pour comprendre que Catherine Deneuve n’est pas dans cet ascenseur. L’homme continue de dévisager Cédric avec insistance, comme s’il était une bête de foire, tandis que la femme se tient non loin, les mains sur les hanches, un sourire complice et moqueur sur les lèvres.
— Dites donc, ça fait bien une minute qu’on vous dit bonjour et qu’on essaye de rentrer dans cet ascenseur.
Cédric essaye de reprendre ses esprits et balbutie encore quelque chose d’incompréhensible.
— Ça vous dérangerait de nous laisser entrer ? Déjà que cet ascenseur n’est pas bien grand.
C’est dans ces moments-là que Cédric aimerait devenir minuscule et disparaître plutôt que de ressentir la honte qui lui serre la gorge et rend son visage tout rouge. Le regard baissé, il se décale contre une des parois pour leur faire de la place. L’homme au sourire carnassier ne prête plus aucune attention à lui et continue un discours incompréhensible avec sa collègue :
— On en était où déjà ? A oui, les économies à iso-périmètre. Franchement, même dans le scénario le plus pessimiste, je pense qu’on peut attendre une amélioration de la bottom line d’au moins 50 points de base. C’est du piece of cake j’te dis.
— Oui, je sais bien, on a déjà passé en revu les inducteurs de coûts mais…on a quand même un sérieux risque d’attrition qui pourrait impacter la top line growth, non ?, argumente le modèle suédois.
— Perso, je vois plus l’attrition comme quelque chose de positif, si tu vois ce que je veux dire. Et puis, je préfèrerais qu’on en parle pas trop, on va avoir assez de problèmes avec tous ces ploucs.
A peine ce mot a-t-il été prononcé que le couple se tourne instinctivement vers Cédric. Au même moment, un bip retentit et les portes s’ouvrent sur le palier du sixième étage.
Cédric en sort le dernier, alors que les deux silhouettes s'éloignent dans le long couloir, en poursuivant leur conversation insaisissable.
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