Quelque chose comme ça... ?
Aujourd'hui... en voyant Rebecca remuer une cuillère de miel dans son verre et former une petite spirale... Que dis-je ? Un véritable tourbillon... Je repense à tous les tourbillons de l'enfance...
Quand nous étions cinq dans la baignoire... Trop serrés... Et nous débattant à moitié pour avoir le privilège exceptionnel de voir la spirale d'air... Le petit tourbillon qui se forme lorsque l'on arrache tout à coup la bonde de la baignoire et que l'eau se vide jusqu'à épuisement et que tous les jeux également ont été épuisé...
Qui le verra ? Qui le verra ce soir ? Le tourbillon unique entouré de bulles et de bateaux en plastique ?
Combien de fois vais-je disséquer l'enterrement de mon enfance ?
Dans une de mes enfances endeuillées je monte les escaliers pour regarder ce que fait Philippe... car c'est ainsi que j'appelais mon père... Philippe... Jamais papa ? Jamais... J'avais trop conscience qu'il était quelqu'un avant moi hors de moi... J'avais peur des liens... Déjà...
J'avais envie de pouvoir dire...
Au revoir Philippe ? et de m'envoler sans attendre de réponse par la fenêtre comme une chauve-souris dans la nuit et de courir dans la forêt...
Ma forêt... à laquelle j'avais aussi donné un nom...
Un nom qui ne se prononce pas... Un nom qui chante comme un merle...
Petite chauve-souris je rampais dans les escaliers comme couverte d'un voile de ténèbres... Oui je m'imaginais comme cela exactement avec un voile accroché à mes ongles et qui me dissimulait... Une petite chauve-souris qui pouvait disparaître en un tourbillon seulement ? Quelque chose comme ça...
En haut des escaliers le visage de Philippe apparaissait tout blanc éclairé par l'écran carré de l'ordinateur familial... La tour centrale dégageait une odeur de poussière et vrombissait doucement... ronronnait presque... Je ne sais pas ce que faisait Philippe dans ce petit nuage de poussière blanchâtre à regarder les pixels changer de couleurs si tard dans la nuit... Il ne souriait pas à son écran et à la place de sa pupille ronde brillait un carreau blanc... comme une fenêtre ouvrant sur de la neige...
A quoi s'épuisait-il ? Philippe ? Tu m'entends ? Les nuits blanches passaient et je l'observais faire défiler les heures sur son écran d'ordinateur... Ô boîte magique ?
Et je voyais bien que ses cernes se creusaient comme l'air dans l'eau... Comme l’œil du tourbillon qui progresse vers la bonde... Quand il se levait enfin assez assommé et que la lumière disparaissait et que le petit ventilateur ralentissait... Tressautait et se taisait enfin... Je me faufilais vers la boîte magique et j'appuyais sur les boutons et je lui posais des questions.... Ô pourquoi Philippe n'a-t-il jamais la réponse ? Pourquoi y a-t-il des barreaux devant toutes nos fenêtres ? Et où va-t-on lorsque l'on meurt ? Est-ce que l'on s'ennuie au paradis ? Pourquoi dit-on œil-de-bœuf pour la fenêtre ronde du grenier ? Est-ce que je manque à Judith comme elle me manque à moi ? Pourquoi est-elle partie ? Et je prétendais en tapotant au hasard le clavier d'ordinateur que j'écrivais des histoires dans lesquelles des petites filles adoptaient des mouches et attachaient à leur abdomen un petit fil de pêche doré... Elles promenaient ainsi leurs mouches en laisse et elles étaient les meilleures amies du monde... Et le soir venu elles détachaient leurs mouches qui leur tournaient trois fois autour puis qui trempaient poliment leurs pattes dans un encrier de cristal et marchaient sur le papier pour écrire en pattes de mouches une autre histoire à propos de mouches qui adoptaient des petites filles pour les promener tout le jour... Oh ce sont des histoires insignifiantes que rien ne pourra jamais effacer... Pas le moindre tourbillon... Même si j'oubliais toujours d'enregistrer et que l'écran restait noir le plus souvent...
Parfois entre deux touches de clavier malmenés j'avais la présence d'esprit d'appuyer sur le gros bouton de la tour... Tout clignotait tout à coup et l'odeur de poussière s'élevait du sol et l'écran jetait dans toute la pièce sa lumière froide et accueillante... mais toujours aucune réponse à mes questions... alors je répétais
Mais pourquoi ?
J'aurais pu écrire des symphonies à partir de la petite mélodie stupide que produisaient les différentes touches que je martelais pour écrire pourquoi... P O U R Q U O I ? Toujours le même cliquetis la même suspension lorsqu'il fallait maintenir la touche que Philippe appelait toujours shift shift shift... Dans ses chuchotis de chouette... pour poser ce foutu point d'interrogation ? Évidemment...
C'était au temps où j'étais encore une sorte de petite créature dépenaillée... Toujours fourrée dans les buissons ? Dans les futaies...
Rien ne m'arrêtait quand je grimpais aux arbres et que j'insultais les garçons et que j'inventais des histoires à voix haute pour qui m'écoutait dans le grenier en formant au bout d'un balai un fuseau de toile d'araignée... des histoires de fées évidemment... de mouches... de Monsieur Pissenlit... de volcans remplis d'étoiles et de mousquetaires qui un jour viendraient me chercher pour me rendre les bijoux de la couronne...
Peu importe les griffures et les nœuds dans les cheveux et les croissants de boue sous les ongles il fallait courir vite vers cet arbre penché et la première s'y hisser pour se balancer lentement... lentement au-dessus du torrent furieux et ses tourbillons d'écume... Comme capitaine de navire ou comme orang-outan...?
Branches tordues et bleuets et enfants aléatoires aux aléas de l'été.... Mon équipage...
Épuisés nous rentrions ivres de triomphe plonger les mains dans l'eau glacée de l'abreuvoir qui avait une odeur de gazon fermenté et cela nous donnait soif alors nous allions à la fontaine où coulait l'eau pure et nous plongions la tête entière dedans et puis tout le corps après tout et nous buvions buvions buvions... L'eau avait d'abord un goût de sueur puis un goût de boue enfin un goût de pierre lavée par le soleil diamant pur et nous attrapions les gouttelettes qui pendaient à nos cheveux et nous les buvions elles aussi dans des éclaboussures qui formaient arabesques jusqu'aux plus basses branches des platanes... Épuisés ? Nous n'étions jamais épuisés...
Et je me demande devant le tourbillon de cuillère de Rebecca comme je me demande toujours devant tous les tourbillons les tornades de télévision les maelströms les photos de cyclones...
Est-ce que les arbres sous lesquels j'ai grandi m'ont oubliée ?
J'ai traversé des villes et des déserts... humilié ma bouche à d'autres bouches et je suis devenue quelqu'un et la créature en moi s'est enfuie... Je dis bonjour en souriant à des gens que je méprise... oui Carole oui Stéphanie oui Jean-Paul petits ouvriers de la machine administrative affirmant robotiquement on ne peut rien faire c'est le protocole... et qui paiera la facture ? oui c'est à vous que je pense... mes cheveux tressés peignés ne font plus frémir personne et je ne sais plus dire quand j'ai couru quand j'ai sauté pour la dernière fois... ? Je croyais que l'enfance était morte lorsque la maison s'est écroulée mais ensuite Judith est morte et j'ai cru que c'était là la fin de l'enfance et puis on m'a dit plus tard que la fontaine du village n'avait plus d'eau et j'ai senti en moi quelque chose mourir encore comme s'il restait de quoi mourir de cette enfance qui n'en finit pas de finir... Ces jours-ci l'eau n'a pas de goût comme elle n'en avait pas non plus pour toi sans doute Isa... Ce jour-là...
Ce jour-là... Je suis entrée et la pochette à perfusion était presque vide et elle avait l'air épuisée... Isa Isa Isa... Rien de grave mais quand même assez pour que j'ai envie de fuir... Isa désolée j'ai coupé tous nos liens parce que c'était plus facile que de te perdre sans l'avoir décidé... Je ne voudrais aimer Isa que l'immortel l'impérissable... Je ne peux pas te voir vieillir... Je ne peux pas te voir souffrir... Je ne peux pas te voir mourir sans mourir... Isa je préfère ne pas te voir du tout... Plus jamais ?
Isa nous ne sommes pas immortelles et l'enfance est finie...
De toute façon toutes les lacs de la région sont à secs il n'y a plus de quoi faire ricochets Isa... de quoi allions-nous rire ? Isa ?
L'enterrement de mon enfance recommence tous les dimanche...
Le tourbillon stupide est né là... Et son écume... J'ai sauté dans les livres...
Les paroles volent les écrits restent ? Quelque chose comme ça...
J'ai étudié longtemps d'abord sans parler à personne sans produire aucun bruit les yeux fixés sur les mots des morts le dos courbé sous la lampe et peu importe après tout... Tout pour tenter de redevenir la petite créature que j'étais et qui se perdait dans la forêt... j'aurais voulu effacer jusqu'à mon nom... ce nom si long... cinq syllabes pour quoi faire ? Oh alors dans les livres j'ai simplement cherché d'autres arbres... des arbres que l'on ne pouvait pas couper un matin des arbres auxquels on ne pouvait pas m'arracher et je rêvais en touchant le papier d'écorces indélébiles...
J'aurais voulu être poète... même aimer j'aurais voulu le faire comme poète... Pour que rien ne meurt de ce que j'aime que rien ne s'altère de cette lumière... de cette tendresse...
Poète ? Oui j'ai essayé... J'ai fait des listes d'abord de tout ce que je voulais sauver... avant d'écrire... c'était très simple... C'était par exemple
La façon qu'il avait de toujours laisser le tas de poussière sur la même dalle de la cuisine lorsqu'il balayait
Ses mains qui s'ouvraient et ses sourcils qui se levaient vers le front quand il avait envie de m'embrasser
Les après-midi passées à regarder le merle agiter l'eau du bassin en formant avec ses ailes de tout petits tourbillons aussitôt dispersés en gouttelettes d'eau pure ô clochettes de lumière
La serviette en tissu orange qu'il posait toujours sur la nappe en bulgomme et ses plis proches de la déchirure
Les carrés de soleil qui s'échouaient sur le parquet du grenier
Ses brouillons tâchés de peinture qui s'y encadraient
Le tintement sur mes dents quand j'appelais son nom... Eden Eden Eden ?
Les battements d'un autre cœur que le mien au creux de mon oreille
Les miettes ramassées à même le sol... le mélange de chocolat et de poussière...
Eden qui écrit Eden qui rit Eden qui réfléchit Eden...
Les guirlandes d'Isa... ses tranches d'orange sanguine séchées à la fenêtre...
Les hêtres tordus
Les chênes jaunes
Les haies de cornouillers à l'écorce rouge
Et j'ai continué comme ça à mesurer ma dévotion par degrés d'épuisement
La liste des merveilles peu à peu s'est muée en liste des horreurs
Par morts successives de l'enfance
L'enfance qui meurt toujours et n'en finit pas de mourir
La fontaine asséchée
Maman qui ne m'aime pas
Eden qui part dans le brouillard de septembre après avoir bafouillé trois mots d'excuse
Judith dans cette boîte... La boîte descendue dans le sable... Les roses au pesticide jetées dessus...
Les morceaux de chien sur la route ?
Oui... j'ai mesuré ma dévotion jusqu'à plus soif jusqu'au goutte à goutte...
J'aurais voulu mettre fin au ruisselet de souvenirs... Au goutte à goutte de torture... Comme tu l'avais fait... Isa... Avec ta pochette à perfusion... Comme tu l'avais déchirée avec tes dents quand je n'étais pas là...
Je n'avais pas compris alors la révolte et la colère qui vient tout au bout lorsque tout est aride...
Et quand je n'y croyais plus c'était déjà passé... Comme toi Isa...
La dernière goutte la dernière brume d'horreur... Quand je m'en suis rendue compte c'était déjà sec et j'ai vu là le renouveau et tout à reconstruire et peut-être sans m'enfuir cette fois devant Rebecca qui agite sa cuillère et qui sourit sans voir le tourbillon qui se forme dans sa tasse. Rebecca qui me demande
Tu te rappelles de notre rencontre ?
Si je m'en rappelle... C'était sur le chemin du cimetière...
J'étais passée devant ton jardin Isa et j'avais volé quelques hortensias... Je n'ai jamais compris que les fleurs aussi avaient des propriétaires et tes hortensias étaient si hauts si bleus si nuageux... Je ne pensais pas que tu remarquerais...
Alors j'en ai rempli mes bras et ça ne se voyait même pas sur les buissons tellement remplis de fleurs mais tu m'as vue par la fenêtre Isa toi qui aimais tant regarder tes hortensias ma pauvre vieille…
Tu disais toujours que c'est comme ça que tu imaginais le paradis des tapis et des tapis d'hortensias bleus...
Alors je répète à Rebecca qui ne regarde même pas le tourbillon qu'elle crée dans son verre transparent
Je lui répète que j'avais volé les fleurs d'Isa pour Judith dont la tombe était toujours si vide et si grise
Comme je détestais cette plaque de marbre lisse
Et j'explique pour la centième fois à Rebecca qui ne se lasse jamais d'entendre cette histoire... de se voir apparaître peut-être dans nos vies ? Comme un personnage... Rebecca qui aime trop les comédies romantiques... Peut-on trop aimer ?
Isa a ouvert la fenêtre et m'a crié quelque chose et j'ai eu peur alors je me suis mise à courir et cette folle est sortie ? Je te jure ? Elle a sauté par-dessus son petit portail de bois dans ce quartier résidentiel si mort de Tourtencoing et elle m'a couru après.... Folle... Folles nous l'étions toutes les deux quand on t'a bousculée sur le trottoir dans notre course-poursuite... Moi qui semais des têtes d'hortensias en interrogeant
Désolée ? Désolée ? Je ne savais pas bien de quoi exactement...
Elle qui courait en chaussettes dans la rue toute morne tout grise aux pavillons bordés de thuyas...
Toi qui promenais ton stupide chien saucisse avec son manteau rose ridicule... Ne dis pas non... Rebecca... Tu sais qu'il est ridicule ?
Mais tu n'as pas demandé ton reste... Tu as attrapé Luna ? Kidnappée... La saucisse rose... Et tu m'as couru après aussi... Qu'est-ce que je vous ai détestées à ce moment-là... Pour la défense de la propriété végétale ? Trois folles courant jusqu'au cimetière dans des tornades de pétales bleus... et Isa qui s'arrêtait pour frotter les cailloux de ses pieds et toi qui traînais avec la saucisse qui rebondissait dans tes bras et Isa qui se penchait pour cueillir les fleurs avant qu'elles ne heurtent le sol... Isa qui ramassait toujours tout avant le choc... avant la cassure... hein ?
Et quand j'étais entrée dans le cimetière avec les trois fleurs qui me restaient... Elle t'a crié de t'arrêter... N'est-ce pas ? Elle est restée là debout et elle m'a regardée et je me suis arrêtée aussi... Chacune d'un côté de la grille... Elle avait enfin compris cette folle ô ma folle ?
Elle m'a tendu les fleurs qu'elle avait ramassé au vol... Au sol...
Vous avez dit
Désolées... Désolées...
Sans point d'interrogation...
Et c'était tout je crois... L'enfance était là ressuscitée...
Isa a posé une tête d'hortensia chaque jour sur la tombe de Judith... Pour éclairer un peu le marbre chaud... Un coin de paradis...?
Et Rebecca me demande comment je me sens...
Qu'y a-t-il à attendre de la vie ?
Je ris en pleurant... une nouvelle fois...
L'enfance morte ?
Quelque chose comme ça...

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