Emilio
elle venait d’avoir un enfant et longtemps l’enfant dans son ventre et longtemps elle s’était imaginé ces balades au parc comme des moments de calme de son post-partum avec le vent dans les feuilles et les graviers et les moineaux ronds de l’automne mais c’était tout le contraire
c’était la rage
la vraie rage quand il fallait se retenir d’emplâtrer le crieur public et le marteau-piqueur et les enceintes des skateurs sans oublier tous ces cons qui pensaient pouvoir s’approprier son espace public de jeune mère enfermée entre trois murs et demi
aussi
les médocs qu’ils lui avaient filés et
l’interdiction d’allaiter
alors parfois elle ouvrait juste la fenêtre et fumait avec des gants en latex parce qu’elle avait lu que c’était mieux de ne pas toucher le bébé si on fumait
le bébé qui dormait le bébé qui pleurait le bébé qui dormait
le bébé
qui s’appelait Emilio
comme son père et le père de son père avant lui
Emilio Junior fils de Emilio troisième du nom un prénom qu’elle n’avait pas choisi qu’elle n’avait même pas voulu choisir car elle savait ce qui l’attendait
car maintenant le monde entier s’appelait Emilio
elle descendait à la laverie et posait le panier de linge et le bébé et s’asseyait en arrière les yeux fermés les bras ballants les machines qui tournaient et très loin dans la lumière crue des néons tous les Emilio qu’elle avait un jour aimé ou voulu aimer
Emilio le lycéen et sa moto et sa veste en cuir et le fossé qu’il n’avait pas raté
Emilio et sa longue tresse noire et sa robe bleue
ses lèvres closes à peine ouvertes presque sèches quand elles s’embrassaient
Emilio après les cours la pénombre et leur chambre d’ado
tu as les seins les plus parfaits lui avait-elle dit et elle avait rougi pendant qu’Emilio les lui suçotait
une douceur infinie
et maintenant la machine qui pompait et le bébé dormait et la télé comme seule lumière avec les rediffusions de buffy et de malcolm et de ces séries qu’elles attendaient semaine après semaine et maintenant qu’attendait-elle à part
Emilio qui n’était pas rentré depuis trois jours
penchée au-dessus du berceau les gants sa bouche comme détachée de son visage elle dit
tu es Emilio
tu es Emilio
et c’est une forme de folie d’aimer ainsi
d’aimer autant d’aimer plein un seul être d’aimer
Emilio
Emilio
Emilio le lycéen et Emilio la camarade de classe et Emilio de la colonie de vacances
Emilio le dernière année et les cours d’économie qu’il lui expliquait à la bibliothèque et ses doigts repliés en elle sous la table chut
chhhhhhhut qu’il lui répétait sans cesse quand elle agrippait la table ou sa cuisse et qu’elle lui disait arrête attends on va
la bite d’Emilio pendante dans les toilettes sales de l’université
Emilio qu’elle avait aimée un peu trop aussi
elle n’y pensait pas trop pas souvent du moins juste assez
pour ne pas perdre la tête
elle n’y pensait plus que dans les reflets
les bouteilles en verre et le lait qu’elle gardait un ou deux jours alors qu’il fallait le jeter il ne servait à rien
mais elle n’y arrivait pas
et dans le reflet du lait et du verre la blancheur et le corps étendu élancé d’Emilio
la lèvre inférieure plus épaisse et qu’elle aimait lui mordre aussi
la peau mate les mains tatouées les bras tatoués et surtout cette manière de danser
de chanter
le soir en rentrant du bar son bras sous le sien et ces chansons de marins
que son père lui avait appris et qu’elle aimait réciter
oui
Emilio sur toutes les mers tous les océans
Emilio qui pouvait l’emmener au bout du monde jusqu’où l’ivresse
les porterait
ah Emilio prends mes hanches prends mes poignets prends
tout ce que tu veux je t’appartiens Emilio
mon amour
mon amour
mon amour
Emilio qu’elle avait perdue ou qui s’était
perdue d’elle-même
et l’autre qui l’avait remplacée celui qu’elle n’avait même pas vraiment voulu
aimer
Emilio le roi
de l’accident Emilio
même pas capable de
rendre visite à son fils juste une petite merde que cet Emilio-là
qu’importe
le gant en latex qu’elle retirait et qui crissait et claquait
au bout des doigts la fine poudre blanche
et Emilio qui n’était plus
sous aucune forme sous aucun souvenir
ni dans les fossés ni dans les chambres oblongues ni même
dans les reflets de lait
seul Emilio à l’autre bout de l’unique pièce Emilio qui
pleurait
et alors elle répétait je suis là je suis
là
Emilio tu es là
et je suis là pour toi

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