PÉRIpLe
Elsa ouvre grand la fenêtre et jette sa toile sous la pluie. Un silence, puis un fracas mat. Le cadre s’est brisé, en contrebas, sur la voie ferrée. La toile déchirée dégorge de couleurs qui se mêlent à l’averse et se répandent sur les rails. Elsa les regarde déteindre de son œuvre avortée. Ses poumons saccadent mais elle ne sent plus l’air la traverser, comme si elle ne respirait plus. Comme cette toile, en bas, avec son cadre fracassé. On dirait un animal mort. Un animal au sang acrylique coloré.
L’air humide laisse sur sa peau une sensation lointaine. Les images passent devant ses yeux, comme une série de flashs. Ce sont des images familières, des images de sa vie. L’une d’elles arrête son attention. Papa qui vient de descendre les escaliers en titubant parce qu’il a trop bu. Papa boit tout le temps, mais ce soir-là c’est différent. Elsa reconnaît le pinceau dans sa main, ce pinceau qu’elle garde quelque part dans une boite comme une relique. Elle ne l’a jamais nettoyé, n’a jamais voulu. Elle veut se souvenir de ce jour où Papa est parti. Se souvenir de la manière dont il traverse la pièce jusqu’à la fenêtre en marmonnant des choses incompréhensibles, probablement à propos de l’art car Papa est peintre.
Papa ouvre grand la fenêtre. Elsa se souvient très bien de l’ombre de son père dans l’encadrement de la fenêtre, cette ombre debout qui lui tourne le dos et qui se montre à la nuit. Papa ouvre grand les bras, à présent. Il clame des choses incompréhensibles sur l’art à qui veut l’entendre. Et c’est là que ça se produit. Son poing droit serré, celui qui tient le pinceau, se rapproche brusquement de son visage. Vu de dos, c’est une lutte étrange mais brève qui s’engage. Papa gronde, rugit. Elsa se souvient que lorsque le poing de son père recule, les poils du pinceau et le poing de son père sont maculés de rouge et de noir. Le policier dira plus tard qu’il s’est crevé l’œil.
Pourquoi ce geste, Elsa ne le saura jamais car, alors, Papa perd l’équilibre. Il vacille en avant, puis en arrière, puis en avant, ses bras moulinent. Il tombe. Un silence. Un bruit mat.
Penchée par la fenêtre, Elsa se souvient de ce corps, en bas, celui de Papa. Il fait des angles bizarres mais, surtout, il ne bouge plus. Dans son poing serré, le pinceau a survécu. Ce pinceau qu’elle a gardé, quelque part, dans une boite. C’est à cela qu’elle pense en contemplant les restes de son tableau raté sous l’averse. Elle ne sait même plus ce qu’elle reprochait à ce tableau. D’être né, sans doute.
Voilà le sol qui tremble, le train va passer. Elsa recule. Elle ne veut pas voir ça. Dos au mur, elle contemple le ciel gris par la fenêtre ouverte, écoute la pluie qui martèle sur les tuiles et les pavés. Elle attend le moment fatal où le train va passer mais le train ne passe pas. Le crissement des freins. Elsa reste immobile. La locomotive, en-bas, a dû surprendre son crime. De longues minutes passent sans que la pluie ne s’interrompe, sans que le train reparte. Elsa se lasse d’attendre. Elle passe sa veste de grosse laine rouge par-dessus sa robe blanche, attrape un carnet, un crayon et son béret, et décide de sortir.
Dehors, Elsa longe le pâté de maisons jusqu’au parapet de pierre qui surplombe les rails. Elle s’en approche et se penche à nouveau. Le train n’est toujours pas reparti. Plusieurs passagers ont ouvert les fenêtres et tentent de voir ce qui se trame à l’avant. On entend les contrôleurs qui passent, les fenêtres se ferment une à une. Elsa en aperçoit une qui reste ouverte. Une silhouette en dépasse, coiffée d’une chapeau noir. Les bords larges empêchent de distinguer son visage mais, à sa stature, Elsa estime que c’est une femme. Quand la Voyageuse lève les yeux vers le parapet, Elsa a du mal à déterminer si c’en est vraiment une. Elle cligne plusieurs fois, comme si quelque chose sur sa rétine l’empêchait de lire son visage. Rien n’y fait. La Voyageuse, elle, semble être la seule à s’être aperçu de sa présence. Elles se dévisagent, se fixent longuement et quelque chose, dans cette fixation, met Elsa mal à l’aise. Elle recule. Elle hésite à rentrer mais la pluie s’est calmée, alors elle s’élance au hasard d’une rue.
Elle se sent légère. Si légère.
Elle voudrait partir.
Cela fait longtemps qu’elle attend. Elle voudrait aller voir ailleurs, quitter cette ville pourrie, voler vers d’autres cieux, rencontrer d’autres artistes, voir les grandes villes, être exposée dans les grands musées. Sauf qu’elle n’a rien à présenter et, sans garantie de succès, Maman ne la laissera jamais partir. Maman ne croit pas du tout en ses talents d’artiste. Elle ne croit pas non plus en ceux de Papa, mais celui-ci n’est plus là pour s’en tracasser. Maman dit toujours qu’elle ne laissera jamais sa fille partir sans la certitude que celle-ci peut gagner sa vie toute seule. Maman dit toujours qu’Elsa doit avoir un vrai métier, comme si artiste peintre n’en était pas un. Maman dit que ça n’en est pas un puisque ça ne lui rapporte rien. Elsa espère qu’une de ses toiles finira par lui rapporter quelque chose, mais tous ses tableaux lui semblent toujours médiocres. Alors, tout en pensant à cette vie ratée, elle contemple souvent les trains qui s’en vont au loin sans elle, vers un avenir qu’elle ne connaîtra jamais.
Il ne pleut plus mais les rues sont désertes sous le ciel gris. Il ne se passe jamais rien, dans cette ville stupide. C’est pour cela qu’Elsa veut partir. Elle tourne dans une autre rue tout aussi vide. D’habitude, elle aime regarder ce qu’il y a en vitrine mais, aujourd’hui, tous les magasins sont fermés, à croire que la pluie leur a fait baisser le rideau. Elsa lève alors les yeux et surprend un vol de corbeaux. Rare instant de vie. Soudain, l’un d’entre eux s’immobilise tout à fait, en plein vol. Les autres partent sans lui. Elsa s’avance sous l’ombre du corbeau immobile. C’est peut-être un faux corbeau qu’on a accroché là pour faire joli. Il lui semble pourtant bien l’avoir vu voler, il y a cinq minutes. Émerveillée, elle ouvre son carnet et commence à esquisser l’ombre de l’oiseau suspendu.
Un miaulement l’interrompt. Elle sursaute en apercevant un petit chat noir. Avec sa queue cassée et sa truffe blanche, on dirait Maurice. Cela fait plus de trois mois qu’elle ne l’a pas vu. Maurice disparaît souvent pour jouer les courtisans mais c’est la première fois qu’il disparaît aussi longtemps. Elsa n’en revient pas de le voir. Elle s’approche de lui. Maurice lui tourne le dos et s’enfuit plus loin, selon ses habitudes. Elle le suit. Tous les volets sont clos, ils ne croisent personne.
Maurice finit par s’arrêter au pied du panneau qui marque l’entrée de la ville. Elsa s’arrête à son tour. La route continue au loin en longeant les rails qui courent dans les montagnes. Maurice s’est assis au milieu du chemin, comme pour l’attendre. Elle pourrait partir avec lui mais elle hésite. Il n’est peut-être pas encore temps. Elle reste une minute à l’entrée de la ville, puis fait demi-tour. Maurice la regarde s’éloigner sans bouger. Ses yeux brillent dans le crépuscule approchant.
En rebroussant chemin, Elsa repasse dans la rue marchande où tout est fermé. Dans le ciel, le corbeau immobile a disparu. Peut-être un rêve ou une hallucination. Tant pis, son dessin restera inachevé, imparfait comme tout le reste. Par-dessus le parapet, le train est parti et les voies sont vides. D’habitude, il y a toujours un train qui part à cette heure. Enfin, Elle atteint son foyer mais la porte est verrouillée. Elle est sortie sans prendre ses clés. Elle frappe plusieurs fois contre le battant. Sa mère a dû rentrer, maintenant qu’il fait presque nuit.
Les minutes puis les heures passent. Elsa se regarde dans les flaques, suit en équilibre l’alignement du trottoir, repart dans la rue commerçante où tout est toujours fermé, pousse jusqu’au centre ville déserté, hèle Maurice, revient sur ses pas, toque encore à la porte. Maman n’ouvre pas. Elsa s’assoit le long du mur. Elle essaie vainement de se souvenir de l’endroit où a pu partir Maman. L’idée lui file entre les doigts telle une mouche récalcitrante. Il se fait vraiment tard, à présent. Peut-être même qu’il est l’heure de dîner, mais Elsa n’a pas l’heure et de toute façon, elle n’a pas faim non plus. Elle repart vers la sortie de la ville. Peut-être qu’il est temps de partir, en fin de compte.
Maurice l’attend toujours. Ils prennent la route ensemble, sans savoir où celle-ci les entraîne. Derrière eux, la ville se fait de plus en plus petite, jusqu’à ce que la nuit l’avale. Elsa et Maurice marchent longtemps, marchent, marchent, marchent. Jamais leurs corps ne réclament le repos. Elsa se lasse vite de ce voyage à peine commencé. Elle s’arrête au milieu de la route dans le noir. Elle n’aurait peut-être pas dû partir comme ça, avec pour simple appareil une veste de laine, un béret et de quoi dessiner. Elle n’aurait peut-être même pas dû partir maintenant. À nouveau, elle se retourne, revient sur ses pas. Maurice lui lance un miaulement plein de reproche. Il l’appelle plusieurs fois avant qu’elle ne s’arrête enfin.
Les rails à côté d’eux se sont mis à trembler. Un train approche.
Elsa enjambe le fossé et grimpe sur le dénivelé. La voilà au milieu des rails. Droit devant, l’œil luminescent de la locomotive grossit à mesure que le train s’avance. La cadence de la machinerie se rapproche. Elsa agite les mains avec frénésie. Le train siffle. Elsa gesticule de plus belle, le train lui répond encore, Elsa se jette sur le côté, le train passe. La cadence ralentit. Après un long freinage, le train s’arrête un peu plus loin. Elsa s’approche et grimpe sur la passerelle à l’arrière du dernier wagon. Maurice apparaît et monte à son tour.
La porte du wagon s’ouvre sur un homme en uniforme. Un petit sifflet argenté brille sur sa poitrine. Ce doit être le Chef de bord. Il pince sa casquette et demande à Elsa si elle a un titre de transport. Elle n’en a pas, évidemment, elle n’a pas pu s’en procurer un. Elle n’a pas non plus de quoi payer, étant partie sans sa besace et n’ayant de toute façon pas un sous en poche. Le Chef de bord affecte un air embêté. Il faut un titre de transport valable pour voyager, mais il n’apprécie pas non plus l’idée de la laisser toute seule au milieu de nulle part, surtout pas en pleine nuit. Elsa opine et propose de descendre à la prochaine gare. Le Chef de bord accepte et la laisse entrer dans le wagon avec Maurice.
L’intérieur du train n’est pas éclairé. Nul besoin, puisqu’il n’y a personne. Elsa prend place sur une banquette au hasard avec Maurice. Le Chef de bord disparaît dans le wagon suivant. Il n’allume pas la lumière en partant. Par le hublot sur la porte, Elsa s’aperçoit que la voiture avant la leur n’est pas éclairée non plus. C’est apparemment un train sans voyageurs. Lentement, la machine se remet en marche.
Elsa regarde la nuit défiler par la fenêtre. Elle pense au tableau raté qu’elle a jeté sur la voie. À Papa et au soir où il est parti. Au pinceau qu’elle garde quelque part dans une boite comme une relique. À la Voyageuse au chapeau noir et au visage brouillé qui la regarde depuis le train arrêté. À Maman qui n’est pas rentrée.
Dehors, les montagnes forment de grandes dents menaçantes dans la nuit. Le train glisse, longe des précipices, traverse des ponts, serpente dans la vallée avec indolence. Puis une gare se profile et il ralentit.
Elsa ne veut pas descendre. Quand le train s’arrête, elle reste assise, dans l’espoir que le Chef de bord l’ait oubliée. Elle scrute par la fenêtre et voit quelqu’un attendre sur le quai. Une ombre d’homme en bras de chemise qui semble prêt à s’effondrer. Une ombre ivre. Elsa se lève d’un bond. Attrape son carnet et son crayon, court à l’arrière du wagon, saute de la passerelle et s’élance sur le quai. L’ombre l’aperçoit à son tour, tourne les talons et s’engouffre dans la gare en titubant. Lorsqu’Elsa atteint la gare, le train redémarre. Maurice ne l’a pas suivie.
L’ombre s’est immobilisée au milieu du hall de la gare. Une ombre de dos, immobile, chancelante. Elsa l’interpelle. Elle s’étonne de le trouver dans cette gare, lui qui est parti plus tôt. L’homme répond qu’il n’est jamais vraiment parti. Il attend depuis longtemps un train pour rentrer mais, ici, le train circule toujours dans le même sens. Cette ville, dit-il, est un entre-deux dont on ne part jamais sauf si l’on a un billet. Lui en a un, mais il ne veut pas s’en servir, car ce n’est pas un billet pour rentrer. Il pourrait le lui céder, bien sûr, mais il préfère le garder. Il craint qu’Elsa ne rentre pas non plus. Elsa s’agace. Elle ne veut pas rentrer. Cela fait trop longtemps qu’elle veut partir, qu’elle en a assez. Assez de peindre des tableaux médiocres qui ne lui rapportent jamais rien, d’entendre Maman répéter qu’artiste peintre ce n’est pas un métier, qu’elle finira comme son père, qu’elle ne fera jamais rien de sa vie, qu’elle n’ira jamais nulle part à moins de se jeter par la fenêtre ou sous un train.
L’homme ne répond rien. Après un temps, il lui fait signe de le suivre.
La gare surplombe une vallée au fond de laquelle un village est encaissé. Elsa suit son guide qui tangue en descendant les marches. Elle voudrait le rattraper mais il la distance toujours, la garde obstinément dans son dos. Elle aimerait lui demander si c’est bien lui, lui dire qu’elle a gardé son pinceau, qu’elle pense souvent à lui. Il ne veut rien savoir. Ils ne disent rien jusqu’au village où tout est éteint et délaissé. Là les tuiles s’affaissent, là les pierres affleurent, là les vitres ont été brisées, là un toit menace de s’effondrer, là les murs sont éventrés. Des ruines inhabitées. À distance, l’homme lui désigne une maison encore intacte où elle trouvera quelqu’un pour la renseigner. Quelqu’un qui sait où trouver un billet pour partir ou comment rentrer. Elsa lui demande de l’accompagner. Elle ne veut pas partir sans lui, qu’il l’abandonne à nouveau, mais il tourne à l’angle d’une rue et disparaît.
La maison intacte est un ancien hôtel déserté. Le hall d’entrée sent le renfermé, la tapisserie décolle des murs et le toit est empreint d’auréoles noires et humides. Personne à l’accueil. Elsa monte et entre dans une chambre au hasard. Une chambre sombre et vide où personne ne l’attend. Elle se laisse tomber sur le lit. Elle voudrait pleurer mais les larmes ne viennent pas. Elle pense à Maman qui n’a pas ouvert la porte, à Papa qui lui tourne le dos. À Maurice que le train a emporté. Elle repense à la Voyageuse sans visage qui la scrute depuis le train arrêté. Cette image l’obsède. Elsa voudrait se représenter ses traits, cette absence de visage. Elle tire alors son carnet et l’ouvre à une nouvelle page. Lentement, le chapeau et le manteau émergent de cette fenêtre que personne n’a refermé. Reste son visage, toujours son visage. Et puis Elsa lève les yeux.
Là, sur une chaise, la Voyageuse est assise.
Sous son chapeau, son visage reste d’ombres. Elle attend sans rien dire, sans bouger. Elsa parle la première. Elle voudrait savoir où court ce train qui ne circule que dans un sens, celui-là qui a emporté Maurice. La Voyageuse parle d’une voix qui ne fait aucun bruit.
Au bout des rails se trouve un tunnel. Ceux qui y entrent n’en reviennent jamais.
Pour s’y rendre, il faut un billet comme celui de Papa mais il ne veut pas partir, même s’il l’a longtemps désiré. Elsa voudrait savoir comment son père pourrait rentrer. La Voyageuse refuse. Papa l’a longtemps narguée, du haut de sa fenêtre, mais maintenant c’est terminé. Il doit se résigner à partir, ou bien il restera ici à jamais. Elsa demande enfin comment partir, comment trouver un billet. La Voyageuse, d’abord, se tait. Se lève. S’approche. Son visage est tout près. Elsa sent comme un soupir froid sur sa joue. La Voyageuse n’a pas le visage auquel elle pensait.
Il y a deux endroits à l’extérieur d’une ville. La gare est celui par lequel on part et où on arrive. L’autre est un lieu dans lequel on reste. C’est là que t’attendra le Gardien, celui qui donne les billets. S’il t’en donne un à ton nom, tu pourras partir. Mais tu peux encore choisir de rentrer. À toi de décider.
La Voyageuse s’en va comme elle est venue et Elsa reste seule. Elle pense à Maurice que le train a emporté. À Papa et au pinceau dans sa boite comme une relique. À Maman qui ne veut pas la laisser partir. Elle se sent légère, trop légère.
Le jour pâlit. La chambre s’éclaire. C’est une chambre austère, rien que le nécessaire. Il y a un cadre accroché au mur. Elsa n’avait pas remarqué sa présence. C’est le portrait d’un homme et d’un enfant, main dans la main, dans un décor de montagnes. Elsa se saisit du portrait, le contemple longuement. Un portrait simple, sans extravagance, mais il lui plaît. Elle ne veut pas l’oublier. Elle voudrait en épuiser le sens, recommencer l’histoire indéfiniment, revenir à ce monde tel qu’il était avant. Que Papa tombe en arrière plutôt qu’en avant. Peut-être que la toile jetée sur la voie ferrée méritait de vivre. Elsa remet le cadre sur son clou et quitte l’hôtel.
Il y a deux endroits à l’extérieur d’une ville. La gare est celui par lequel on part et où on arrive. L’autre est un lieu où l’on reste. On honore ses habitants mais on ne les veut pas pour voisins.
Elsa s’arrête devant la grille du cimetière. De l’autre côté, les tombes grises s’élèvent dans la lumière grise du jour. Sur un banc près d’un mausolée gris, un homme en paletot gris donne du pain à des corbeaux empaillés. Un type avec deux chiens gris qui a lui-même une tête de chien. Elsa pénètre dans le cimetière. Le Gardien, en l’apercevant, pince sa casquette. Il a bien un billet pour elle. Il se lève et elle le suit. Sans un mot, ils traversent le village des défunts. Les chiens marchent derrière eux avec des têtes pendantes. Le Gardien la conduit jusqu’à une tombe ouverte. Un nom est gravé sur l’épitaphe. Le nom de son père.
Le Gardien désigne la fosse, puis il s’en retourne à son banc. Ses chiens attendent en silence.
Elsa sonde la fosse un moment. Un tunnel sombre dont on ne revient jamais. Le nom de Papa écrit sur l’épitaphe. Un billet pour partir pour toujours. Elsa se balance d’avant en arrière, d’arrière en avant. Le train a emporté Maurice. Maman ne voulait pas qu’elle parte. Papa ne reviendra jamais. La Voyageuse n’a pas le visage auquel elle pensait.
Tu peux encore choisir de rentrer.
Réparer le cadre cassé sur la voie ferrée. Recommencer une nouvelle toile.
Elsa met la main dans sa poche. Entre les mailles de laine, ses doigts rencontrent une petite boite de velours râpé. Elle la retire, la contemple un instant. Le rouge du velours a fané. Dedans, il y a un pinceau barbouillé de rétine et de sang. Elsa presse encore un peu la boite entre ses doigts, cette petite relique qu’elle garde précieusement, puis la dépose au pied de la tombe. Et s’élance.
On entend, au loin, la cadence d’un train. Le ciel se pare d’une teinte dorée.
Elsa remonte l’allée du cimetière, les chiens se lancent à ses trousses, elle passe la grille, s’enfonce dans le village, enjambe la première marche, les chiens la talonnent, elle court, trébuche, tombe, son âme tombe, son âme qui court si vite que le corps ne peut suivre mais qui le doit, ce corps et cette absence de corps, cette absence de souffle. La Voyageuse et son absence de visage. Ce visage qu’Elsa ne veut plus voir. Elle se redresse, franchit les marches quatre à quatre, les chiens dans son dos aboient, la gare émerge, la porte de la gare, le hall de gare désert, le quai, une ombre de dos.
Elsa la dépasse. Franchit les rails. Touche l’autre quai.
Elle se retourne une dernière fois. Papa est resté de l’autre côté avec les chiens. Il lui sourit. Son poing droit tient un pinceau. Son œil gauche brille un peu. Voilà le train qui arrive. Le train pour rentrer. Elsa monte à bord, prend place, attend le départ. Personne ne vient la contrôler. Depuis la fenêtre, elle voit l’autre train arriver, celui qui ne revient jamais. Papa monte dedans avec son billet. Les trains s’éloignent dans des directions opposées. Ne reste que les chiens sur le quai.
Le train glisse, longe des précipices, traverse des ponts, serpente dans la vallée avec indolence. Dehors, les montagnes se dressent fièrement dans la lumière du jour. Elsa cligne des yeux. Le soleil perce et l’éblouit.

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