Connard de scribouillard

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   La grande gigue, adolescent trop vite poussé, ne joue plus les caïds en sortant discrètement de l’hôtel de police. Il émet à peine une protestation lorsqu’un solide gaillard le bouscule. Celui-ci a, sans doute, loupé son bus et doit être en retard à sa convocation, songe-t-il avant de disparaître en direction du centre-ville, trop heureux de s’en tirer à si bon compte. Ce délinquant encore trop juvénile pour savoir qu’il lui faudra plus d’une vingtaine de gardes à vue, telles que cette nuit, pour écoper de sa première condamnation. Bien d’autres suivront, piqûres à chaque fois si légères, qu’il comprendra bien trop tard la différence de sanctions entre glander, pauvre guetteur, et refroidir un revendeur téméraire, qui empiétera sur la zone de chalandise de son réseau. Pour se rendre compte, en définitive, qu’il passera plus de la moitié de sa vie en tôle.

   Le quidam, le gaillard pressé, se présente devant le guichetier : « Bonjour. Où se trouve le bureau en charge des résultats aux concours externes ? »

   Est-ce le bonjour ou l’autorité naturelle du jeune homme ? Toujours est-il que le planton ne prend pas son temps, comme son inclination l’y pousse. Minuscule et unique plaisir, envers les petites frappes, avocats commis d’office, flics en civil ou plaignants de tous crins, face à leur indifférence, perpétuel rappel à son statut, plutôt son absence de statut. Il profite ainsi du maigre prestige de l’uniforme, sans puiser sa part des risques du métier. Derrière son guichet, il se pense bien à l’abri, un bouton de panique à portée de l’index.

   — Neuvième étage. Troisième bureau à droite en sortant de l’ascenseur.

   Trop énervé pour attendre la cabine, l’homme pressé gravit les neuf niveaux à grandes enjambées. Ses muscles lui rappellent encore leur entraînement physique intensif. A son habitude, il en avait fait plus qu'il n'en fallait. Comme ces jours, ces semaines, ces mois, d'études, pour décrocher son master en droit pénal, il s’était transformé en ermite, raccourcissant cinq années de bachotage en trois. Obtenant l’ennui de ses condisciples d’abord, l’éloge de ses professeurs, puis leur détresse. Pourquoi un aussi brillant sujet, potentielle élite de la nation, allait-il s’enterrer aux tréfonds d’une banale carrière dans la police ? Aucun n’avait su le convaincre de bifurquer, il suivait une voie toute tracée. Son père aurait certainement préféré qu’il s’engageât dans l’armée, mais l’intégration aux forces de l’ordre lui aurait, malgré tout, convenu.

   A peine essoufflé, il s'oriente jusqu’à sa destination. Le bureau des enrôlements. Le fonctionnaire, ici, ne s’en laisse pas compter. Méticuleux, il met un point d’honneur à ne commettre aucun impair. Il n’est qu’un maillon, mais consciencieux. Il finit de ranger les documents du visiteur précédent, aligne son stylo en bordure du sous-main, puis, satisfait, lève la tête.

   — Monsieur ?

   — Je pense que vous avez dû commettre une erreur…

   Il a appuyé, là, sur une zone particulièrement sensible.

   — Monsieur. Je ne crois pas que cela soit possible. Je ne commets jamais d’erreur.

   — Je ne parlais pas de vous personnellement, tenta-t-il, diplomate, mais du service qui m’a transmis mes résultats.

   — Je suis le service qui transmet les résultats. Et au risque de me répéter : je ne commets jamais d’erreur.

   — Ne voyez nulle offense dans mon propos. D’autres scribes, en d’autres temps, ont perpétré des impairs qui ont changé le cours de l’histoire.

   Le ton posé et le vocabulaire choisi apaisent celui qui est plus habitué à s’entendre traiter de scribouillard ou plus souvent de connard. Il concède un œil, curieux, à son visiteur.

   — Indiquez-moi votre nom. A quel concours avez-vous postulé ?

   — Gasmi Zitoun. Commissaire de police.

   Le grand rouquin a prononcé son patronyme en accentuant la consonance arabe de ses origines. Coutumier des regards interrogatifs qui suivent cette déclamation, il les entend toujours même s'ils ne disent jamais rien. Non, il n’a pas l’air d’un arabe. Et pourtant… Pour cacher sa gêne de se savoir aussi transparent, l’employé tapote le clavier de son ordinateur, chausse ses lunettes et se concentre. Un léger sourire parcourt ses lèvres, voilà qui va lui permettre de reprendre le dessus sur ce candidat prétentieux.

   — Ah, oui, je me souviens. Monsieur, vous devriez avoir honte d’avoir osé vous présenter à ce concours. Il s’agit d’une fonction importante dont on ne peut se jouer. Il est évident que vous avez produit un faux diplôme, au vu de vos minables résultats. Estimez-vous heureux de ne pas être poursuivi.

   — Laissez-moi voir. Je sais que j’ai réussi cet examen.

   — Il n’y a rien à voir. Vous avez échoué.

   — Voilà, il semblerait que vous ne sachiez point lire. Gasmi, G-A-S-M-I, pas G-A-S-M-Y et Zitoun, pas B-I-T-O-U-N. Vous vous trompez de dossier. Jamais d’erreur, dites-vous.

   Un sifflement agacé perce d’entre ses lèvres, alors que l’autre essaye de dissimuler son visage cramoisi derrière l’écran.

   — Pardonnez-moi. Je vous avais mal compris.

   Il ne sait pas comment retrouver sa contenance. Il ne peut que s’abriter derrière ce nom si peu… français. Alors, il ne dit plus rien et reprend sa recherche. Un sourire moins triomphant tente d’apparaître, mais déconfit par son erreur si récente, il revérifie une fois, et puis encore.

   — Vous voilà. G-A-S-M-I Z-I-T-O-U-N. Gasmi Zitoun.

   Tout à sa joie de pouvoir réparer sa bévue, l’agent a un léger haut-le-cœur de satisfaction suite à sa découverte, mais énonce sans montrer de contentement : « En effet, vous avez réussi. Félicitations, vous êtes reçu… avant-dernier au concours de gardien de la paix. »

   Cette fois-ci, cela se révèle si gros que Zitoun ne peut qu’en rire.

   — Croyez-vous vraiment que j’ai postulé à un poste de gardien de la paix avec un master en droit pénal et un second en criminologie ?

   Le fonctionnaire, ne sachant plus trop s’il doit, lui, hurler ou pleurer, passe rapidement ses doigts sur le clavier, d’un grand geste, tel un pianiste à l’acmé de son solo. Une imprimante crache, par à-coups, sa feuille. Il y jette un ultime regard et la lui tend, sensible à ce petit triomphe, ressentant les clameurs d’un auditoire imaginaire. Il incline son buste, avec modestie.

   — Et voici le DNB que vous avez joint à votre candidature.

   Quel connard de scribouillard ! Avant qu’il ne s’emporte, ses yeux se posent sur le document. Son front se plisse, laissant deviner les synapses que son cerveau ouvre sur des méandres de perplexité. L’autre lui tend un joli diplôme tamponné et orné des ors de la République : un diplôme national du brevet, qui certifie qu’il a suivi avec succès ses années de collège. Il découvre ce à quoi cela ressemble, mais son nom y est inscrit, bien orthographié. Avec date et lieu de naissance, tous aussi exacts.

   Ne se sentant pas de force à se battre contre l’administration et son complice numérique, il descend, las et vaincu, les escaliers. Kafka lui montre le chemin. C’est à n’y rien comprendre. Il était venu sûr de son fait, il allait leur exposer son potentiel. Mais rien ne se déroule comme il l’avait programmé.

   — Sayyid Zitoun. Min fadlik.

   Une main solide sur son épaule interrompt ses pensées, une ombre, à la limite du lieu commun, sweat à capuche dissimulant son visage, un brassard orange au bras droit « POLICE ». On l’invite poliment, en arabe, à suivre. Ils se perdent dans un dédale de couloirs, de portes battantes, avalent de nouvelles marches, franchissent d’autres passages, encore des escaliers. Ils croisent de moins en moins de monde, jusqu’à ne plus croiser personne. Ils atteignent les espaces techniques. Les galeries n’abritent plus que des conduites percées de vannes, formant des angles compliqués, à la logique incompréhensible aux non-initiés. Si tu n’es pas ingénieur hydraulique, éloigne-toi. Eclairé seulement par des blocs de sécurité qui diffusent leur halo verdâtre, poursuivi ou devancé par de petites silhouettes qui indiquent les issues de secours, il trébuche sur son guide qui stoppe, sans prévenir. Celui-ci sort une arme de la poche de son blouson et toque de la crosse sur une porte en fer banale, comme ils en ont dépassé tant d’autres. Le son du métal contre le métal répand son écho dans le sous-sol.

   — Entrez !

   Une voix commande, autoritaire. Elle ne laisse place à aucune espèce d’hésitation. Il s'avance, cligne des yeux, aveuglés par un puissant éclairage. Cette mise en scène a pour but évident de décontenancer les visiteurs tout en préservant l’anonymat de l’hôte.

   — Asseyez-vous, monsieur Gasmi. Excusez mon petit stratagème. Je vais vous faire une proposition. Je ne la répéterai pas. Vous n’aurez qu’une seule occasion de l’accepter ou de la refuser. Pourtant à la lecture de vos compositions, des résultats de vos tests physiques et psychotechniques, ainsi que de vos réponses au jury, et surtout suite à notre enquête approfondie sur vos antécédents familiaux, j’ai tout lieu de penser que vous espériez ce genre d’entrevue. J’ai besoin d’une personne telle que vous, mais je n’ai pas le temps de me perdre en conjectures quant à votre volonté. L'horloge tourne.

   Il obtempère, pleinement concentré sur les paroles de son interlocuteur.

   — Vous êtes trop intelligent. Il va falloir que cela se remarque moins, surtout pas du premier coup d’œil. Au second, peut-être. Oui, seulement au second.

                     *

                    * *

   Zitoun Gasmi, lui non plus, ne joue pas les caïds en sortant, par une porte dérobée, de l’hôtel de police. Il ne remarque plus les passants pressés ou nonchalants, croisés au hasard des rues. Ses pensées se bousculent, s’entrechoquent, dingdonguent, donnent naissance à des multitudes de nouvelles réflexions. L’infinitude des possibles lui donne le tournis.

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