1.
Pour résoudre un conflit, je privilégie toujours un bon coup d'épée qu'une longue causette. Pa aurait dû réfléchir à deux fois avant de m'offrir ma première dague. Il se serait évité de grosses frayeurs à me regarder aplatir les meilleurs bretteurs de son royaume, gravir les niveaux de l'académie militaire dont je sors plus jeune diplômée à treize ans. Et bien sûr, lorsqu'un an plus tard, les Géants se pressent aux frontières Sud du royaume de Filcot et du reinaume d'Omb, il sait qu'il ne pourra ni m'empêcher de me faufiler sur le champ de bataille ni priver Luvial de sa première fine lame. Alors, j'en ai profité. Sous les yeux médusés des armées de l'Alliance, j'ai découpé des centaines de doigts de pieds velus, déchiré des haillons crasseux, percé d'innombrables bedaines et, quand on a enfin éradiqué la menace, c'est couverte de sang que j'ai étreint mon Pa au bord de la crise cardiaque.
Le récit de mes faits d'armes s'est répandu comme un feu de brousse à travers les trois pays de l'Alliance. À Omb, la rumeur me disait aussi féroce que les ténèbres de la Forêt Spectrale ; à Filcot, je tranchais mes adversaires comme les lames d'un coupe-tissu fendaient le plus pur des satins ; à Luvial, on comparait la grâce et la puissance de mes mouvements aux fleuves, torrents et cascades ruisselantes des Pics Azur.
Aussi redoutable que la légende de la Princesse Guerrière me dépeint, il manque à celle-ci deux éléments sans lesquels j'aurais fini écrabouillée sous les fesses d'un mastodonte. La stratégie derrière mon placement et celui des armées a été échafaudé par l'esprit brillant du prince Caleb d'Omb qui, à force de passer son temps dans les bibliothèques de Nox, a conjugué les atouts des tactiques de nos ancêtres afin de tirer profit de la désorganisation martiale des Géants. Ainsi, tandis qu'un bataillon à cheval jouait l'appât, le reste de l'armée a pris les colosses à revers. Dans la précipitation ou la peur de nous voir arriver de tous les côtés, ces derniers se sont assommés et blessés, nous rendant la tâche de les zigouiller bien plus facile. Côté défense, nos armures n'auraient pas tenu le choc si elles n'avaient pas été tissées d'une soie aussi résistante que l'acier. Engagé dans la recherche d'étoffes novatrices, le prince Tim de Filcot a conçu cette tissure à partir d'un tressage de paille d'or, connue pour sa solidité, de lin de vent et de coton nuage. Le taffetas de diamant compose encore aujourd'hui la cuirasse des armées.
Caleb et Tim ont eux aussi eu droit à toutes sortes de contes célébrant leur ingéniosité. On pensait les yeux de Cal capables de lire les âmes, les mains de Tim assez habiles pour détricoter les maux que les remèdes communs ne pouvaient guérir et leurs rires aptes à effacer les tracas du paysan le plus ronchon. Je peux dire aujourd'hui que ce n'est pas entièrement faux.
Face à notre popularité croissante et au sentiment d'unité qu'elle inspire, les dirigeants de l'Alliance ont décidé de nous accueillir, chacun leur tour, dans leur pays. La Ronde de la victoire est longue de trois ans ; un à Omb, un autre à Filcot et le dernier à Luvial.
Je n'ai jamais autant dansé qu'à Nox, la capitale d'Omb. Les soirs de fêtes, les noxois construisent un grand brasier – ils invitent ainsi les esprits de la Forêt Spectrale aux réjouissances – et se trémoussent autour des flammes jusqu'à ce que celles-ci réduisent de moitié. Là, les doyennes retracent le passé glaçant des êtres peuplant la Forêt. Cal part dès le début des histoires. Je pensais qu'il en avait peur. Mais suivre sa fuite vers sa bibliothèque personnelle m'a donné tort. Avide lecteur de romance, il se réfugie dans ses mondes de papier lorsqu'il ne peut plus masquer sa timidité et son agoraphobie. Je n'ai pas compté les nuits passées avec lui dans le secret des étalages, à l'écouter déclamer ses récits préférés pour mes seules oreilles, moi qui suit incapable de lire une ligne sans m'endormir. Encore aujourd'hui, je voyage avec lui à travers les pages.
La visite diplomatique a continué vers Parca, la ville aux épices. Entre dîners mondains – ma bouche en feu en garde de mauvais souvenirs – duels d'épée et rencontres avec les habitants, l'adresse des musciens de Filcot m'a laissée coite. Lyre, guiterne, flûte double… tout le monde sait jouer d'un instrument. Pa aurait eu honte s'il m'avait entendue malmener ma lyre face à un marchand de carottes maniant la cornemuse à la perfection. J'ai aussi pu admirer l'Arc aux mille tissus. Dressée au centre de la cité, cette énorme voûte de pierre couverte de rubans aux nuances rouge honore la vie des couturiers fondateurs de Filcot. Je savais que Parca était à la pointe de la mode mais j'ignorais le rôle actif de Tim dans son développement. Ses pères ne sont pas au courant et Tim ne veut pas qu'ils le soient. Il s'imagine qu'il serait déshérité s'ils l'apprennaient. Moi je pense que ses pères l'aiment tellement qu'ils seraient heureux de le voir s'épanouir dans la couture plutôt qu'il ne dépérisse dans son rôle princier. J'ai essayé de lui dire lorsque Cal et moi lui servions de mannequins pour ses créations. Il n'a rien écouté. Je n'aurais pas dû insister : il m'a obligée à enfiler des tenues réservées aux garçons – Cal était ravi de tournoyer dans ce qui auraient dû être mes robes – m'a affublée du titre de Prince Grognon et m'a envoyé me promener dans les rues de la ville. Déguisée en homme, je me suis prise au jeu. J'ai charmé quelques dames, pris plaisir à ce qu'on m'appelle monsieur, me suis attiré un respect que je n'aurais jamais pu posséder sans avoir d'abord dégainé mon épée. De retour dans l'atelier de Tim, emplie d'un sentiment nouveau de plénitude, je lui ai timidement demandé de me confectionner d'autres vêtements du même type. Sourire aux lèvres, il a accepté. Depuis, ma garde robe a gonflé, Cal arrive à déterminer d'un coup d'œil les jours où je me sens plus prince que princesse et les conceptions insolites de Tim ont rendu poreuses les frontières entre mode féminine et masculine.
Je n'ai pas encore parlé de mes fluctuations d'identité à Pa. Un jour, je me confierai. Mais pas ce soir. Ce soir, il m'a suppliée de souper avec lui alors que j'aurais préféré écouter Cal lire les aventures de la belle Anna et du ténébreux Will, aider Tim à s'exercer au tourdion pour le bal de l'Alliance avant de les emmener sur les toits du château pour observer les étoiles. Toutefois, si je veux convaincre Pa de nous laisser partir pour une autre Ronde, mieux vaut que je me pointe à son dîner.
Je sais déjà où je vais le trouver. Depuis qu'il s'est mis en tête d'organiser un bal pour célébrer la fin de la guerre et d'y inviter tout le gratin de l'Alliance, il ne quitte plus la salle du trône. Littéralement. Deux servantes l'ont vu en train de pioncer la tête sur la table, la bave au coin des lèvres. Il pourrait déléguer la confection du menu aux cusiniers, le thème des décorations aux couturiers, la composition de la musique à l'orchestre mais il tient à tout faire lui-même, en souvenir de Man qui était une vraie fétarde. Je ne l'ai pas connue, elle est décédée peu de temps après ma naissance. Mais Pa n'a jamais manqué une occasion pour célébrer l'amour qu'elle nous portait.
Mes pas claquent sur le marbre céruléen de la salle du trône. Six gigantesques colonnes s'arqueboutent et s'entremèlent autour du plafond de verre teinté, les reflets du soleil courent sur le tapis jusqu'au trône paré d'argent et de saphirs. Juste derrière, deux piliers séparent trois immenses vitraux qui brillent dans le soleil couchant : l'Arc aux mille tissus flamboie de rouges et de roses ; les teintes violettes de la Forêt Spectrale colorent les ombres et, au centre, les Pics Azur gouttent leurs nuances bleu-vert sur la longue table qu'occupent Pa et ses conseillers. Je place mon pouce sous la garde de mon épée, la pousse et le chant cristallin de ma lame attire l'attention de mon père.
— Maël ! s'exclame-t-il, ravi. Merci messieurs, nous reprendrons cela demain.
Ses ministres partis avec leur paperasse, il m'offre son plus beau sourire. Petit homme doté d'un ventre rondouillard qu'il essaye de cacher par sa longue barbe, Pa a toujours l'air content. Encadrés de rides, ses iris verts – les mêmes que les miens – luisent de joie. Même sa moustache frétille lorsqu'il demande aux domestiques de nous servir le repas. Il pointe une chaise à sa droite.
— Viens t'asseoir avec ton vieux père ! Tu es toujours collée à nos deux invités, il faut que je me rappelle à ton souvenir ! Suis-je si décrépit que tu ne veux plus de moi ?
Le retour du laïus sur le grand âge de ce vieillard archaïque de quarante-deux ans. À choisir, j'aurais préféré le discours sur les angoisses que je lui fiche à me battre sans armure. Je pose un baiser sur son crâne dégarni et m'installe à côté de lui.
— Tu te changeras bientôt en poussière, Pa. Autant que, dans ma grande bonté, je t'accorde ce dernier repas.
Il grogne – quelques mots comme ingrate et insolente me parviennent – mais sa barbe cache mal son sourire et ses sourcils fournis, ses yeux pétillants.
On nous apporte des viandes d'Omb roties dans une sauce épicée, de la semoule parfumée aux agrumes, du pain garni de fromage crémeux, des légumes colorés de Filcot, des corbeilles de fruits et des confiseries saupoudrées de chocolat. Comme d'habitude, Pa s'en met partout. Les serviteurs et moi essayons de cacher nos rires mais nous voyant pouffer, il s'essuie prestement et adopte la gestuelle de ce noble distingué qu'il n'est pas.
À la fin du dîner, après s'être gavé de crème fouettée et m'avoir détaillé ses ambitions grandioses pour le bal de l'Alliance, une ombre glisse sur ses traits.
— Tu auras bientôt dix-huit ans. Ta vie d'adulte va commencer. J'aimerais que tu profites du bal pour annoncer tes fiancailles.
Des années de contrôle sur mon corps m'aident à gérer la surprise ; le jus de cerise dans ma bouche n'asperge pas son visage. Mais ma coupe grince sous la pression de mes doigts.
— Le roi de Filcot avait trente-trois ans lorsqu'il a épousé son consort, rétorqué-je. La reine d'Omb a choisi la sienne à trente-cinq. Depuis quand le mariage est important pour toi ? Il n'en a jamais été question depuis…
Une ride sévère se dessine sur son front.
— Tu es la princesse héritière de Luvial, notre lignée doit perdurer ! tonne-t-il. Tu annonceras tes fiancailles au bal de l'Alliance, c'est un ordre !
On reste tous deux figés par la force de sa voix. Jamais il ne m'a parlé de la sorte. Jamais il n'a utilisé son pouvoir hiérarchique pour me contraindre. Je l'observe se noyer dans son verre de vin. Son regard est incapable de rencontrer le mien.
— Le peuple attend une annonce, poursuit-il d'un ton autoritaire qui sonne faux. Bientôt trois ans que tu parades aux bras des princes, tu dois prendre une décision.
C'en est trop. Ma chaise crisse sur le marbre alors que j'abats mon poing sur la table.
— C'est de la folie ! Je ne suis pas prête pour le mariage ! Arrête tes sottises, Pa !
Ses yeux me fuient toujours. Il gratte une tâche de crème sur la manche de son surcot.
— Tu annonceras tes fiancailles dans deux jours, que ça te plaise ou non.
Soudain, je comprends. Il veut que je choississe : Cal ou Tim. Il n'osera pas le verbaliser parce qu'il sait combien je tiens à eux. Combien c'est impossible pour moi de préférer l'un à l'autre. Pourtant, afin de satisfaire sa lubie, je dois me déchirer le cœur. Et il n'a même pas le courage de me le dire en face.
Je redresse le menton, jette ma longue natte dans mon dos, saisis les pans de ma jupe et ploie le genou le plus bas possible.
— Oui, votre Majesté.
Le roi grimace devant ma courbette inutile. Mes pas furieux battent le sol vers la sortie et, lorsque je referme moi-même les portes de la salle du trône avec violence, j'espère que le sursaut terrifié des gardes n'est rien comparé à celui de mon père. En dix-sept ans de parfaite entente, pourquoi faut-il qu'il choississe de tout gâcher ?
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