2.

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Caleb

Même si je brûle de tourner les pages, je dois m'arracher à la dispute déchirante d'Anna et Will. Je m'étais promis de ne lire qu'un chapitre. Mon sommeil envolé et la lueur naissante du jour ont révélé toute l'ampleur de ce mensonge. Tim m'avait prévenu que je ne tiendrais pas parole. Hier soir, assis au coin du feu dans le salon des invités, j'étais tellement enlisé dans mon roman que je n'ai pas vu qu'il m'avait apporté mon infusion de sauge et ces petits gâteaux qu'il tient toujours à faire lui-même. Sa main dans mes mèches noires m'avait délogé de ma lecture juste à temps pour lui souhaiter une bonne nuit et m'excuser d'avoir accordé plus d'attention à mon livre qu'à sa conversation. Bien qu'il m'ait assuré qu'il en a l'habitude – nos sept ans d'amitié en témoignent – je ne peux m'empêcher de me sentir coupable. Je me rachèterai grâce à une promenade au grand air. Avec le bal de l'Alliance dans deux jours et ses multiples tenues à coudre, il en a besoin. L'appâter hors de son atelier ne sera pas chose aisée mais des confiseries acidulées et l'assurance d'un massage de ses épaules douloureuses devraient suffire.

Ne reste plus qu'à trouver la seule personne capable de dénouer les muscles de Tim, la seule personne qui me découpera en morceaux quand je lui avouerai avoir avancé sans elle dans notre lecture. Si j'étais de mauvaise foi, je pointerai son absence à l'heure où nous avions prévu de lire, après le dîner. Mais ce matin, ni Tim, ni moi n'avons vu sa grimace mal réveillée, sa natte à moitié défaite ou la marque de l'oreiller sur sa joue.

C'est donc par curiosité et inquiétude que j'arpente les couloirs du château à la recherche de Maël. Tôt dans la journée, les murs de pierre bleutée chauffent sous la caresse du soleil, que la fraîcheur du Méliao dont les diverses ramifications cascadent dans Céphyse, crée une brise d'air s'infiltrant partout dans la bâtisse. Il arrive qu'elle charrie des effluves de fromage gratiné depuis les cuisines, mon pêché mignon et la spécialité de la capitale de Luvial. Il me faut peu de temps pour inspecter les toits, l'armurerie, l'arène où l'instructeur martial attend son élève. Pas de Maël à l'horizon. La petite salle dans la tour Nord est ma dernière option. Une pièce qui, dotée d'une fenêtre donnant sur les Pics Azur, où on entrepose les armes trop usées, sert probablement de cachette pour une altesse en fuite.

Dans le mille.

Appuyé·e sur le mannequin de bois tombé au sol, les genoux rabattus contre son torse, Maël joue sans envie avec la dague de fer à côté d'ellui. Sa longue natte brune coule sur les dalles, quelques mèches caressent son front plissé et ses yeux, d'un vert aussi clair que le Méliao, semblent perdus dans le vide.

Avec son pantalon de cuir noir et sa chemise de lin de vent sous lesquels se dessine une musculature ferme, Maël a tout des princes charmants qui peuplent mes rêves et mes lectures. Le pire c'est qu'iel le sait et joue de son charisme pour se glisser dans la peau de mes personnages préférés. Tout cela afin de me pousser à rougir. Il ne m'en faut pas beaucoup : une rose, un compliment accompagné d'un sourire en coin, un surnom évocateur, nos visages un peu trop proches… Je suis faible face à sa beauté sauvage. Qui me le reprochera ? Sûrement pas Tim qui, même s'il le cache mieux, n'en mène pas large non plus.

Je m'appuie contre l'encadrement de la porte, les bras croisés.

— Question débitage de bois, Will n'aurait pas fait mieux.

Maël lève la tête vers moi. Son regard pensif me parcourt et un frisson remonte le long de mon dos.

— Anna lui a déclaré son amour, subjugée par sa dextérité à l'épée, ajouté-je en avançant vers ellui. Mais c'était avant qu'elle ne découvre qu'il a vendu son âme pour la sauver.

Ses lèvres se plissent, ses doigts attrapent sa dague de fer et lorsque cette dernière fuse dans ma direction, je l'évite en souplesse. S'iel avait vraiment voulu me blesser, je n'aurais pas pu esquiver.

— Traître, tu as continué sans moi ! rouspète Maël sans hausser le ton. Et tu oses me gâcher l'histoire !

— Si tu avais été là hier soir, tu en saurais autant.

— Ne te moque pas de moi, beauté. De mémoire, Anna et Will viennent à peine d'échanger leur premier baiser. Tu es presque à la fin !

Touché. Deux fois. Je fais mine de gratter mes joues mal rasées pour estomper les rougeurs provoquées par le surnom. Pourquoi faut-il que Maël ait une voix si rauque, si attirante ? Non, ne pas se poser ce genre de questions : ma peau déjà enflammée n'y survivrait pas.

Je m'assois près d'ellui. Mauvais calcul lors de l'atterissage. Mon genou touche sa cuisse, mon épaule effleure la sienne. Ses beaux yeux me scrutent. Mais la tristesse qu'ils expriment invite la crainte à me serrer le cœur.

— Qu'est ce qui te tracasse assez pour venir te murer ici, mon prince ? murmuré-je.

Un sourire tire le coin de sa bouche. J'ai visé juste.

Sa main repousse une mèche derrière mon oreille. Je frissonne encore, brûlant d'entrelacer mes doigts aux siens. S'il me sourit, son long soupir cristallise mon angoisse. Il baisse le regard un instant, inspire et relève le menton.

— Pa veut me marier. Je dois annoncer mes fiancailles au bal de l'Alliance.

Un Géant s'effondre sur moi. Je suis en miettes, pulvérisé par le poids de l'annonce et les conséquences qu'elle engendre. C'est à peine si j'arrive à erructer une phrase.

— Il veut…

— Que je choississe entre Tim et toi.

J'ai mal au cœur. Je savais que la question du mariage se poserait un jour. En tant qu'héritier du reinaume d'Omb, la continuité de ma lignée est une de mes responsabilités. Toutefois, j'osais espérer me dégager de celle-ci le temps de rassembler mon courage pour avouer mes sentiments à Tim et Maël. Je me pince l'arrête du nez. Trop tard pour se déclarer. Cela ne ferait que rendre le choix du prince de Luvial encore plus ardu. Je pourrais lui proposer de s'enfuir à Nox, chez mes mères qui n'oseraient jamais se mêler de ma vie amoureuse, mais je le sais trop attaché à son royaume et à son devoir princier.

Je glisse un regard vers Maël, à nouveau perdu dans ses pensées. Je ne supporterai pas d'être à sa place. Tim est mon ami d'enfance, celui qui m'a aidé à vaincre ma timidité, poussé à lire ma première romance et qui endure sans râler le résumé de toutes mes lectures. De son côté, Maël m'a ouvert les yeux sur la beauté de la réalité, montré que les êtres de papier, aussi réconfortants soient-ils, ne détiennent pas toutes les réponses. À dix-sept ans, je ne sais pas qui je suis. Mais j'ai toujours pu compter sur Tim et Maël pour m'accompagner dans cette quête. Alors vivre sans eux ? Jamais. Ce serait tenter de courir sans jambes ou de lire sans yeux.

Mais Maël doit faire un choix.

— Tim est calme, concentré, attentif aux besoins des autres. Il serait…

— Ne t'avise pas de me dire qu'il serait le candidat parfait.

Je me mords la lèvre et il lâche un soupir exaspéré.

— Choisir Tim te blesserait, ne me soutiens pas le contraire !

Je n'aime pas quand il a raison.

— Tu n'es pas dispensable, Cal, poursuit-il, les sourcils fronçés. Sans toi, Tim et moi deviendriont des bourreaux de travail, incapables de prendre une pause. Dois-je te rappeler que ni lui, ni moi ne sommes capables d'écrire des discours aussi impeccables que toi ? Ou que ta connaissance des langues anciennes nous a permis de comprendre les ouvriers révoltés à Parca ? Ou que sans toi, les archives de Nox seraient dépourvues de…

Je triture la bague ornée de roses mauves autour de mon index, celle qu'ils m'ont offert pour mon dix-septième anniversaire, tandis qu'il s'obstine à me complimenter. Les joues brûlantes, je lui ordonne de s'arrêter.

— Très bien ! Je retire la candidature de Tim et t'assure que je ne me crois pas dispensable !

Il a le culot de me sourire. Je baisse les yeux vers mes doigts crispés. Ma timidité ne m'empêchera pas de lui faire cette dernière demande.

— Promets-moi un dîner avec Tim et toi avant le bal. Que l'on profite d'être à trois un dernier moment.

Je sens la tête de Maël se poser sur mon épaule. Sa main se glisse dans la mienne, son pouce dessine des ronds sur ma peau. Un soupir d'aise glisse entre mes lèvres.

— Ce sera un beau dîner, réfléchit Maël. Avec fleurs, bougies et étoiles, je te le promets.

— Tu me gâtes…

— Ne l'ai-je pas toujours fait ?

Il s'est écarté de moi pour m'observer. Son souffle caresse mon visage et je me noie dans son regard. Je suis amoureux de lui, de toute mon âme. Tandis qu'il repose sa tête sur mon épaule, je dénoue nos doigts pour passer un bras autour de sa taille et l'attirer un peu plus contre moi. S'il fait mine de trouver le geste parfaitement normal, je le vois rayonner de joie.

— Et si c'est pour te faire plaisir, ajoute-t-il, Tim ne sera pas difficile à sortir de sa caverne.

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