3.
Tim
Les lames de mon coupe-tissu claquent. Je pique l'étoffe d'un dernier point d'arrêt. La robe de Dame Léria pour le bal de l'Alliance est magnifique : un corset de coton nuage, travaillé en crêpe, des drapés de soie rose cascadant jusqu'au sol, un voile de tulle poudré de tourmalines à enrouler autour des épaules Je dégarnis un embu à la taille, vérifie la souplesse de mon entoilage de velours, et mes mains, douloureuses d'avoir travaillé depuis l'aube, me supplient de déclarer ma création terminée. Après un ultime contrôle, je roule le mannequin de bois jusqu'à l'antichambre où dorment les commandes de sept autres clients.
Jamais je n'aurais pensé avoir autant de succès en seulement un an de commerce. Cal m'a assuré qu'avec ma créativité et mon imagination, je n'avais aucun souci à me faire. Un adorable optimiste, celui-là. Si je l'avais écouté, j'aurais commencé ma boutique à Nox, juste sous le nez de sa mère, la Reine Ariane. Mais l'idée que mes pères l'apprennent d'elle, pire qu'ils comprennent que la mode me galvanise bien plus que mes devoirs princiers m'a poussé à rejeter le projet. Jusqu'à ce que, à Céphyse, Maël m'offre le refuge de cette pièce et me promette le silence du roi sur mes activités. Depuis, mon statut de prince ne m'a jamais semblé aussi léger.
Le soleil de l'après-midi s'invite dans mon atelier par les quatres fenêtres donnant sur les jardins du château. Ses rayons réchauffent mon visage, illuminent les boucles rousses échappées de mon chignon et révèlent le désordre de mon atelier. La grande table, d'ordinaire utilisée pour des dîners mondains, croule sous les tissus, les patrons de couture, de croquis au fusain, de peinture à teinter, de pinceaux, d'aiguilles, de fils multicolores. Au sol, les riches tapis sont couverts de tableaux où s'étirent mes esquisses bariolées, des chutes de soie, de lin de vent, de bure, de laine… Seul l'espace devant l'âtre est épargné. C'est ici que Cal et Maël s'installent pour me tenir compagnie lorsque je réussis à les convaincre que j'en ai pas pour longtemps – ce qui n'est pas toujours très vrai.
J'aime les observer se chamailler, les écouter débattre du comportement des personnages dont ils lisent les aventures et rire des menaces de duel qu'ils se lancent pour régler leurs désaccords. Parfois je me perds dans le regard amoureux de Cal sur Maël – ses lunettes de lecture, bien qu'elles le rendent irrésistible, ne cachent en rien ses sentiments – ou je m'abîme dans celui, taquin et tout aussi épris, que Maël lui adresse.
Je m'écroule sur un fauteuil dans un soupir. J'ai cessé de lutter contre mon amour pour eux depuis longtemps déjà. Capable de savoir quand mon corps n'en peut plus, Cal est devenu une partie de moi sans que je m'en rende compte. Quant à Maël, iel est la flamme de ma passion, celle qui m'incite à dépasser mes limites de mon imagination. Si je le pouvais, je passerai ma vie à leurs côtés. Mais cette Ronde s'achève et, d'après les rumeurs rapportées par mes clients, le roi de Luvial n'en acceptera pas d'autre.
Mon regard survole les rouleaux de soie pourpre, indigo et améthyste posés dans un coin de l'atelier. Le roi a ordonné que les invités au bal de l'Alliance portent le mélange des couleurs de deux nations. Ainsi, le pourpre marie le rouge de Filcot et le violet d'Omb ; l'indigo, l'azur de Luvial et les ténèbres d'Omb ; l'améthyste, le feu de Filcot et les fleuves de Luvial. Jouer avec les nuances n'a pas été difficile. Non, le plus ardu aura été d'accepter le message du roi contenu dans cette valse de teintes : la Ronde se terminera par l'union de deux peuples.
J'essaye de ne pas y penser. Quelle que soit la conclusion de cette affaire, elle sera douloureuse. Maël arrivera bientôt pour les retouches de sa tenue, je ne peux pas flancher. Pas maintenant. Pas lorsque notre soutien, à Cal et moi, lui est essentiel.
Trois coups secs sur la porte. La poignée grince et le visage de Maël apparaît dans l'entrebaillement.
— Je peux entrer ?
Je me mords la lèvre pour retenir un sourire. La dernière fois que Maël s'est introduit sans ma permission dans mon atelier, c'était lors d'un cache-cache improvisé avec Cal. J'avais trouvé la salle sans dessus-dessous – pire encore que mon boxon élaboré. Ma colère avait réduit les rires des deux phénomènes au silence et leurs excuses ont plu sur moi pendant des semaines. Depuis, ils réfléchissent à deux fois avant de s'engouffrer dans mon antre.
— Je t'en prie, l'invité-je en me levant du fauteuil. Prince ou princesse aujourd'hui ?
Vêtu·e de ses habits d'entraînement, sa longue natte coulant sur son épaule droite, iel me jette un regard pétillant de joie.
— Impossible d'y voir clair ce matin. Alors prince, selon le détecteur Cal.
Cal, ce bijou de douceur. Je referme la porte de l'atelier tandis que Maël se poste près des fenêtres, sur la petite estrade des essayages. À deux doigts de chercher sa tenue de bal, je m'interromps pour l'observer. La tension dans sa mâchoire, sa main crispée en poing, le creux dans sa joue qu'il grignote de l'intérieur…
— Es-tu sûr de vouloir faire les retouches aujourd'hui ? Il nous reste encore un jour avant le bal, on peut reporter à demain.
Il me sourit sans répondre. Son menton se met à trembler et il baisse la tête, tentant de se soustraire à ma vue.
— Maël ? Est-ce que tout va…
Je ne finis pas ma phrase, les larmes de Maël m'en empêchent. Il essaye de me rassurer à renforts de gestes et de balbutiements, mais, déterminé à ne pas le laisser se cloîtrer sur lui-même, je le fais descendre de l'estrade et l'assoit sur un bout de tapis laissé libre par mon rangement chaotique. Le cœur endolori, je trace des cercles dans son dos, lui chuchote des paroles apaisantes. Il garde mon autre main dans la sienne jusqu'à ce que ses sanglots s'atténuent.
— C'est à propos des fiançailles, n'est-ce pas ?
Autant crever l'abcès. J'aimerais avoir tort mais Maël hoche la tête et brise mon espoir. J'inspire un souffle tremblant.
— Tu sais ce que tu vas faire ?
Je pose la question sans vouloir de réponse. Lui donner l'occasion de m'offrir sa sentence, c'est tout ce qui compte. Il se pelotonne dans mes bras en secouant la tête. Je pose ma joue contre ses cheveux et son odeur de lavande m'embaume. Des larmes dévalent mes pomettes. Maël resserre son étreinte sur moi. Ce n'est pas la première fois que le mariage flotte au-dessus de nous tel un nuage d'orage. Les peuples ne sont pas aveugles et leurs dirigeants non plus. Mes pères m'ont déjà questionné à ce sujet, probablement pressés de voir leur fils adoptif asseoir sa légitimité sur deux nations de l'Alliance. À force de les rabrouer, j'ai fini par avoir la paix. Mais le roi Edwin ne se laissera pas remballer de cette façon.
Avec un soupir déterminé, Maël se redresse, essuie ses joues humides puis les miennes avec la manche de sa chemise. Je ricane.
— Tu salis mes beaux habits avec notre morve !
— C'est même pas toi qui m'a cousu cette chemise !
— Tout tissu mérite respect !
C'est trop pour lui. Il me plante son index dans les côtes et, avant qu'une guerre de chatouilles n'advienne, je m'incline devant sa férocité. Un sourire léger étire ses lèvres, son regard brille encore. L'envie de l'embrasser m'étourdit. Il détourne la tête, le visage un peu rouge.
— La fin de la Ronde a rendu mon père fou, assène-t-il. Pourquoi m'obliger à choisir ? Pourquoi maintenant ? Après tout ce qu'on a vécu ensemble, comment pourrais-je faire une croix sur vous deux ? Je préfère encore annoncer vos fiançailles plutôt qu'accepter de trancher son dilemme stupide.
J'éclate de rire.
— Le roi serait furieux. Mais ta décision n'étonnerait ni mes pères, ni les mères de Cal. Ton imprévisibilité est célèbre, ô légende de l'Alliance.
Je récolte une tape sur l'épaule et la menace d'en recevoir une autre me pousse à changer de sujet. Je passe une main pensive dans mes cheveux qui se déversent sur ma nuque.
— Ce n'est pas la première fois que la question du mariage circule autour de nous, soupiré-je. Je ne voulais pas réfléchir à cette fatalité-là. Car elle sera forcément cruelle. Ces trois ans passés avec Cal et toi ont été les plus beaux de ma vie. Je…
Je fronce les sourcils comme si cela pouvait m'aider à contrôler l'émotion dans ma voix. Trop tard pour reculer maintenant.
— Cal et toi… Vous êtes un fragment de mon âme. Mon amour pour vous a toujours été une évidence.
Mes yeux s'embuent à nouveau. Maël pose sa main sur ma joue et j'entoure son poignet de mes doigts.
— Mais peut-être que notre histoire n'a pas d'issue. Peut-être est-il temps de passer à autre chose et de devenir adulte.
Maël se redresse sur les genoux et me prend dans ses bras. Sa chaleur m'enveloppe. J'enfouis mon nez dans son cou et je sens nos cœurs battre l'un contre l'autre. Je ne veux pas le perdre. Je ne veux pas perdre Cal. Je ne suis qu'un égoïste.
— Si c'est cela que le monde des adultes nous offre, murmure Maël, je choisis de combattre mille Géants à moi seul.
Je me mords la lèvre.
— Tu en sortirais vainqueur.
— Évidemment.
L'atelier se pare de nos rires. Je le presse encore un peu contre moi.
— Je suis heureux de t'avoir dans ma vie, ma légende.
Je dépose un baiser furtif dans ses cheveux avant de me détacher de lui. Le rouge sur son visage répond à la chaleur de ma peau. Alors qu'il lève son regard résolu vers moi, la beauté de ses yeux me capture.
— Je veux encore du temps avec vous, dit-il. Et Cal souhaite un dîner romantique à trois. Alors demain, on s'enfuit.
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