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Maël

Non, nous ne nous sommes pas enfuis. D'une part, Cal m'a rappelé que nous étions très reconnaissables ; à la fin de la guerre, des statues ont été dressées à notre effigie et nos portraits ont circulé partout sur le continent. Des émeutes énamourées se formeraient à peine aurions nous mis un pied en dehors de Céphyse. D'autre part, Tim m'a signalé que je regretterais que ma relation avec mon père se termine ainsi. Deux points gagnants pour les deux rabats-joie.

Toutefois, je tiens à ce qu'aujourd'hui soit spécial. Pas de choix impossible, pas de conséquences déchirantes. Le retour de notre bulle à trois en cette veille de bal. Nos précepteurs ont dû entendre mon vœu. Mon maître d'arme ne m'a pas forcée à écraser les princes sous le plat de mon épée, notre instructeur d'arithmétique ne m'a pas incendiée pour mon incompréhension en la matière, notre éducateur de musique a été patient avec la lyre dissonante de Cal et celui de danse n'a pas crié au scandale lorsque Tim lui a écrasé le pied pour la trentième fois. Est-ce leur façon de nous souhaiter du courage pour demain ? Leur clémence est un cadeau, comme l'après-midi qu'ils nous laissent libre.

Je file aux cuisines demander des provisions pour notre dîner romantique. Sous l'œil méfiant d'Albert, le chef cuistot, Tim se charge de préparer lui-même un gâteau aux noix d'épices, le préféré de Cal. Pendant ce temps, j'embarque des bougies, ma pierre à feu, des couvertures et nos victuailles dans trois sacs. Je n'oublie pas les roses indigo cueillies dans les jardins royaux à l'aube, juste avant que Pa ne s'y promène. Je ne lui ai pas adressé un seul mot depuis ce fameux soir. Ma colère l'emporte sur ma peine de voir notre relation se distendre.

Je descends de la tour Sud, cours jusqu'à l'aile des invités, là où Cal nous attend, enroulé dans un plaid, une tisane à la main et un livre dans l'autre. Tim et moi avons tenu à ce qu'il se prélasse pendant que nous nous occupions des préparatifs. Ce type d'attention le rend heureux et j'aime le gâter comme il nous choye au quotidien. Lui qui n'apprécie pas les sports de combat, il prend toujours le temps de s'entraîner avec moi ou de m'accompagner aux arènes de Céphyse voir mes amis de l'académie militaire se taper dessus. Il emmène aussi Tim dans des balades de repérage chez les marchands de tissus ou dans des boutiques spécialisées en vieilleries, là où il sait que notre artiste trouvera une inspiration nouvelle. De toute façon, le moindre des souhaits de Cal sera exhaucé. Parce que, asservis par ses iris bleus presque violets, nous n'avons jamais réussi à lui refuser quoi que ce soit.

Nos paquetages sur les épaules, nous nous extirpons du château en fin d'après-midi. Le lac Saphir se trouve à une bonne heure de marche en direction des Pics Azur et il nous faut traverser la capitale sans se faire repérer. J'enfouis ma natte sous ma capuche, sécurise ma fausse moustache et fais signe à mes deux complices de prendre de l'avance.

Creusée dans la roche, Céphyse est un entrelacs de ponts, viaducs, passerelles et voûtes sous lesquels se jettent une myriade de cascades, filles du fleuve Méliano. À cette heure-ci, l'eau rugissante s'est parée de l'orange du ciel et le réseau d'arches en pierre cristalline brillent de mille feux. Les toits des maisons, couverts de mousse, de lierre de feu ou de lichens, rutilent d'un vert profond. La brume qui s'en dégage transporte une odeur iodée d'oliban et de cédrat. Le fracas de l'eau amène un vent frais sur mon visage, brise chevauchée par des libellules aux ailes iridescentes. Leur doux bourdonnement accompagne les bruits d'éclaboussures ; celles des flaques que je dérange en y sautant à pieds joints. Sous le Dôme d'Iseult – une coupole de jade façonnée en mémoire de Man – je me penche sur la rambarde comme d'autres habitants pour observer les loutres qui s'ébattent dans les remous, sous le regard blasé des canards. Nox a ses esprits, Parca ses musiciens et Céphyse sa faune aquatique.

À la sortie du Dôme, je croise le regard d'une fillette qui, avec sa besace pleine de parchemins, doit tout juste sortir de l'école du Roi. La main dans celle de sa maman, elle me fixe de ses grands yeux bruns quand soudain, la surprise frappe ses traits. Elle fonce vers moi, ses deux nattes d'or ondulant derrière elle.

— Votre Altesse Maël !

Je m'accroupis à sa hauteur, mon doigt sur mes lèvres souriantes. Elle hoquette de stupeur, regarde autour d'elle puis, les menottes en creux, se penche à mon oreille.

— Est-ce que vous êtes amoureuse ?

Mes yeux trouvent Tim et Cal, postés un peu plus loin. Assis sur le rempart d'un pont, Cal offre son visage au soleil, les doigts noués à ceux de Tim qui m'adresse un sourire complice. Mon cœur s'emplit de quiétude et de dévotion.

— Oui, lui soufflé-je.

— De qui ? Prince Caleb ou Prince Tim ?

Sa mère, agacée par sa fille qui ne revient pas, s'approche de nous. Un instant lui suffit pour me reconnaître. Elle bredouille des excuses mais je la calme d'un geste de la main et me tourne vers sa fille.

— Si tu étais à ma place, qui choisirais-tu ?

La petite réfléchit quelques secondes.

— Les deux ! Impossible de les départager ! boude-t-elle.

J'éclate de rire. Une réponse parfaite. Je lui donne une des roses cueillies pour Cal et une autre va à sa mère, encore sidérée par la franchise de sa progéniture. Après avoir assuré à la maman qu'aucun outrage n'a été commis, je me dépêche de rejoindre les princes.

— Je t'avais dit que ta fausse moustache ne tromperait personne, raille Cal en sautant de son muret.

— Je préfère la moustache que la vieille perruque de Tim !

— Hé ! Je l'ai cousue moi-même ! Les poils de moutons la rendent toute douce !

— Sa douceur n'est rien face à son odeur pestidentielle.

Pour sa moquerie, Cal récolte une grande inspiration dans ladite perruque que Tim avait glissée dans sa cape, au cas où. Sa grimace terrible provoque mon hilarité mais la menace du même traitement me convainc de ne pas pousser Tim dans ses retranchements.

Les sons de Céphyse s'amenuisent à mesure que l'on grimpe en direction du lac. Le chemin de terre nous emmène jusqu'à la crête d'où on peut admirer la Forêt Spectrale à l'Est et l'Arc aux mille tissus à l'Ouest. Après la côte, miroir d'eau où les étoiles se baigneront bientôt, le lac étend ses profondeurs saphir à perte de vue. Les Pics Azur nous surplombent de leurs sommets enneigés, leur trois flêches courtisent les nuages. La bouche entrouverte, Cal contemple la beauté de Luvial tandis que Tim le couve d'un regard amoureux. Un sourire idiot sur le visage, je me félicite d'avoir choisi cet endroit magnifique.

Le dîner installé sur la nappe de bure, un feu craquant à nos côtés, j'allume les bougies et offre les roses à mon romantique préféré. Cal me saute dans les bras, toute réserve diplomatique oubliée. Tim éclate de rire et nous ébouriffe les cheveux. Le nez dans le cou du prince d'Omb, à inspirer l'odeur boisée de sa peau, je songe à quel point j'ai pris sa présence et celle de Tim pour acquises. Jamais je n'aurais pensé qu'ils puissent m'être arrachés aussi brutalement. J'ai été trop naïve, j'aurais dû… Comme s'ils avaient senti mon trouble, l'étreinte de Cal se resserre, et la main de Tim cherche la mienne. Je lie ses doigts aux miens. Puis, avant que l'ambiance ne devienne trop triste, je déclare notre dîner prêt à être dégusté.

Nos estomacs se remplissent de pains aux amandes, de légumes rotis, de fromages à croûte de fruits et de chocolat. On évoque nos souvenirs de la Ronde, on se chamaille à propos de l'habitude de Cal à semer ses livres partout, de mon obsession pour les chaussettes en laine colorée (rien n'est aussi beau et confortable) ou de l'incapacité de Tim à coordonner ses membres pour la plus simple des danses.

La nuit nous enveloppe peu à peu. Berçés par le chant des grillons, on savoure le gâteau aux noix d'épices de Tim avec un vin de framboise, lequel me fait tourner la tête. La bouteille à la main, Tim se lève. Il se dandine devant nous, dans l'espoir de nous prouver qu'il a le rythme dans la peau. Si le chant de Cal lui donne un peu de tempo, j'ai du mal à ne pas me moquer de ses pas gauches.

Soudain, le regard de Tim accroche celui de Cal. La voix de ce dernier s'éteint. Un chuchotement passe entre eux, leurs mains cherchent la taille de l'autre et, après un souffle tremblant, ils s'embrassent. Il n'y a pas plus belle vision. Même la splendeur des étoiles n'égale pas un tel spectacle. Un sourire grand comme le monde me mange le visage alors qu'ils se tournent vers moi, aussi rouges que les épices de Filcot. Qui serais-je pour séparer pareil amour ?

— Il était temps ! m'exclamé-je.

— J'allais me déclarer cette année ! proteste Cal en s'asseyant à côté de moi.

— Même pas vrai, tu attends ton prince charmant depuis des siècles !

— À ce propos, nous interrompt Tim, il lui en manque toujours un.

Ma peau s'embrasse. Je reporte mon attention vers Cal, les yeux brillants.

— Tu es sûr ?

Ses doigts s'envolent vers ma joue, son pouce la caresse. Il acquiesce et je l'attire à moi pour l'embrasser. Un sentiment de paix s'empare de moi alors que nos bouches s'unissent. Plus juste que notre baiser, plus vrais que mes sentiments pour lui n'existe pas. Et lorsqu'on se détache l'un de l'autre, béats d'amour, on ricane comme des enfants.

Mais il manque à mon cœur sa deuxième partie. La main dans celle de Cal, je me tourne vers Tim. L'émotion rend ma voix si tremblante que je peine à articuler.

— Tim, je…

— Maël, s'il te plaît, embrasse-moi.

Un soupir de soulagement m'échappe. Sous la lumière argentée de la lune et le regard affectueux des astres, nos lèvres se complètent comme elles auraient dû le faire depuis longtemps. L'amour qu'il m'avoue de ses baisers me comble d'un bonheur si fort que je ne laisserai personne me le retirer.

Avec Tim et Cal, mon âme est enfin complète.

Demain sera un jour de guerre. Hors de question que Pa gagne ce combat.

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