Chapitre 1

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   Quand Séverin tendit la main. Quand Séverin serra. Quand Séverin gémit. Alors les évènements se sont accélérés. Ils s'accélérèrent d'une façon définitive, indélébile pourrait-on dire. Aucun retour en arrière possible.

   Avant cela, bien avant, Séverin sort de chez lui. Il n’est pas huit heures. La nuit est encore tombée, au sol, dans l’air, partout. Elle va bientôt se lever et partir. Séverin achète un pain aux raisins, si dense qu’il demande au boulanger s’il n’a pas acquis par mégarde un kouign-amann. La pâte feuilletée se brise entre ses dents. Les miettes couvrent son manteau.

   Dans la poche, un roman, une facture manuscrite de brasserie en guise de marque-page, une plaquette entamée de comprimés à base d’opium, un calepin. Il y plonge la main. Le sucre sur ses doigts souille le livre, sa tranche, le calepin, son bord, la facture, ce qu’il en dépasse, les cachets, l’opercule. Ce qu’il cherche est dans l’autre poche. Des clés de voitures terminées par une télécommande dont le signal codé illumine soudain les feux arrière d’un véhicule à quelques mètres de là.

   Sur l’autoroute, insistant avec l’autre main que celle sucrée sur le levier de vitesse en passant la cinquième, se réveille sa tendinite à l’index – voilà à quoi servent les cachets, récupérés la veille en pharmacie. Une tendinite au doigt, paraît-il, indique un diabète, la manutention d’objets lourds, ou l’usage répété de ciseaux de jardinage. Sévérin, lui, pense qu’elle provient simplement de l’habitude qu’il a d’étrangler les gens. Aussi bien devrait-il lever le pied – la main – sur les assassinats.

   On croirait que c’est les pouces qui trinquent. Mais ceux-là, en fait, sont prêts à tous les efforts. Tout un muscle adducteur sert d’appui au pouce, comme on irait à un rendez-vous dangereux la nuit accompagné d’un colosse. Alors que l’index n’est rien qu’une branche de saule proche de se rompre à la moindre pression. Alors quand Séverin étouffe, jugule, strangule. Quand Séverin tue. Ça lui tire des jurons de douleur.

   La voiture filait vers sa destination.

  Elle se gara dans une allée domaniale de pinède. Il aurait pu continuer à rouler mais préféra s’arrêter dans ce silence. Rien ne pressait. Le sable amortissait les pas. Ne retentit que le claquement sec de la portière. Des jaillissements de fougères parsemaient le sol meuble. Séverin contempla l’horizon bas de dentelure qui oscillait au vent. L’autre horizon, celui des frondaisons des pins, restait inaccessible au regard. On marchait dessous comme sous un toit.

  Sous ses pieds les souches se brisaient comme un feuilletage mou, un friand abandonné à l’humidité après cuisson.

   Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir ici de sangliers. Il en vit passer deux. Masses brunes dans tant de vert. Leurs groins fouiraient bientôt le sable à la recherche de racines ou d’autres bulbes. Des familles entières se mouvaient dans les parages. Sa solitude lui en sembla plus étrange. Il se souvint qu’en Rome antique on taxait durement les célibataires. Son roman historique glissé dans sa poche le lui avait appris. Imposer les esseulés, les asociaux, c’était incitatif. Alors il s’imagina trottiner lui aussi, entouré de blocs rêches et poilus. Ça ne serait pas si mal. Quelques-uns à qui parler. Ou plutôt avec qui grogner et remuer du groin des souches.

   Tôt le matin il avait fermé sa porte à clé. Double tour. L’endroit ne lui manquerait pas. Son intérieur est dépareillé, du genre de qui ne cesse de s’installer. Une semblance de brocante en fin de déstockage. Quasi vide, avec deux pièces trop grandes pour lui. Quelques plantes tombantes aux étagères, des bocaux d’épices jamais utilisés. Séverin, en cela, est bien comme tout le monde. Sur la table, allongé, un céleri-branche. Ses pétioles pourrissent déjà. Il en prend une partie saine et la croque. Ce matin, c’est toute sa nourriture. Rien d’autre ne trouve grâce à ses dents. Puis il pense à la boulangerie, un pâté de maisons plus loin. L’heure maintenant de partir. Ne pas être en retard. Et de saisir au passage le roman, posé en évidence près du vide-poche de l’entrée. Qui sait, peut-être trouvera-t-il le temps de lire.

   Une bécasse surgie de nulle part le fit sursauter. Elle voleta jusqu’à disparaître entre les troncs. Séverin continua sur le sentier sableux, semé d’épines et, ça et là, de douilles de chevrotine. Il calcula qu’il nécessiterait encore dix minutes de marche pour atteindre son rendez-vous. Vingt sans se presser. Arrivée à midi, par là.

   Il quitta le chemin pour le sous-bois.

   Parvenu à une déclinaison, il s’assit. Sa chaussure le blessait. Un caillou s’y était logé qu’il fit tomber. Ses jambes reposaient sur la tranche terreuse de la pente. Elle abritait des troncs morts, des terriers de rongeurs. Les épines de pin l’avaient rendue glissante, impraticable. Séverin contournerait le talus, à droite, où se dessine un goulet entre la pente et un bosquet de houx. À cet endroit le sable tapissait la terre comme un sucre. Il y en avait peu. Juste assez pour assourdir les foulées, risquer de glisser et en garnir chaussettes et chaussures. Plus bas des rocs hauts évoquaient des balises, les repères d’un parcours ou des créatures repliées en position foetale.

   Le matin pour un peu il se serait retenu. N’aurait pas préparé de départ. C’est que même pour ces choses-là il existe une paresse. Sans compter que tuer à nouveau lui ferait immanquablement mal. Les opiacés n’y suffiraient pas. On serre à s’en péter les tendons. Y aller à moitié c’est rater à coup sûr. Alors quoi. Renoncer, non. Avancer, mais pourquoi. Ça rimait-il à quelque chose et pour combien de temps encore, cette profession.

   La dépression du terrain s’élargit jusqu’à prendre la forme d’une combe miniature. Cuvette où Séverin s’arrêta. Sa respiration lui paraissait démesurée. Tant de silence. Les flancs du creuset naturel abritaient du vent. On n’entendait que le craquement, le grincement des troncs. Ils dérivaient sur leur base, en un geste impossible qui accentuait leurs murmures.

   La pinède finissait, remplacée par du hêtre et du chêne. Une heure comme ça et la végétation s’éclaircit. On voyait la lisière. Elle faisait comme des planches à claire-voie. On croyait longer une palissade. Chaque interstice aveuglait. Séverin déboucha sur un paysage de bocage, quadrillé de taillis, délimité au fond par une ligne haute-tension, à droite par un fleuve, à gauche par une ville ou un gros bourg. Il entreprit de longer le fleuve, espérant apercevoir un ragondin ou peut-être une carpe. Mais rien ne troubla la surface à peine froissée par le vent. Un temps Séverin emboîta l’ornière d’un 4x4 ou plus vraisemblablement d’un Quad, vu l’écartement des roues. Des canettes de bières étaient abandonnées près d’un feu de camp éteint. Un préservatif usagé à demi calciné reposait dans les charbons. Le col de son manteau rabattu sur la nuque, Séverin frissonna.

   Il continua sur des centaines de mètres. L’équivalent, pour un grand oiseau, de deux ou trois battements d’ailes. Condor, vautour ou pélican. Ce genre-là.

   Ça y était. Bientôt, il aperçut le haras.

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