Rupture
Les dés roulèrent sur le tapis. A ce moment précis, les prunelles de chacun s’arrondirent d’une lueur d’excitation. Certains tenaient leurs bourses avec avidité et leurs doigts nerveux jouaient avec le fin cordon qui fermait les besaces généreuses.
Dans la petite auberge, la cheminée crépitait. Les braises et les cendres tapissaient les pavés grossiers qui entourait le tison. Ozanne jetait des regards hagards dans les alentours. De larges cernes soulignaient ses yeux bleutés. La jeune femme avait attaché ses cheveux sauvages en une queue basse. Cela n’empêchait guère les quelques mèches rebelles de se dresser au-dessus de sa tête. Ses phalanges irritées serraient une chope d’alcool. Elle avait à peine entamé sa boisson. L’aventurière n’en avait pas besoin ; son esprit s’embrumait déjà de fatigue. Ses iris longèrent le baraquement de bois. Non loin, un gisu de compagnie rongeait les épluchures de quelques légumes. L'aventurière l'observa pensivement.
Il y a trois ans, son monde avait emprunté un tout autre chemin. En une nuit, les animaux avaient retrouvé leur paisibilité d’antan. Les habitants du pôle appréhendèrent rapidement ce miracle et la domestication était désormais monnaie courante. Ozanne posa ses coudes sur la table comme pour se donner un temps de réflexion. Ses yeux fixaient les cendres de la cheminée. Soudain, ses pensées s’embrumèrent d’un souvenir. La jeune femme revoyait les plaines recouvertes de poussières volcaniques, l'odeur oppressante qui avait recouvert ses narines, celles du tombeau d’Hermine…
« Elle a mérité d’errer dans ce désert de cendres. »
Ozanne avait prononcé ces quelques mots à la vision de la femme squelettique titubant sur le sol ardent, des cheveux blanc et sale se secouant face aux vents de la plaine. L’aventurière avait forgé avec sangs, cendres et sueurs cette nouvelle société. Pourtant, elle en était restée à la marge.
Des cris d’exaspération secouèrent la vieille auberge. L’un des serveurs se permit d’ouvrir une fenêtre pour faire fuir l’odeur d’alcool ; ce dernier venait de recouvrir un peu plus le sol. Un courant d’air glacial entra dans la pièce et balaya les cendres de la cheminée.
Ozanne se pencha un peu plus sur ses coudes. Sur les pavés gris, au travers des braises, des signes triangulaires venaient de s’y dessiner. La jeune femme n’avait su s’adapter à son monde, au contraire, des démons qui se glissaient petit à petit dans la population. Aucun doute, les dés étaient pipés.
***
Dans la petite bibliothèque du Théâtre, Peio sommeillait dans un canapé aux motifs décolorés. Amoncelés dessus, des dizaines de livres tenaient plus ou moins en équilibre. Dans ses bras, Milan avait lui aussi trouvé Morphée. Le petit garçon venait d’avoir trois ans. Ses cheveux bruns bouclaient au-dessus de sa petite frimousse métisse. À ce moment précis, Léontine entra dans la pièce voûtée. Ses pas traînèrent sur le parquet de bois. Son cœur pesait si lourd dans sa poitrine. Elle se laissa un instant pour imprimer dans sa mémoire l’image de son mari et de son fils s’enlaçant avec tendresse. Puis, elle assuma ses choix, se para d’un sourire charmant et secoua doucement Peio. Ce dernier émergea lentement. Léontine n’était pas encore sûre qu’il se soit écarté des folies qui l’avaient guidé ces dernières années. Dans ses songes, le jeune homme murmurait des mots incompréhensibles, des sons à peine audibles, mais qui savait piquer à vif les nerfs de la jeune maman. L’historien se frotta doucement ses yeux endormis, puis se leva déposant avec précaution Milan sur le canapé. Sans attendre, il lança un regard assassin à Léontine qui l’attira un peu plus loin sous les voûtes. Avant que Peio ne puisse exprimer ses rancœurs, la jeune femme s’opposa à lui :
— Tu me fais confiance ?
— Non, s’emporta aussitôt Peio.
Même si cette discussion les avait confrontés depuis des mois, entendre les objections de Peio avait le luxe de mettre Léontine hors d’elle. Ce soir, elle resta de marbre avec le plus grand des efforts.
— Arrête de me prendre pour une buse, Peio ! Tu me fais confiance. Tu hais juste mon père et tu as toutes tes raisons. Mais nous n’avons pas le choix !
Peio se retint de s’attaquer aux livres de frustrations. Milan dormait paisiblement à quelques pas. L’historien l’observa. Un voile de tristesse parcourut ses prunelles brunes. Son fils était malade. Aussi doux pouvait-il être, il ne parlait pas, ne retenait rien. Il semblait observer le monde comme à l’extérieur de lui-même. Léontine s’en voulait. Elle pensait qu’elle n’avait pas su prendre soin d'elle pendant sa grossesse et qui cela avait atteint l’enfant d’une manière ou d’une autre. Peio aussi ne trouvait plus le repos. Il avait abondonné sa famille derrière lui pour vivre son aventure et en avait laissé sa santé mentale. Sa compagne avait dû élever seule son fils. Il ne savait pas si c'était Ezyld qui lui avait ouvert les yeux, mais même une fois les souvenirs parasites partis, il n’arrivait toujours pas à tout pardonner à Ozanne. Tout de même, s’il y avait quelqu’un qu’il ne pouvait pas voir en peinture, c’était bien Liosan Ferl. Celui-ci s’était généreusement proposé d’emmener Milan voir des médecins spécialisés. Si Léontine avait trouvé qu’il s’agissait d’une judicieuse idée, Peio ne voulait en aucun cas que son fils se retrouve entre les mains de ce meurtrier. Pourtant, face aux murs, il n’avait plus le choix. Le Banquier n’avait pas connaissance de son retour à Biloaï. Léontine devait donc partir seul avec Milan. Cette dernière fouilla dans les étagères pour en sortir une carte. Elle la déroula sans un bruit et pointa avec ferveur Biloaï.
— Nous rejoignons la faille qui traverse les Grandes Montagnes, commença-t-elle en laissant glisser son doigt sur le parchemin. Puis, nous embarquons sur un navire au port de Jera. Nous nous arrêtons quelques jours à la capitale. Ensuite, nous reprenons le bateau. Nous allons longer les îles des forges.
Peio remplaça mentalement les îles des forges par l'archipel ardent. Il se souvint de l’immense jungle, des venimeux guillios et de Cyrille, leur guide. Dans n’importe quelle dimension, le volcan endormis savait attirer les pires vermines, qu’ils fondent de l’or comme Liosan ou qu’ils trafiquent comme les pirates de la dimension des Flots. Léontine claqua des doigts par habitude pour le rappeler à la réalité.
— On quitte le Royaume pour rejoindre les marécages et on atteint la ville la plus proche de la frontière. Nous n’allons pas plus loin que cela. D’ici deux-trois mois, nous serons rentrés et tu entendras Milan parler pour la première fois.
Sa voix s’était affaissée sur ses derniers mots. Si Peio se montrait si rude, c’est qu’il ne voulait pas quitter son fils. Elle aurait réagi de la même manière. Elle rangea le parchemin dans son étui et le reposa sur l’étagère. Ensuite, la jeune femme prit soin de l’enlacer avec douceur. Pendant des mois, elle l’avait cru mort. Désormais, elle souhaitait de tout son cœur de ne plus jamais être loin de lui. Pourtant, ce soir, elle partait à des lieux de Biloaï. Elle croisa les doigts dans le dos de l’historien en espérant qu’elle faisait le bon choix pour eux trois.
— Pas de bêtise pendant que je suis pas là, Peio…
Il hoche la tête en bougonnant d’agacement. Léontine posa ses mains sur ses joues barbues, puis l’embrassa tendrement.
Annotations
Versions