Haché-Menu
La forme du démon se reflétait sur la glace. Ozanne pouvait prévoir ses mouvements. Son cœur se mit à palpiter dans sa poitrine. L'entité s’agenouilla auprès de la plaque comme pour lire les inscriptions qui s’y dessinaient.
- De nombreuses fractures, chuchota la démone d’une voix enrouée. Une foulée rapide. La chute était inévitable.
Ozanne s’arrêta de respirer. Se pouvait-il que les malédictions des démons se traduisent d’un langage de forme ? Elle se mordit les lèvres pour ne pas se faire repérer. L’entité ria de nouveau.
- Je n’y comprends rien, marmonna-t-elle joyeuse. Je n’ai rien vu de tel depuis des années. Quelle drôle de monde ! Même les dés ne tournent pas rond…
La démone se releva et repartit dans la ruelle. Au bout de quelques minutes, les prunelles d'Ozanne balayèrent la rue. Il n’y avait plus personne. La jeune femme souffla de soulagement. Elle se pencha, tremblante, pour visualiser de plus prés la plaque de verglas. Le vent avait balayé les inscriptions. L’aventurière s’allongea, épuisée, dessus. Elle observa les étoiles, sa main posée sur sa poitrine. Son cœur frappait à l'intérieur comme pour exprimer son mécontentement. Ozanne en sourit de satisfaction. Après des années d’errances, elle venait d’effleurer un nouveau mystère de son monde.
***
Le vent balayait les cheveux ondulés de Peio. La jument venait d’atteindre les plaines et se plaisait du faible relief. Chaque foulée les rapprochait un peu plus du vieux moulin abandonné. Chaque foulée alourdissait un peu plus le cœur de l’historien, coinçait son estomac d’angoisse et faisait vibrer une pointe de rancœur en lui. La lune froide n’avait guère les moyens de réchauffer son être qui, transit de froid, se crispait autour des rênes. La nuit noire envahissait les environs. Même si dans son crâne se bousculait haines et vengeances, la peur lui creusait les tripes ; n’importe qui pourrait lui tendre une embuscade.
A quelques pas du moulin, Peio entreprit de tirer sur les rênes. Le cheval ralentit aussitôt. L’historien l’attacha à un arbre non loin, sauta de la selle et se dirigea de pied ferme jusqu’à la petite bâtisse. Le vent soufflait sauvagement. Il serait à l’abri des bourrasques dans la maisonnette. Le jeune homme serra la poignée, la tourna et entra à l’intérieur. Après avoir fouillé d’un regard rapide la bâtisse, il s’y résolut. Ozanne n’était pas là. La tension qui retenait ses gestes depuis son départ disparut. Il n’avait pas à se justifier de son choix, pas à lui dire au revoir non plus. Peio pouvait désormais partir sans se retourner. Mais avant, il se dirigea dans l’arrière-cuisine poussiéreuse. Dans la vieille meule à l’arrêt depuis des siècles gisaient quelques grains. Le jeune homme longea du regard les vieux rouages entassés sur le côté. Il y a un an de cela, l’historien avait démonté le système pour y cacher une arme. Il la sortit avec précaution et la détailla : une arbalète et un carreau affûté. Peio les avait récupérés dans la maison d’Anaëlle à Biloaï. Cet objet avait tout d’un arsenal de la dimension des Flots. L’historien frissonna. Il réservait ce projectile pour la tête du Banquier, d’un coup vif, précis et sans détour. Six pieds sous terre, il n’aurait plus à se cacher de son beau-père. Et puis sans Liosan Ferl, aucun doute, les mondes se porteraient bien mieux et Milan aussi.
Soudain, la porte du moulin grinça. Peio sortit de ses sombres pensées et pesta. Ozanne devait rentrer d’une quelconque aventure nocturne. Il cacha l’arbalète et se prépara à riposter de quelques phrases malicieuses. Il retourna dans la pièce principale et commença à fanfaronner :
- Bien le bonjour, Oz…
La personne qui venait de rentrer n’avait rien de la sauvage carrure d’Ozanne. Au contraire, il était grand, habillé d’un habit de noble couleur pastel et d'un haut-de-forme rocambolesque. Peio sut tout de suite ; il sentait le sel à plein nez. Étonné de cette rencontre, le jeune homme se redressa, se demandant s’il fallait saluer ce noble de Larialle ou se méfier de lui. Il n’eut que peu de seconde pour faire un choix. Ce dernier sortit un cimeterre et s’attaqua à lui sans attendre. Peio se jeta en arrière pour l’esquiver. Il perdit l’équilibre en même temps, brisant une chaise sur le passage. Son esprit se brouilla sous le choc. Son estomac se compressa de panique. L’homme n’attendit pas. Il hacha le plancher de bois anarchiquement. Peio n’avait nul mal à l’esquiver. Aucun des mouvements de son assaillant n’avait de précision. Pourtant, ses coups vifs et hasardeux risquaient de le prendre de revers à un moment. L’historien sortit sa fine lame et se mit en garde devant lui. Il respira un court instant, puis s’élança aussitôt. Le jeune homme n’avait que peu d’aptitude au combat. Il n’était ni agile, ni précis dans ses attaques. Le noble non plus, remarqua-t-il. Peio hasarda des attaques apprises par Ozanne. Il prenait appui sur ses jambes. Il dardait sa lame vers la chair de son ennemi. Pourtant, jamais il ne parvenait à conclure ses attaques. Son adversaire faisait de l’haché-menu avec sa lame. Le bois pourri n’avait que peu de résistance. Il volait en copeau autour d’eux. Une voix claire vrilla l’ambiance névrosée :
- Qu’est-ce qui se passe ?
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