Alter Ego
Ozanne se tenait sur le pas de sa porte d’entrée. D’une minute à l’autre, Peio avait changé d’avis. Il aurait donné beaucoup pour que l'aventurière soit plus qu’une présence. Le jeune homme se concentra à nouveau. Il essuya de nouvelles esquives, roula sur le sol à s’en couper le souffle sur le choc. Ses oreilles sifflèrent. Il se rendit alors compte. Il était terrifié. Il ramassa son épée qu’il avait perdue dans la foulée. Le cimeterre de son ennemi continuait à virevolter dangereusement dans les airs. Les lèvres muettes de Peio ne pouvaient lâcher les mots qu’elles retenaient. Ses dents se serrèrent.
Ozanne rattrapa malgré elle son air ébahi face à la scène qui se déroulait sous ses yeux. L’adversaire de Peio n’avait aucune technique de combat. Il n’était qu’impressionnant que de ses coups violents et saccadés. Il agissait d’instinct, comme un animal sauvage.
- Peio ! Feint, esquive et attaque par-derrière.
L’historien observa Ozanne avec surprise. Le noble ne changea pas d’attitude. Il n’entendait plus rien, comme enfermé dans sa transe meurtrière. Peio s’élança. Il prit appui sur ses pieds, jambes contractées et déborda d’une attaque puissante vers son ennemi. Pourtant, à quelques pouces de se faire trancher par le cimeterre, il s’écroula maladroitement sur le sol, esquivant l’attaque en passant sur la gauche de son ennemi. Il n’attendit pas plus pour se redresser brutalement et planta sa lame violemment dans le dos d’adversaire.
- Écarte-toi vite, hurla Ozanne, impuissante.
Peio lâcha le pommeau de son arme. Il bondit d’un mètre pour éviter la contre-attaque. La lame avait traversé les côtes. L’aventurière prolongea les pensées du jeune homme.
- Le cœur est touché. Il n’en a plus que pour une minute avant de s’écrouler.
L’historien s’adossa, éberlué, contre le mur. L’homme continuait à frapper dans le vide. Il ne visait même plus Peio. Peut-être savait-il que s’en était fini pour lui… Peio pourrait l’achever avec l’arbalète. Et si le carreau se briser ? Il ne pouvait pas se permettre de le gaspiller par pitié. Il venait de tuer un homme. Il n’était pas meilleur que Liosan. Le noble s’écroula sur le sol. Il se secoua de quelques soubresauts. Le sang coula sur les grandes dalles poussiéreuses. Ozanne s’assit soucieuse sur une chaise. Peio vit les copeaux de son Alter Ego déchiqueté.
- C’est un bon endroit pour tendre une embuscade, remarqua pensivement Ozanne.
Le jeune homme acquiesça.
- Un bon moment aussi, ajouta-t-il essoufflé.
Ozanne repensa aux paroles du démon : « Quelle drôle de monde ! ». L’homme n’avait pas d’armure, que des habits d’apparats, qui plus est, ceux d’un autre monde. De plus, il n’était aucunement bretteur, à croire qu’il n’avait même jamais tenu une arme de sa vie.
- Tout ce qui est anormal est lié à une présence démoniaque, continua l’aventurière.
- À Ezyld !
Peio avait sorti son nom, celui qui était resté bloqué entre ses dents pendant l’affrontement. Sans nouvelle de Larialle depuis trois ans, ils se doutaient tout deux que la capitale de la dimension des Flots ne portait plus sa paisibilité d’antan. La cité avait fini en feu lors du coup d’état de la démone. Ozanne compléta les sombres pensées du jeune homme.
- Un noble de Larialle en plein milieu de ta dimension... Il a dû traverser un portail. Si Ezyld a connaissance des dimensions et si elle est capable de se déplacer entre eux par l’intermédiaire de ses sbires, nous sommes en sécurité nulle part.
Peio se tut. Son air grave traduisait de ses inquiétudes. Que pouvait faire Ezyld de trois dimensions si ce n’est de les détruire. Le jeune homme s’assit contre le mur.
- Agatha est puissante, supposa-t-il. Elle ne laisserait pas une démone comme Ezyld lui prendre le trône.
- Agatha est puissante, mais n’a pas la présence d’esprit d’Ezyld, le corrigea Ozanne soucieuse. Ezyld connaît les Hommes. C’est cela sa plus grande force. Dans une société sans foi, ni loi, elle n’aurait aucune main prise, mais ce n’est plus le cas du pôle. Si elle se glisse parmi les apprentis du Sanctuaire, Agatha ne tiendra pas longtemps.
Ozanne rajouta mentalement : « Ce qui n’aurait pas été le cas sous le régime de Bartolomé, Hermine en seconde sous les glaces de la capitale ». Tout n’était question que d’équilibre. Ils avaient été comme deux grains de sable dans un rouage parfaitement rodé.
Peio se prit la tête dans ses mains. Il n’avait plus l’esprit clair ; le cadavre gisait toujours à quelques pas. Ozanne voulut maladroitement le consoler :
- Comment va Milan ?
Le jeune homme ne dit rien pendant un moment. Il n’avait pas vu Ozanne depuis une dizaine de mois.
- Il est parti avec Léontine, commença-t-il. Milan est toujours… malade. Liosan a indiqué qu’il connaissait quelques médecins qui pourraient l’ausculter. Ils se dirigent actuellement vers la capitale, puis ils quitteront temporairement le Royaume…
- Tu comptais les suivre, le coupa Ozanne à moitié ensomeillée.
Ozanne n’était pas devin. Le jeune homme s’était équipé pour le voyage. Il n’aurait jamais porté une arme si ce n’était que pour se promener. Peio hocha la tête. Ozanne grimaça.
- Je n’aime pas Liosan. Néanmoins, s’il y a bien quelqu’un qui pourrait empêcher Ezyld de faire des dégâts, c’est lui. Le noble de Larialle a dû se déplacer à travers l’un des portails de Baltazar. Il suffirait de les fermer pour isoler Ezyld dans sa dimension.
Peio ne bougea pas. C’est un carreau dans la tête de Liosan qui embrumait ses pensées, pas une discussion autour d’une tasse de thé avec l’homme d’affaires. Il grogna de mécontentement. Ozanne relâcha la pression.
- Cela fait quatre ans que tu n’as plus recroisé Liosan Ferl. Nous lui avons causé beaucoup de tort, certes. Néanmoins, il sait que nous étions respectivement manipulés par des entités qui nous dépassent. Ce vil rat serait capable de me capturer pour me vendre à Agatha, de faire de même pour toi et Ezyld, mais si nous savons être malins, nous pouvons garder une longueur d’avance sur lui.
Peio observa attentivement la jeune femme. Dans le regard d’Ozanne brillait une lueur de défi, la même qui l’animait lorsqu’elle comptait renverser Gadratique de son trône. « Si nous savons être malins, nous pouvons garder une longueur d’avance sur lui » ou un carreau d’arbalète d’avance… De fait, Peio n’avait plus fait attention à sa coéquipière depuis des années. De quelques mots, il tenta de rattraper les mois perdus.
- Et toi, comment vas-tu ?
Ozanne, surprise, ria de bon cœur.
- Eh bien, bredouilla-t-elle en se frottant les yeux pour se réveiller un peu. J’ai passé la nuit à traquer un démon qui se jouait de la naïveté des habitants. De fatigue, j’ai glissé sur une plaque de verglas en me faisant repérer par la même occasion. En rebroussant chemin, l'entité n’a fait que lire des inscriptions triangulaires sur le sol. Elle est partie en finissant son monologue sur : « Même les dés ne tournent pas rond ». Finalement, je viens de me rendre compte que ce n’est pas elle qui truquait les dés à l’auberge. Elle n’a fait qu’observer les parties falsifiées avec étonnement.
Un sourire parcourut le visage de Peio. Ozanne n’avait plus toute sa tête. Elle en riait désormais de bon coeur. Même s’il n’avait pas tout compris de l’histoire de l’aventurière, la bonne humeur d'Ozanne le réchauffa un peu. Il ferma les yeux rassurés. Elle avait autant souffert que lui, durant ces dernières années. Néanmoins, à son contraire, la jeune femme n’avait jamais rien fait d'autre que d'attendre que Peio revienne la voir.
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