Madame Isciane

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Madame Isciane se pinçait les lèvres. Son châle gris se fondait avec la terre cendreuse. Elle se retint d’éternuer. Ses yeux irrités balayèrent les murs de son manoir. Une large fenêtre s’ouvrait funestement. Les rideaux pendaient dans le vide. Le mal avait frappé… Le corps de son mari gisait sur les poussières volcaniques. Les gardes quadrillaient les lieux et la noble tremblait de rage.

Quelqu’un en voulait à sa famille. Elle ne savait comment ils s’y prenaient, mais depuis deux mois, trois de ses cousins avaient trouvé la mort. Hier soir, c’était Monsieur Isciane qui avait percuté le sol. Trois étages… Aucune chance de survivre à une telle chute.

- Suicide, supposa l’un des miliciens.

- À d’autres ! s’énerva-t-elle.

Madame Isciane n’avait pas réputation d’être cordiale, à moins que ce ne soit pour faire quelques pots-de-vin. Sa famille s’était imposé siècle après siècle dans la cour de la Princesse et jamais un tel affront n’avait été profané envers un seul des héritiers. Elle s’approcha du corps. Ses yeux chastes balayèrent le gisant. Elle n’était pas née de la dernière pluie de cendres. Elle s’était faite dupée et elle donnerait sa main à couper que ce Liosan Ferl en été pour quelque chose. Comment un homme pouvait-il être aussi riche ? De tout le Royaume, elle avait la main mise sur la plupart des structures de par ses investissements. Madame Isciane s’était gardé de lui en faire part. Néanmoins, elle était parfaitement placée pour savoir qu’une telle fortune ne sortait jamais de nulle part. Aucun de ses collaborateurs n’avait su lui donner d’explication cohérente. Le manoir du Banquier avait tout bonnement surgi de la terre sans autre élucubration que celle des paroles futiles de cet homme.

- Amenez-le à l’ossuaire, reprit-elle de rage. L’enterrement aura lieu dans la semaine qui suit. Préparez la crypte !

Madame Isciane avait une richesse intarissable, mais rien ne pouvait ramener à la vie son mari. Derrière son expression de marbre, son châle qu’elle n’enlevait jamais, se cacher un chagrin qui lui pesait au cœur. De ses doigts bagués, la noble fit signe à un soldat de la suivre. Ses talons claquèrent sur les cendres faisant virevolter les poussières autours de son mollet. L’air était poisseux. Elle toussa de dégoût.

- Toutes mes condoléances, commença le général Maryn. Nous allons prévenir les membres de votre famille de cette tragique perte…

La noble ne porta pas plus attention au soldat. Elle avança vers la porte de son domaine. Dans l’entrée de son manoir, un large tapis crasseux faisait office de paillasson pour les poussières volcaniques accroché aux semelles des chaussures. Comment les carpettes flamboyantes du Duc Ferl pouvait-elle rester aussi éclatante ? Cette interrogation lui intima un profond écœurement, si bien qu’elle tachât de ne plus y poser un pied dessus. À la place, elle s’écarta pour marcher sur le vieux carrelage. Les cendres s’y coinçaient dans les jointures de celle-ci. Elle se racla la gorge d’agacement.

- Préférez-vous que nous brûlions le corps, que nous l’embaumons ou que nous l’enterrions simplement dans la crypte ? demanda, hésitant, le général Maryn.

Madame Isciane s’arrêta dans la salle d’entrée. Celle-ci s’élargissait de chaque côté d’escalier en colimaçon. Le premier étage se parait de colonne. Au milieu de celui-ci, un lustre pendait maladroitement. Maryn craignit que parler de l’enterrement ait chagriné la noble. Il s’apprêtait à s’excuser quand celle-ci l’intima de se taire d’un cliquetis de ses bagues.

- Servantes ! appela-t-elle avec agacement. Retirez-moi, ce tapis à l’entrée. Frottez le sol. Je ne veux plus voir une poussière.

Les domestiques avaient pour habitude de subir le mauvais caractère de l’investisseuse. Elle se retourna vers le général Maryn.

- Il me faut un nouveau mari, lui fit-elle remarquer en guise de réponse à sa question.

Le soldat ne sut que répondre. Même après des années à la côtoyer, son caractère harassant et dérangeant ne le mettait pas des plus à l’aise. Madame Isciane avait pourtant une idée ancrée dans son crâne. Elle voulait le magnifique manoir du Duc Ferl. Cette prétention l’obsédait.

Soudain, un cri traversa en écho la salle principale du manoir. La noble sursauta. À l’entrée de sa bâtisse, une forme hirsute s’arrondissait de colère. Maryn sortit sa lance. Necati, le chien de la princesse, se tenait impassible devant les domestiques. Cette bête n’avait rien d’autre à faire que de terroriser les environs. Seul le sang l’attirait. Rien d’étonnant qu’il traîne non loin des corps. Ce monstre n’amenait que la mort avec lui. D’un bond, il disparut. Maryn baissa sa garde et se tourna vers Madame Isciane.

- Vous allez bien ? s’enquit-t-il.

Madame Isciane ne pouvait détacher son regard de l’entrée. Ses longs cils noirs ne bougeaient plus. Ses rides, qui sillonnaient depuis ses orbites, se contractaient de colère. De ses épaisses mains de guerrier, Maryn fit un léger moulinet aux domestiques pour qu’ils reprennent leur vain nettoyage. Le soldat se mordit les lèvres. Monsieur Isciane avait l’unique talent de calmer la noble femme dans ses vagues de folie. Les prochaines années n’allaient pas être de tout repos.

De son côté, l'investisseuse revint à elle, tournant des talons. Pour elle, rien ne s’était passé. Elle fit claquer ses bagues pour que le général la suive. Elle monta d’un bon pas les escaliers et s’engagea dans un étroit couloir.

- Je veux…, commença-t-elle, essoufflée. Liosan, le Duc Ferl… Il ne viendra pas de lui-même. Il va envoyer son sous-fifre, Monsieur Baltazar. Je ne veux pas le voir.

Maryn notait mentalement les dires de la noble sans comprendre ou elle voulait en venir. Elle se retourna brusquement vers lui. Le général hocha silencieusement. La femme sortit une clé de sa poche. Tous ces mouvements s’accompagnaient de brusques tintements de bracelets. Elle déverrouilla une porte et entra dans un bureau. Une vieille moquette contrastait avec le reste des sols qui n’était que carrelages et mosaïques. D’un certain dégoût, Madame Isciane enleva ses talons, posa ses pieds nus sur les poils rêches du sol puis s’avança jusqu’à un vieux meuble. Elle prit un papier à lettre, ouvrit un pot d’encre et gribouilla quelques mots d’une plume grise. Elle posa l’insigne en cire dessus et lui confia.

- Donnez-lui cela ! Et puis, brûlez-le !

- Pardon, s’étonna Maryn.

- Mon mari, brûlez son corps et mettez ses cendres dans une urne funéraire. Allez, hors de ma vue ! finit-elle.

Les bagues sur ses phalanges tintèrent bruyamment d’agacement. Le général Maryn ne se fit pas prier.

Lorsqu’elle fut seule, Madame Isciane souleva son châle. Quelques larmes s’écoulèrent de ses yeux maquillés. Des traces noires de poudre parcoururent son visage fragmenté. Les gouttes serpentèrent dans la multitude de cicatrices qui déformaient son visage. Necati n’avait plus franchi les portes du domaine depuis l’accident. Pourquoi venait-il la terroriser en ce jour funèbre ? Désormais, elle en était sûr. La défenestration de son mari n’avait rien à voir avec un suicide…

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