Chapitre 5 : À la claire fontaine

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Après une journée entière de chevauchée, la caravane arriva en vue d’un petit bois. Cela semblait incongru dans ce paysage steppique. Les arbres s’accommodaient mal des pluies de feu, seules quelques rares essences y résistaient. C’était pour cela qu’on ne trouvait des forêts que loin au sud ou à l’ouest. Rifar mit cela sur le compte du ruisseau qui coulait en son cœur. Il les alimentait en eau saine et leur donnait le petit coup de pouce qui leur permettait de survivre. Pour qu’il n’eût pas été contaminé, la source devrait être proche.

Meghare avait cependant une autre idée sur la question.

— Meisos nous récompense de notre labeur. Il serait sacrilège de l’ignorer.

Un instant, Rifar se demanda si elle croyait ses paroles ou si elle prenait ses dieux comme prétextes pour justifier ses désirs.

— J’ai bien l’intention de passer la nuit ici, se contenta-t-il de dire.

Dalbo les rejoignit.

— Ne devrait-on pas pousser jusqu’au prochain refuge ? suggéra-t-il.

— Il a plu il y a trois jours et le vent ne s’est pas levé, remarqua Meghare. L’air est nettoyé de ses particules de feu. Avec un tel soleil, on a au moins deux jours de beau temps devant nous.

Rifar désigna la jeune femme de la main.

— Elle est du pays. C’est elle la spécialiste. La Nayt prospère alors que le désert empoisonné se trouve en plein cœur de son territoire. Je pense qu’on peut faire confiance à ses prédictions.

— Je l’incline, capitula Dalbo.

Il s’éloigna sans quitter le couple des yeux. Un sourire amusé se dessinait sur ses lèvres.

Saalyn avait remonté la caravane pour rejoindre le groupe.

— Derrière la colline il y a un lac sur les bords duquel nous pourrons camper, proposa-t-elle.

— Je connais l’endroit, répondit Rifar, ce n’est pas la première fois que je fais ce trajet.

— Bien sûr.

Les voyageurs quittèrent la route pour s’engager sur la plaine afin de passer l’épaulement. Perchée au sommet d’un monticule, une vision féerique s’offrit à leur vue. Dans une vallée peu profonde s’étendait un petit lac. Ses eaux turquoise laissaient deviner un fond herbeux sur les bords, plus clair au centre. Instinctivement, toute personne aurait eu tendance à le considérer comme poissonneux ; sa proximité du désert de feu rendait cependant cette hypothèse peu probable. D’un côté, une forêt dense le longeait, de l’autre, les arbres plus espacés fourniraient un abri.

— C’est magnifique, s’écria Meghare.

Rifar ne répondit rien. Il admirait la jeune femme qui manifestait sa joie face à un tel spectacle. Elle dévala la pente jusqu’au rivage où elle mit pied à terre. Puis elle ôta ses bottines et avança dans l’eau jusqu’à mi-mollet, mouillant le bas de son pantalon.

— Est-ce prudent ? remarqua Dalbo.

— Il n’y a aucun danger, répondit Rifar.

— Les pluies de feu ont pu empoisonner ce lac.

— Elle est Naytaine, elle connaît les risques.

En effet, Meghare avait saisi les rênes de son cheval pour l’empêcher de boire le temps de l’analyse. Un caravanier qui l’avait suivi revint vers Rifar. Il tenait une petite bande de papier qu’il venait de tremper dans l’eau. Elle était restée immaculée.

— L’eau est saine, annonça-t-il.

— Parfait ! s’écria Saalyn.

Elle s’élança en bas de pente. Une fois sur la rive, elle ôta ses vêtements, offrant un spectacle que Rifar et ses compagnons apprécièrent en connaisseurs. Même si elle n’avait pas la délicatesse de traits de Ksaten et qu’elle était plus musclée que la moyenne, on pouvait la qualifier de belle, voire très belle. Sa compatriote ne tarda d’ailleurs pas à l’imiter, ce qui permit aux voyageurs de les comparer.

— Les stoltzt, plaisanta Dalbo, ils ne peuvent pas voir un plan d’eau sans y piquer une tête.

— Ouais, émit juste Rifar.

— Un problème ?

— Deux belles femmes nues et derrière nous dix-sept gars qui font ceinture depuis trois douzains. Que pourrait-il arriver de mal ?

Dalbo se contenta d’opiner du chef. Même s’il ne s’attendait pas à des drames, il risquait de se produire quelques heurts causés par des hommes trop entreprenants face à ces charmantes naïades dévêtues.

— Peut-être devrait-on parler à Ksaten, proposa Rifar.

— De quoi ?

— De ce problème, et de lui demander de se surveiller.

— Mauvaise idée.

Le lieutenant avait raison. En faisant une telle requête à la guerrière libre, il allait non seulement recevoir un refus, de plus il compromettait le peu d’estime qu’il avait auprès d’elle. Les femmes de l’Helaria, habituée à l’égalité dont elles bénéficiaient dans leur pays, ne toléraient pas la moindre atteinte à leur liberté, quand bien même ces deux-là étaient accoutumées à voyager dans des contrées moins évoluées socialement que le leur.

— Il suffit de nous installer plus loin, fit remarquer Dalbo.

Il désigna un petit épaulement de terrain, de la hauteur d’un homme, qui avançait dans le lac telle une jetée naturelle, sur une dizaine de perches.

— Tu as raison, approuva Rifar.

Il se tourna vers ses hommes.

— Nous allons monter le camp là-bas, ordonna-t-il.

Quelques protestations s’échappèrent de la troupe. Ils seraient bien allés s’ébattre avec les trois naïades. Bayne, qui avait rejoint les deux stoltzint, était bien magnifique et son côté exotique, de leur point de vue, attirait plus d’un caravanier. Et même Saalyn semblait très avenante. Seule Ksaten les rebutait un peu, ce n’était toutefois pas sa beauté était en cause, c’était sa réputation qu’ils craignaient. Les deux autres femmes du groupe n’étaient pas dans l’eau. Rifar fouilla la rive des yeux à leur recherche. Il les trouva assises par terre à l’abri des arbres. Aux coups d’œil fréquents que Meghare jetait dans leur direction, il n’était pas difficile de comprendre qu’elle attendait que les hommes s’éloignassent pour retrouver ses compagnes. Quant à Daisuren, maltraitée depuis des années, pendant toute son enfance peut-être, il n’y avait aucune chance qu’elle se déshabillât en public.

Alors que Rifar suivait son équipage vers le lieu de leur bivouac, un murmure d’admiration parcourut sa troupe. Il se retourna vers le lac. Ksaten était à moitié sortie de l’eau et ramenait ses longs cheveux en arrière, adoptant malgré elle une posture qui la rendait bien attirante. Il ne put s’empêcher de gémir. « Si elle s’y mettait aussi ».

— Nous allons avoir un problème, déclara Dalbo en écho avec ses préoccupations.

— Je ne crois pas que ce soit prémédité, je pense juste qu’elle s’en fout de nous.

— C’est mon avis. Ça reste un problème.

— Pour qu’elle se comporte comme ça, les Helariaseny doivent tous être des gentlemen.

— J’en doute, sa réputation la protège. Ou elle cherche un homme.

— Si tu as raison, celui qui aura assez de courage pour l’aborder va passer un moment inoubliable.

Saalyn rejoignit sa compagne de voyage. Elle lui donna une outre en cuir qui contenait du savon liquide. Ksaten commença à se nettoyer, laissant la stoltzin blonde s’occuper de son dos et de ses longs cheveux bruns. Puis elles inversèrent leurs positions. Rifar ne décela aucune concupiscence dans leurs gestes, juste une complicité comme seule pouvait en créer une longue amitié.

— On devrait faire pareil, suggéra-t-il, on empeste.

Il avait raison. Après une journée de chevauchée en plein soleil, ils dégageaient tous une odeur forte.

— Ne compte pas sur moi pour te frotter le dos, riposta Rifar.

— Les dieux m’en préservent.

Un crissement de pas dans le sable les fit se retourner.

— Je peux m’en charger, proposa Bayne, si vous me rendez la pareille.

Dalbo adressa un sourire de connivence à son ami.

— Je vous laisse, dit-il.

— Venez plutôt, vous aussi avez besoin d’un bon bain.

Sous la surprise, le lieutenant s’interrompit. Il interrogea son capitaine du regard. L’attention de ce dernier était attirée par un spectacle autrement plus captivant : Meghare essayait d’inciter Daisuren à entrer dans l’eau. Il ne s’attarda pas sur le corps maigre et marqué par les mauvais traitements, s’étonnant toutefois qu’un territoire situé aux frontières de la Nayt fût peuplé de gens ethniquement proches des Yrianis, voire encore plus clairs de teint. Vu la proximité des deux pays — seule une rivière les séparait —, il aurait dû se produire des métissages. Pourtant, les Oscardiens avaient conservé leur lignée parfaitement pure. Ce fait le mit mal à l’aise. Il l’oublia pour reporter son attention sur Meghare.

Il était rare de voir un Naytain dénudé à l’extérieur de sa maison. Ce n’était pas qu’ils se montrassent prudes, d’ailleurs les couturiers naytains étaient passés maîtres dans l’art de créer des tenues qui valorisaient le porteur — les hommes comme les femmes — sans pour autant les rendre provocants. Mais la proximité du désert de feu, qui couvrait tout le nord du pays, les obligeait à se protéger, ne laissant aucun espace de peau à découvert dans le cas où une tempête surviendrait. La présence de cet endroit paradisiaque, aux arbres sains et aux eaux regorgeant de vie, constituait la preuve que les mortelles poussières n’arrivaient pas jusqu’ici. Meghare en avait donc profité pour se mettre à l’aise, ce qui permettait à Rifar d’admirer la souple silhouette sombre.

Les promesses qui lui avaient laissé entrevoir son costume de voyage s’avéraient tenues. Grande et mince, à l’instar de tous les habitants de la Nayt, elle était légèrement musclée, ce qui la cataloguait comme provenant des régions est de la Nayt. Témoignage de l’ascendance salirianer de sa mère, elle avait le teint plus clair que ses concitoyens, ses cheveux étaient frisés au lieu d’être crépus, et des formes plus généreuses proches de ce que l’on trouvait généralement à l’ouest du pays. Par réflexe, il la compara aux deux stoltzint. Les trois étaient de belles femmes. Cependant, bien que Saalyn et Ksaten fussent très différentes l’une de l’autre, Meghare se distinguait nettement d’elle par sa peau sombre et sa haute taille.

— On dirait bien que vous vous êtes trompé en fin de compte.

Rifar se retourna pour faire face à Arda.

— Pardon ? De quoi parlez-vous ?

— De me nettoyer. Vous m’aviez déclaré devoir attendre Massil pour cela. Je crois que je n’aurai pas à patienter aussi longtemps.

— J’avais oublié ce lac, s’excusa Rifar.

Les mains sur les hanches, Bayne admira le paysage.

— Je trouve incroyable qu’un pays sordide comme l’Oscard cache un tel coin de paradis.

— Je trouve incroyable qu’un tel pays existe.

— La guerre contre les feythas avait généré trop de morts, expliqua Bayne. On n’a pas voulu punir leurs collaborateurs. Personne n’était prêt à ajouter à l’hécatombe.

Rifar hocha la tête. Il était d’accord avec la prêtresse. Il se disait qu’à la place de ses ancêtres, il ne se serait pas montré aussi pusillanime. D’autant plus que, tirant parti de l’affaiblissement de la Nayt qui avait suivi la victoire contre les tyrans, l’Oscard avait tenté de l’envahir et d’exterminer ses habitants. Mais il n’était pas à leur place. Il ne savait pas comment il aurait réagi à l’époque, quatre générations plus tôt.

Bayne détourna le caravanier de ses pensées.

— Laissons là ces discussions sérieuses et profitons de l’eau. Vous venez ?

Une légère invite de la tête puis elle se dirigea vers le lac. Tout en marchant, elle ôta sa tunique qu’elle abandonna sur le sol. Son pantalon suivit le même chemin bien que si la manœuvre s’avéra plus acrobatique. Voyant que Rifar ne l’accompagnait pas, elle se tourna vers lui.

— Que faites-vous à rester planté là ?

Elle rejoignit le chef de la caravane, ce qui laissa à Rifar le loisir de la détailler. De toutes les femmes du convoi, elle semblait la plus âgée, un peu plus de vingt ans. Les stoltzt dépassaient largement le siècle, voire plusieurs pour Saalyn. Pourtant Bayne donnait l’impression d’être leur aînée. Naytaine de l’Est, elle était grande, musclée — sans l’être autant qu’un homme —, la peau très noire et les cheveux crépus. Malgré ces points communs, elle était si différente de sa compatriote Meghare, née à peine une vingtaine de longes plus au nord. Bayne avait une assurance qui manquait à la jeune femme, une assurance qui se manifestait jusque dans sa démarche alors qu’elle avançait nue vers Rifar. Cela la rendait très attirante, bien qu’il trouvait Meghare bien plus belle.

Bayne s’arrêta face à Rifar.

— Je ne vous comprends pas, je vous ai fait une proposition que peu d’hommes auraient refusée et vous restez immobile comme un débutant. Vous avez déjà connu des femmes dans votre vie.

— Euh… Oui, bien sûr.

— Bien sûr, releva-t-elle.

Elle lui encercla le cou de ses deux bras et se serra contre le Rifar. Ses seins lourds s’écrasèrent contre sa poitrine.

— Dans ce cas, pourquoi me rejetez-vous ?

— Je ne vous rejette pas.

— Nertali soit louée.

Rifar enlaça le corps superbe. Ses mains explorèrent la chute de rein avant de remonter dans le dos et de la serrer davantage contre lui. Elle tenta de l’embrasser. Au dernier moment, il détourna la tête.

— Est-ce Arda qui me désire ou est-ce Bayne ?

Arda lui renvoya un sourire éclatant.

— Quelle différence ? répondit-elle. Les deux sont incarnés dans la même personne.

— Pas vraiment, objecta Rifar. La prêtresse se doit d’honorer sa déesse alors qu’Arda fait ses propres choix.

— Justement, c’est à mon initiative que je vous ai abordé.

Elle avait raison. En tant que prêtresse, elle aurait attendu d’être sollicitée avant d’accomplir son office. De plus, elle aurait d’abord procédé à une cérémonie pour obtenir l’agrément de Nertali, ce qu’elle accordait rarement. Nertali ne laissait pas sa représentante sur terre se compromettre avec n’importe qui.

Le regard de Rifar croisa soudain celui de Meghare. La jeune femme avait réussi à entraîner Daisuren dans l’eau. Elles étaient immergées jusqu’à la taille. Et pourtant, il ne s’attarda pas sur le corps offert à sa vue.

Bayne sentit le changement d’attitude de Rifar. Elle suivit la direction de ses yeux.

— Je constate que j’arrive trop tard. La petite soubrette a accroché votre cœur.

— Il n’y a rien entre nous, la contredit-il.

— Pas encore. Bientôt. Et si je m’opposais aux désirs de ma déesse, elle serait fâchée.

— Je suis désolé…

Bayne posa un doigt sur les lèvres du caravanier.

— Taisez-vous, intima-t-elle. Maintenant, repoussez-moi.

— Pourquoi ?

— Faites-moi confiance.

À regret, Rifar écarta le corps superbe. Bayne se laissa faire sans résistance.

— Bonne chance, lui souhaita-t-elle avant de s’éloigner.

Rifar la suivit des yeux un moment. Il ne comprenait pas ce qui venait de se passer.

De son point de vue, Meghare avait vu Arda enlacer Rifar, son corps nu totalement offert aux caresses du caravanier. Et quand il la repoussa, elle ne parvint pas à expliquer la joie qui l’envahit alors.

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