Chapitre 3 (1/2)

7 minutes de lecture

- Regarde, là, lui indiquait Vérini. Te voilà adulé.

Tristan, déconcerté, contempla sa troisième place au classement des personnalités préférées du pays. Mais un autre sujet occupait son esprit:

- L'article sur le harcèlement moral est ficelé. Il faut qu'on le publie.

- Quoi ? Celui du constructeur auto ?

- Oui.

- C'est hors de question.

Vérini avait asséné la réponse d'un ton naturel, avant d'avaler d'un trait son expresso.

- Ça fait plus d'un an qu'on a un papier solide. Il est survérifié au millimètre. Il s'enrichit même avec des sources supplémentaires!

- Tous tes papiers sont comme ça de toute façon.

- Autant que possible, oui. Du coup on les diffuse.

- Ben pas celui-là.

- Pourquoi ?

- Parce que je te le dis.

- Je suis journaliste, tu te doutes bien que ça va pas me suffire.

- Oui, et tu es aussi mon employé, donc tu appliques mes décisions.

- Ça m'empêche pas de vouloir comprendre.

- Ok, on va faire simple alors: je suis PDG d'un groupe avec des dizaines de filiales. Mon taf, c'est d'assurer que tout le monde marche dans le même sens. Donc quand deux filiales s'opposent sur un sujet, je pose des questions, je prends les données de chacun et j'arbitre en fonction des objectifs. C'est mon rôle. Et là, j'ai décidé.

- D'accord, mais chez ton constructeur, il y a des gens qui ne font pas leur taf depuis plusieurs années.

- Détrompe-toi, ils le font très bien! Leur but est d'être rentable et pérenne, et ils sont rentables et pérennes. Mieux que les autres même!

- Et par quels moyens?

- Par ceux qu'on leur donne.

- En poussant leurs employés à du soixante heures par semaine ? En…

- …Oh, pars pas là-dessus: je suis à quatre-vingts heures et t'es pas loin non plus…

- Oui, et ce sera des heures gaspillées si on jette le papier!

- Ça, c'est déjà pris en compte.

- Ok, sauf que si on ne publie pas cet article, quelqu'un d'autre le fera. C'est pris en compte, ça?

- Qui le publierait?

- La concurrence. Ils seront beaucoup plus virulents, et ça retombera sur toi, et probablement sur l'hebdo.

- Donc tu crains pour toi en fait.

- Alex, tu as plus à gagner sur le long terme si tu laisses passer l'article.

- Quoi, avec les tirages de ton journal ? Laisse-moi rire! Tu veux te comparer aux autres ? Tu sais combien tes caprices de diva me coûtent chaque année ? Même quand tu arrives en tête des ventes ? Vous êtes à l'équilibre trois mois par an à tout péter! Le reste c'est de ma poche!

- Pourquoi tu vends pas le journal, alors?

- Tristan, tu n'as pas à me dire ce que je dois faire. Je te dis que tu ne publies pas cet article: Tu ne le publies pas, point. De toute façon, t'as d'autres sujets de prêts, non ?

- Oui, mais c'est pas la question…

- Si, c'est ça la question: ça te met pas dans le jus, alors on fait comme ça. Après tout, ça sera pas le premier article que tu jettes...

Tristan lui-même rapporta cet échange quelques années plus tard. Il s'en retourna à la rédaction et appliqua à contrecœur l'ordre du patron. L'employé à l'origine du papier qui rongeait son frein depuis tout ce temps explosa de colère. Malgré l'assurance de Tristan que la qualité n'était pas le sujet, il présenta sa démission.

Comme pressenti, le papier suivit son auteur jusque chez un concurrent où il obtint la une sans difficulté. Si le journaliste ne publia pas de reproches à l'encontre de son ancien employeur, ses nouveaux collègues ne s'en privèrent pas dans leurs travaux. "Harcèlement moral: le curieux silence des "Dossiers de la semaine"" fut le titre retenu. Une première entaille dans l'image de l'hebdo qui resta cependant sous les radars de l'opinion publique.

La deuxième entaille fut moins discrète.

Un journaliste indépendant, intrigué par ce "curieux silence" creusa le sujet. Il en tira un papier succinct, composé d'un graphique lui-même agrémenté d'une courbe et de légendes judicieusement placées. La courbe, qui représentait le prix de l'action du groupe Vérini, formait un escalier montant irrégulier, composé ça et là de marches plus ou moins hautes, larges et inclinées. Mais ce furent les légendes qui étonnèrent: indiquant les dates des multiples révélations des "Dossiers de la semaine" sur les grands groupes ou sur les politiques, elles tissaient une relation évidente entre les articles de Tristan et les affaires de Vérini: à chaque scandale mis sur la place publique, l'action du groupe bondissait dans les semaines suivantes, comme si le papier offrait un marchepied à l'oligarque pour étendre sa fortune.

Ce constat revérifié divisa le paysage médiatique. "Pure corrélation" affirmèrent les premiers sceptiques, tout comme les premiers concernés; "Honteuse collusion entre les journalistes et les ultra-riches" vitupérèrent nombre de personnes opposées au journal: de l'expert de bistrot à l'artiste engagé en passant par l'excité des réseaux sociaux, tout le monde commenta l'infographie, laissant peu de place à la mesure. La situation devint telle que Tristan fut sommé de fournir des explications, exercice auquel il se plia dans une émission de débat hautement regardée. Face à une consœur se déroula une séquence assez tendue:

- Tristan Dufrêne, que répondez-vous à ceux qui vous accusent de servir les intérêts d'un groupe privé au détriment de l'information des citoyens?

- Je n'ai pas à leur répondre ni à justifier quoi que ce soit. Le travail de notre rédaction, celui de mes collaborateurs et moi-même, parle pour lui sur ces dernières années.

- Mais vous comprenez que ces révélations choquent l'opinion ?

- Quelles révélations ? Un graphique qui ne fait que montrer deux séries de faits sans établir la moindre cause entre eux ? Excusez-moi, je vais rappeler le principe de mon métier. De notre métier, vu que vous l'exercez autant que moi: Nous ne proférons pas d'affirmations sans avoir au minimum des éléments de preuve assez solides pour les maintenir, ces affirmations… Alors oui, ça passe par un travail de recherche approfondi, qui prend du temps, qui prend de l'énergie, mais qui est nécessaire pour faire éclater la vérité. Et c'est ce que nous, dans notre rédaction, nous sommes attelés à faire depuis le premier jour, et c'est le but que nous avons réussi à garder jusqu'à aujourd'hui: la vérité et rien que la vérité…

- Justement, Tristan Dufrêne, justement: ce slogan, que vous martelez sans cesse. Est-ce qu'au vu du traitement inexistant de ces sujets de harcèlement par vos soins, est-ce que vous…

- "Inexistant" ! Vous y allez fort.

- Est-ce que vous ne pensez pas qu'il manque quelque chose dans ce slogan ? Être impartial par exemple ?

- Déjà, je vous prierai de respecter un peu plus notre travail, je ne vais pas vous laisser mettre à terre les années de labeur de notre rédaction, surtout au vu de l'exigence que nous y mettons!

- Vous n'êtes pas le seul à être exigeant ici, Tristan Dufrêne.

- C'est pas l'impression que j'ai, ni que vous donnez d'ailleurs.

- Je vous demande pardon ? Où était votre journal sur cette affaire de harcèlement ?

- Et je vous retourne la question ! Où vous étiez, vous ? C'est vous qui avez révélé cette affaire ? Et où étiez-vous quand on a révélé l'affaire Marquise? Quand on a établi une collusion entre trois ministres et un groupe privé de manière indiscutable ?

- Oui, un concurrent du groupe Vérini, Monsieur Dufrêne

- Non, non, non: Où étiez-vous ? Parce que c'est facile de jouer les justicières dans les matinales et d'accabler les gens comme vous le faites, une fois que les petites mains ont fait tout le boulot derrière.

- Chacun son rôle Monsieur Dufrêne. Ici, le mien c'est de poser les questions, comme vous le faites dans vos articles!

- Oui, sauf qu'on apporte des réponses aussi.

- Ah oui, vous apportez des réponses ? Hé ben on va voir ça.

La chroniqueuse tirait une feuille du tas étalé sur son pupitre.

- Vous avez dû entendre parler des cyberattaques qui ont frappé l'industrie automobile et l'administration l'année dernière.

- Oui, on a suivi le sujet. Où voulez-vous en venir?

- J'y viens. Vous l'avez peut-être vu aujourd'hui sur les chaînes d'info: dans le cadre de cette enquête, la police judiciaire a perquisitionné le domicile de Roger Malbec, connu aussi sous le surnom du "Gérant". Le Gérant est un ami proche de Monsieur Vérini, qui est lui-même propriétaire de votre journal. Est-ce que, oui ou non, vous comptez publier un article sur cette perquisition?

- Non mais je rêve! C'est quoi cette question ?

- C'est une question très simple, Tristan Dufrêne? Oui ou Non ?

- Mais l'investigation c'est pas un fast-food! On répond pas à des commandes! On est pas là au guichet à vous cuisiner un article express avec supplément de trois pages! Ça nous prend des mois! Vous entendez? Des mois, pour monter un article, vérifier, recouper. Et parfois, ça arrive, la justice - qui a plus de moyens - nous passe devant et lance son enquête, et aboutit à des résultats. Et c'est normal! Alors à ce moment, notre rôle est presque fini, on commente ce qui s'est passé, on assure le suivi. Et on passe aux autres sujets qui se doivent d'être traités. Parce qu'on en a des sujets! On en a du boulot dans notre rédaction!

- Sur ce point là je suis d'accord, il vous reste pas mal de boulot…

Ce que ni Tristan, ni sa contradictrice ne soupçonnèrent à ce moment précis, ce furent les conséquences de cette perquisition. Car la vague de piratages qui frappa les industries et l'administration n'avait pas volé les données au hasard. Étrangement, nombre des documents disparus se rapportaient à des contrats obtenus par le groupe Vérini et ses filiales. Des contrats généreusement attribués par les pouvoirs publics et qui, de l'automobile à l'aéronautique, répétaient un schéma déjà emprunté par le concurrent Marquise.

Et ces contrats volés par des hackers se retrouvaient là, dans le coffre-fort du Gérant, en compagnie d'échanges accablants avec Vérini. Lui qui adorait conserver des assurances personnelles en cas de conflit avec ses associés, voilà qu'il impliquait - volontairement ou non - son complice oligarque dans l'affaire.

Mais la saisie ne s'arrêtait pas là, car des centaines d'échanges entre le Gérant et Tristan Dufrêne passèrent sous les yeux des policiers. Toutes les discussions avec sa source privilégiée étaient désormais entre les mains de la police judiciaire, qui se demandait quoi en faire. Trois intuitions s'imposaient cependant: le groupe Vérini bénéficiait des mêmes ententes que son concurrent Marquise, le Gérant en avait effacé les preuves à la demande de Vérini, et Tristan était lié au Gérant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire J G ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0