Chapitre 2 (2/2)
La réaction fut immédiate et sans retenue. Quatre hommes de pouvoir outragés s'allièrent contre Tristan et son équipe. Une pluie de piques, d'insultes et de plaintes s'abattit pendant deux mois sur les colonnes, les ondes et les plateaux. Par articles et interviews interposés, les deux camps se livrèrent une bataille d'une âpreté inédite.
Cela commença avec le concert des démentis. Dès le deuxième jour, les trois ministres s'indignèrent dans les matinales et JT contre les "accusations ignobles" tout en fustigeant les "calomniateurs" et "les procureurs autoproclamés" des "Dossiers de la semaine":
- Je n'ai jamais, jamais utilisé les jets privés de la compagnie Marquise à des fins personnelles. Ce sont des accusations fausses, ce sont des accusations mensongères, gravissimes, qui portent atteinte au principe même de débat public et de démocratie!
L'air grave, la voix vibrante, le ministre des Transports se croyait tiré d'un mauvais pas avec cette prestation, mais il se vit forcé de reprendre sa copie lorsque son nom et celui de sa famille apparurent sur la liste des passagers d'un jet privé en direction de la Sardaigne:
- Je suis effectivement monté dans un jet de la compagnie Marquise avec ma famille pour joindre la Sardaigne, car la mère de ma compagne qui vit là-bas, était alors souffrante et il était urgent que nous nous rendions à son chevet. Mon ami de jeunesse, m'a autorisé à utiliser un jet, à ses frais, pour nous permettre de la voir au plus vite. Quel ami n'en aurait pas fait autant ? Alors oui, par pudeur, et par discrétion pour la famille de mon épouse, je n'ai pas parlé de cet événement douloureux et pour tout vous dire, je suis blessé, au plus profond de moi-même, de l'inhumanité dont font preuve certaines rédactions, en étalant l'intimité des gens sur la place publique. Quel genre d'individu fait cela?
Si il y eut des personnes pour s'émouvoir de ce plaidoyer, elles furent consolées la semaine d'après alors qu'une nouvelle source dévoilait la liste des destinations empruntées par le ministre et sa famille sur des jets Marquise. Inutile de dire que leur esprit d'exploration les avait emporté bien au-delà de la Sardaigne.
Le PDG du groupe et le Premier ministre n'étaient pas en reste, chacun luttant contre les mails et les enregistrements encombrants qui leur étaient présentés. Quant au ministre de l'Industrie, qui avait été approché par ses collègues et son patron, il fut entraîné à son tour dans la spirale.
Avec quatre accusés, chaque jour apportait un nouveau rebondissement. Quotidiens, magazines, chaînes d'info en continu, la profession entière se régalait de l'effet "boule de neige" initié par Tristan et qui, de révélation en révélation, lui offrait des lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs toujours plus avides de scandale. Par dizaines, on dépêcha des journalistes pour stationner des heures devant des portes fermées - celles du conseil des ministres, de la rédaction des "Dossiers de la semaine" ou du QG de la majorité - au cas où un des acteurs du feuilleton daignerait passer par là. Éditions spéciales, articles racoleurs, interviews chocs avec les proches des personnes concernées, avis d'experts psychologues sur le prétendu état mental de tel ou tel ministre, la presse se déchaînait, abreuvée par Tristan qui donnait le "la" et faisait jouer ses concurrents à son rythme, alors que le pays entier contemplait l'ensemble, médusé.
On se demanda vite si les trois ministres incriminés devaient quitter leurs fonctions. La question leur fut d'ailleurs posée, ce à quoi ils répondirent tous par la négative dans la mesure où la justice n'avait pas, à ce point, entamé de procédure à leur encontre. Sitôt mentionné, sitôt appelé à l'existence: des magistrats curieux ouvrirent une information judiciaire contre chacun des concernés. La machine était en route.
Rappelant que les mots de "trafic d'influence" étaient forts au vu de ce qu'il lui était reproché, le ministre des Transports présenta sa démission la semaine suivante. Son collègue de l'industrie, pressé de toutes parts, lui emboîta le pas quelques jours plus tard. Restait le Premier ministre qui, en capitaine dans la tempête, resta à la barre jusqu'à ce que sa mise en examen tombe.
A l'annonce de cette démission, Tristan qui avait multiplé les nuits blanches, rentra chez lui pour s'effondrer dans son lit. Tant d'agitation, d'attaques qu'il avait fallu contrer, de plaintes auxquelles il avait dû répondre, devant la justice, devant les journaux, tout cela retombait enfin. Après des mois troubles, le reste de l'année s'annonçait doux pour les "Dossiers de la semaine" d'autant que le succès de l'affaire avait fait exploser les ventes. Les gens retournaient aux kiosques pour acheter des tirages de plus en plus nombreux, et cette réussite rejaillissait sur l'ensemble de la presse écrite. Journalistes, citoyens: à l'exception de trois ministres et un PDG, tout le monde y gagnait.
Le groupe Vérini lui-même, tira son épingle du jeu et s'arrogea le rachat visé par son malheureux concurrent, une fois l'excitation de l'affaire retombée. Exsangue, le groupe Marquise fit face à une débâcle économique qui le força à se séparer de plusieurs filiales dans l'aéronautique et l'automobile. Autant de pièces détachées qui finirent dans l'escarcelle du propriétaire des "Dossiers de la semaine". Vérini, en ces temps là, aimait à plaisanter en constatant que, pour Marquise, à part son empire en délitement, la démission et la disgrâce de son PDG, le chiffre d'affaires en chute libre et la presse exécrable qui entachait désormais leur nom, tout allait très bien. Oui, tout allait très bien.
Tristan quant à lui, ne tarda pas à être porté aux nues par les lecteurs et autres citoyens reconnaissants pour ce "coup de balai" comme nombre d'entre eux aimaient à le nommer. Les mêmes confrères qui l'avaient raillé sans ménagement l'assaillirent cette fois de demandes d'interviews. Il en refusa bon nombre, dont celle de "L'Horizon", qui termina dans le bac de son broyeur à coupe croisée. Invité dans les journaux en superstar, l'homme qui pourfendait la corruption et l'injustice, démasquant mensonges et manipulations, apparaissait en tenue décontractée pour vanter les mérites de son magazine, qu'il se gardait bien de nommer comme tel, opposant à ce narcissisme une modestie excessive qui charmait l'opinion. De partout, on lui posait les mêmes questions, la plus fréquente étant "Où trouvez-vous ces informations ?", à laquelle il répondait par "le journalisme, tout simplement", avant d'enchaîner avec éloges sur le labeur de ses collègues.
Il ne mentionnait pas le fait - et ne s'en inquiétait pas plus - que le point de départ de ses enquêtes était systématiquement un tuyau du Gérant. Un tuyau qu'il vérifiait, soupesait, étayait ou abandonnait par la suite certes, mais un tuyau de la même provenance. Le journal continuait son chemin, Tristan s'acharnait toujours à produire un travail sans faille, et le travail payait.
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