Chapitre 5 - Trécampa éta ben

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Elle entra dégoulinante d’eau. Cette fois-ci la puanteur de charogne la laissa indifférente. Ses doigts bleuis de froid peinaient à défaire les lacets de sa tunique rembourrée. À force de persévérance, elle se retrouva nue comme un ver dans la pièce de vie. Elle courut à l’étage et chercha un vêtement qui puisse lui tenir chaud. Elle trouva dans un coffre un vieil ensemble en laine et des braies de lin. Comme elle grelottait toujours, elle retourna au rez-de-chaussée et sécha sa pierre dans une manche de son vêtement d’emprunt avant d’installer un feu. Quelques instants plus tard, une belle flambée ronronnait dans l’âtre. Quand les flammes furent bien hautes, elle saisit le plat d’argent contenant la viande toujours grouillante et le renversa dans les flammes. Une fumée noire et puante envahit la pièce, lui faisant regretter son geste. Cependant, au bout de quelques minutes, elle fut aspirée par le conduit et l’odeur recouverte par celle du feu. Elle jeta également tous les restes de nourriture séchée ou moisie qui traînaient sur la table, rajoutant du bois pour s’assurer que tout brûle bien.

Lorsque ses doigts eurent retrouvé leur couleur normale et que les tremblements se furent apaisés, Mathilde monta à l’étage pour se saisir du carnet et redescendit. Installée devant le feu, elle reprit sa lecture, tentant à nouveau de déchiffrer les dernières pages qui avaient le plus de chance de contenir un indice sur la disparition de la famille. Son long travail du matin avait porté ses fruits, elle parvenait à présent à lire la majorité des lettres de l’auteur, déduisant celles qui étaient toujours illisibles du contexte.

« Mila est en âge de se marier, il faudra la présenter à la prochaine fête du primois. J’espère qu’elle aura un prétendant.

Frank à découvert une tombe de nain dans la montagne suite à un petit éboulement. Il veut y retourner demain. Est-il vrai que les nains enterrent leurs morts avec des monceaux d’or ? Peu importe, profaner une tombe naine est égal à cracher sur un bûcher funéraire. Ça va nous attirer le mauvais œil. Caradiel, Numès, veillez sur nous !

Louis a ramené une petite biche de la chasse. Le temps l’a fait beau et fort, comme je suis fière.

Frank à réussi à ouvrir la tombe. Il n’y avait pas de mort à l’intérieur, mais un étrange objet : une pierre avec à l’intérieur un brillant bleu. Le genre de brillant qui décorait les bagues du grand prêtre lorsque j’étais encore au temple.

Tout le monde est heureux de ce qui arrive. Moi je sens une douleur terrible me ronger. Je sais qu’un malheur va arriver. J’ai peur. Ils ne m’écoutent pas, ils sont trop heureux des bienfaits de la pierre. J’aurais dû refuser plus durement depuis le début.

Caradiel, réirum fira, lumi imé !

Numès, Frivia dé pyr, karda imé !

J’ai cédé à l’appel, comme eux, je sens le mal couler dans mes veines. Il m’alourdit l’esprit et les mains.

Louis à disparu depuis deux jours, j’espérais le voir revenir de la chasse mais je sais à présent qu’il ne reviendra plus.

Numès, frivia dé pyr, ofa te mane véa ice qué eta daifu.

Numès prend ma vie, prend celle de Frank, prend Mila, mais rends-moi mon Louis !

Comment puis-je être aussi monstrueuse ? Mila pardonnes-moi, mon esprit me quitte. »

Mathilde reposa le carnet. Elle aurait tout donné à cet instant pour pouvoir monter sur le dos de Lila et quitter cet endroit maudit à tout jamais. L’absence de sa monture, la pluie et la nuit qui tombait excluaient toute tentative de fuite. Il lui faudrait dormir ici cette nuit encore. Elle contempla la pièce vide reflétant son échec magistral.

Elle mit ses habits humides sur les dossiers des chaises devant le feu et monta les marches en ravalant ses larmes. À chaque fois ou elle réussissait à calmer sa peur de ne jamais rentrer chez elle, la honte de l’échec la submergeait. Elle se blottit sous une épaisse couverture et ferma les yeux. Elle dormit d’un sommeil agité et se réveilla plusieurs fois en sueur. Elle se sentait fiévreuse. Dehors, la pluie avait recommencé à tomber.

Un bruit plus fort que le ruissellement de la pluie et plus proche que le tonnerre se fit entendre. Sur le mur de l’escalier, une lueur tremblotante se reflétait. Mathilde se leva à tâtons. Elle chercha la vieille épée, mais se souvint de l’avoir laissée en bas avec ses affaires mouillées. Les bruits qu’elle entendait au rez-de-chaussée étaient définitivement des bruits de pas. Mathilde trembla, aucune lumière ne passait par les interstices de la fenêtre, il faisait encore nuit. La jeune fille s’approcha en silence de l’escalier. Elle descendit les marches le plus doucement possible, priant pour qu’aucune ne grince.

Dans le petit couloir, la lueur mouvante d’une torche apparut. Un homme vêtu d’une riche tunique aux couleurs vives apparu. Son vêtement et son visage étaient détrempés, une longue flaque d’eau se formait dans son sillage. Il avançait vers Mathilde mais ne la regardait pas. Toute son attention était focalisée sur la porte que la jeune fille n’avait pas pu ouvrir. Les cheveux blancs et hirsutes de l’homme formaient une crinière dégoutante de saleté autour de sa tête. Ses yeux hagards étaient fixés sur un trousseau de clé en métal. Lorsqu’il eut en main celle dont il avait besoin, il ouvrit la porte et s’engouffra dans la pièce. La torche avait laissé un épais nuage noir dans le couloir. Mathilde, poussée par une irrépressible curiosité, le suivit. La pièce était de taille moyenne et la seule source de lumière était la torche de l’homme, qui éclairait la bouche d’un étroit escalier de pierre descendant vers une cave. Mathilde avança à nouveau.

La cave devait faire la même surface que la maison entière. Il y avait du matériel usé et cassé entassé ça et là. Sur une vieille table était posé un morceau de pierre noire et poreuse. À l’intérieur de cette pierre était enchâssé un saphir d’une belle taille. L’homme dégoulinant d’eau se tenait devant la pierre. La torche était posée sur la table. Il brandissait un petit couteau. Ses yeux exorbités se posèrent sur Mathilde. Elle recula en tremblant, mais déjà l’homme avait reporté son attention sur le saphir. Il posa la lame du couteau sur sa main. Il s’entailla d’un mouvement brusque en poussant un cri de douleur. Son geste fit tomber la torche sur le sol. Un nuage de fumée, de poussière et de minuscule braise vola dans la pièce. Mathilde se protégea les yeux de son bras. Elle toussa. Un bruit de succion se fit entendre en même temps qu’un gémissement rapidement étouffé. Elle cligna des yeux. Un cliquètement se fit entendre, semblable à un mannequin d'entraînement s’effondrant sous son propre poids.

De grosses larmes lui coulaient sur les joues, chassant la poussière de ses yeux. Quand elle fut enfin en mesure de voir à nouveau, la pièce était plongée dans une semi-obscurité. Du saphir émanait une lueur bleue dont l’intensité semblait varier, à moins que ça ne soit un tour de ses yeux s’habituant à l’obscurité soudaine. Au sol, les vêtements colorés recouvraient un corps immobile, trop chétif pour être humain.

Séfria se tenait au-dessus du petit tas de tissu. Sa peau très blanche reflétait étrangement la pâle lumière. Sa bouche souriait, mais Mathilde pouvait voir que ses yeux n’exprimaient aucune chaleur. Pour détourner son regard de ces pupilles vides et glacées, Mathilde baissa les yeux. C’est alors qu’elle aperçut sur Séfria une robe d’une beauté sans pareil : toute de soie vert feuille, elle était bordée d’une bande de fourrure blanche aux poignets, au col et au bas de la jupe. Un tassel de soie dorée couvrait le décolleté en pointe. Par trois des gerbes brodées en fil d’or reproduisaient les armes des Trécampa.

Séfria ramassa le couteau et dit d’une voix empreint d’accent autoritaire que Mathilde ne lui avait jamais entendu :

  • Une goutte de sang et elle est à toi, dit-elle en désignant la robe.

Mathilde avait espéré que cette vision se dissiperait comme la précédente. Elle recula en ouvrant et fermant la bouche sans parvenir à parler, ses yeux fixés sur les minuscules rubis qui dessinaient le lien des gerbes d’or.

  • Tu pourras me rejoindre. Je t’attends toujours, mais pour combien de temps ? ajouta Séfria.
  • Tu n’es pas Séfria, affirma Mathilde d’une petite voix tremblante.

Pour toute réponse, la créature tendit le couteau vers elle. Mathilde s’en empara rapidement. La lame glissant sur la main de la créature ne laissa pas la moindre marque.

  • Une seule goutte. Tu sais que je ne mens pas, dit la créature.

Mathilde hésita, pour une obscure raison, elle savait qu’en effet la créature disait la vérité, ou tout du moins une partie de cette dernière. Elle pourrait avoir la robe et avec ça prendre la place qu’elle désirait tant à la cour du marquis, auprès de Séfria, la véritable Séfria. Cela semblait si facile. Comme si les dieux, reconnaissant enfin son véritable potentiel, lui envoyaient un moyen de l’atteindre. Sans s’en rendre compte, elle avait posé le couteau sur sa main. Une goutte de sang perlait sur sa paume.

  • Vous ne prenez pas seulement le sang ? n’est-ce pas ?

La créature sourit face à la question. Un véritable sourire cette fois, le visage de Séfria s’était animé d’une joie sauvage. Elle répondit d’une voix avide :

  • Je prends ce que tu donnes, le sang et un peu de toi, mais pas plus d’une goutte. En échange je te donne ce que tu désires.

Les yeux de la créature fixaient Mathilde avec une envie non dissimulée. Mathilde sentait sa force faiblir. La promesse était trop tentante. Elle approcha la main de la pierre noire. Mathilde trébucha.

Elle s’était trompée, il y avait à ses pieds trois corps desséchés et non un. Les deux qu’elle venait de voir étaient enlacés. Le plus grand des deux tenait le plus petit comme une mère tiendrait un enfant. Une voix derrière son épaule souffla « prends garde ». Mathilde cligna des yeux en relevant la tête. Elle jeta le couteau en direction de la créature et tourna les talons sans prendre le temps de vérifier si son tir avait fait mouche ou pas. Elle monta les marches dans le noir, cognant ses genoux contre les parois de pierre trop rapprochées. Essoufflée, elle suivit le mur à tâtons pour trouver la sortie de la pièce. Derrière elle la créature proclama d’une voix forte :

  • Je serai là lorsque tu regretteras. Je serai là lorsque le monde sera injuste. Je serai toujours là.

Mathilde hurla de terreur. Elle arriva dans la cuisine. La pièce était vaguement éclairée par les braises du feu. Au loin un hennissement répondit à son cri. Elle attrapa la vieille épée posée contre une chaise et se précipita vers la porte. Le gallot de Lila se rapprochait. La jument était griffée de toutes parts, les rênes avaient été cassées. Mathilde fit de son mieux pour rassurer Lila, oubliant jusqu’à sa propre peur. Quand la jument se calma, elle s’accrocha à sa crinière et elles s’enfuirent dans le petit matin.

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