Chapitre 2 - Voyage
Le village de Trécampa n’était ni grand ni beau. Les bâtisses étaient anciennes et construite avec un pragmatisme forcené, privilégiant la solidité au style en tous point. Mathilde demanda aux habitants où vivait le dénommé Frank. Quand elle prononça ce nom, les sourires s’évaporèrent. Plusieurs personnes lui indiquèrent la direction générale des montagnes sans pouvoir donner plus de précisions. Les gens s’interpellant les uns les autres pour trouver le meilleur moyen de rejoindre la maison de Frank formèrent rapidement un petit attroupement. Un brouhaha confus se répercutait contre les façades de bois des maisons. Mathilde commençait à avoir mal à la tête. L’homme en tunique verte arriva finalement. Il portait par-dessus son habit un tablier blanc de meunier.
- Ma Dame, merci d’vous occuper de ça. Frank, c’est le seul qui vient jusqu’ici vendre des herbes et des médecines.
- Et dès les premiers flocons, les prix doublent ! pesta une femme en colère derrière lui.
Mathilde interrogea l’homme en vert du regard.
- Oui, disons qu’il profite de la situation, mais comme j’vous dis… il n’y a personne d’autre alors on n’a pas trop l’choix.
L’homme expliqua dans le détail, les chemins à suivre et les points de repère à chercher pour trouver la maison de Frank dans les montagnes. Mathilde prise d’une soudaine inspiration lui demanda :
- Quand est-il venu pour la dernière fois ?
- C’était y’a un mois et demi, normalement il vient toutes les deux semaines avec son chariot et son âne pour le jour du marché. Là, c’est le troisième qu’il rate ! Il a même pas envoyé sa femme, ni ses enfants pour le remplacer…
Un autre villageois ajouta :
- Et comme y’a des bruits qui courent, comme quoi les nains de Kardhir auraient battu une troupe de gobelins y’a quelques temps… disons que si le Frank s’est fait estourbir par des gobelins en maraude faudrait qu’on sache pour trouver une solution avant de plus avoir de quoi se soigner.
- La dernière fois que vous l’avez vu il n’était pas blessé ou malade ? demanda Mathilde.
L’homme en vert hocha négativement la tête en répondant :
- Ho, non ! Resplendissant qu’il était le bougre. Avec une tunique neuve, bleu et rouge et de l’or plein les poches.
Mathilde haussa les sourcils. Le rouge et le bleu étaient non seulement hors de prix, mais aussi extrêmement rares. Elle le savait car Séfria avait dû se rendre jusqu’à Majura pour trouver le petit carré de soie bleu dans lequel elle avait fait coudre le haut de sa robe. Celle-là même qui lui avait permis d’entrer à la cour du marquis. Comment un montagnard s’était procuré une marchandise pareille ? Elle posa la question, mais personne n’avait de réponse à lui donner. Elle tourna les talons pour retourner à la maison forte. À cet instant, une main agrippa son avant-bras. Elle sursauta en se retournant. Un vieillard la fixait, son visage hâlé presque collé à celui de Mathilde. Il lui souffla :
- J’vais te dire c’qui se passe moi ! C’est de la sorcellerie d’elfe noir.
L’haleine du vieil homme charriait un cortège d’odeurs dont l’alcool était la moins déplaisante.
- Pierrot ! Lâche-là ! s’écriât une femme.
L’intéressé obéit. Mathilde recula d’un pas. Le vieil homme ajouta en langue anveline tout en la pointant du doigt :
- M’nev kolé vi nama tia !!
Il cracha par terre et forma un losange avec ses doigts. La jeune femme tourna les talons et rentra à sa maison en essayant de garder contenance. Parlant l’anvelin presque couramment, Mathilde savait que l’homme lui avait dit « le mauvais œil regarde ton âme ».
Le lendemain, à l’aube, elle attachait ses affaires soigneusement empaquetées à sa jument Lila. Elle enjamba sa monture docile qui ne broncha pas. Dame Geneviève arriva au moment où elle s’apprêtait à franchir la herse. Elle portait dans ses bras Torléan, le petit frère de Mathilde. L’enfant avait, de l’avis de sa sœur, largement dépassé l’âge d’être porté.
- Mathilde ! Tu honores ton père et ta maison en agissant comme tu le fais, mais je t’en prie, prends garde.
La jeune fille approcha sa monture de sa mère. Elle se pencha de manière acrobatique pour embrasser mère et frère.
- Promis mère, à bientôt.
L’enfant tendit les bras vers sa sœur mais quand il comprit que cette dernière allait le quitter, il se mit à pleurer. Mathilde adressa un dernier signe d’adieux à sa famille. Sa tête heurta la herse. Elle poussa un juron, puis se réajusta sur sa selle en rougissant et quitta la demeure familiale. En quelques minutes de trot elle eut franchi la limite sud du village. Le chemin longea champs et pâturages pendant un temps, ensuite la forêt dévora petit à petit le ciel et les arbres finirent par être son seul horizon. Vers midi Mathilde commença à monter une pente douce menant à un point de vue. Au loin, dans la plaine, la tour de Galan se dressait comme une sentinelle immobile. Séfria était là-bas, dansant et croulant sous les délicates attentions de ses prétendants. La colère monta à nouveau en elle.
Tout à coup elle réalisa qu’elle avait chevauché depuis un certain temps sans faire attention aux différents repères que lui avait indiqué le meunier. Devant elle, le chemin entrait dans une portion encore plus dense de la forêt. Les branches étaient basses, les racines empiétaient sur le chemin. Elle hésita mais s’y engagea malgré tout. Le bois était étonnamment silencieux. Les buissons épais masquaient la vue. De jeunes et longs branchages comme des doigts crochus agrippaient la cavalière et sa monture.
La lumière se fit rare et Mathilde frissonna. Dans le silence, les pas du cheval semblaient d’autant plus bruyants. Un bruit étrange se fit entendre, comme un très lointain cri de douleur. Lila s’arrêta. Mathilde tendit l’oreille. Son cœur battait fort. Les rênes glissaient dans ses mains moites. Pas un son.
- Allez Lila, on va pas avoir peur d’un petit bruit ? dit-elle à la jument.
La bête hésita un instant et elles reprirent leur route. Peu de temps après, les arbres s’espacèrent et Mathilde quitta leur voûte. Le ciel était devenu menaçant. L’orage grondait déjà contre les sommets voisins. La cavalière pressa sa monture espérant trouver la demeure de Frank avant la pluie. Elle monta encore un peu plus haut et aperçut finalement quelque chose : un toit de bois !
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