Chapitre 1 - Doléance
Mathilde baissa la tête pour passer sous la herse. Le mécanisme grippé ne lui permettait plus de remonter complètement, forçant les cavaliers à démonter ou se baisser s’ils n’étaient pas trop grands. Elle mena sa monture à côté de l’écurie et lui donna à boire, puis la brossa. Le palefrenier arriva en boitillant pour prendre la suite. Mathilde le salua d’un signe de tête et l’homme répondit par une petite révérence.
- Elle vous a pas trop secoué ? demanda le palefrenier.
- Non, elle obéit bien mieux depuis que nous avons repris les bases en main, répondit Mathilde en passant un dernier coup de brosse sur le dos de la jument.
L’animal répondit en posant ses naseaux sur le dos de la cavalière.
- Je crois qu’elle vous aime bien, s’amusa le palefrenier. Votre mère vous attend ma Dame, laissez-moi finir ça.
Mathilde gargouilla. Elle s’empara d’une pomme fripée dans la cuisine et croqua dedans en montant les marches de la palissade. Sa mère pourrait sans doute attendre quelques minutes. Derrière le village et les bois, les nuages commençaient à s’accumuler contre les montagnes. La pointe de la tour de Galan scintillait dans le ciel matinal. Mathilde fixa le bâtiment en se demandant si son amie Séfria pensait encore à elle. Sa réponse se faisait attendre depuis plusieurs semaines.
Le souvenir, de l’amère discussion qu’elle avait eu avec ses parents le jour où ils avaient refusé qu’elle aussi se rende à Galan, lui serra la gorge. Leur refus la condamnait à la vie terne dont elle avait l’impression de déjà tout connaître. Pendant ce temps, Sephria chantait et dansait avec tous les princes de la région. Elle ravala sa colère. Ses yeux se posèrent sur sa jument, heureusement ses parents avaient admis l’importance de l’équitation.
Le bruit d’une discussion animée la ramena à la réalité, les villageois approchaient.
- Merde, les doléances ! murmura Mathilde en avisant ses habits poussiéreux.
« Pas le temps de se changer ! » pensa-t-elle en frottant sa vieille tunique d’équitation pour en chasser les poils et la poussière.
- Et c’est pas comme si ma garde-robe était très fournie ! ajoutât-elle à voix basse.
Elle se précipita en bas des escaliers, glissant sur les dernières marches elle parvint tout juste à se rattraper au mur. Elle courut jusqu’à la grande salle de la maison forte et entra en trombe. Sa mère et l’intendant étaient penchés l’un vers l’autre, plongés dans une conversation à bas mot. Mathilde en profita pour ramener ses boucles châtains derrière ses oreilles.
Dame Geneviève, jeta un regard courroucé à sa fille. Elle s’apprêtait à lui donner une nouvelle leçon de maintien mais elle fût interrompue par les bruits des sujets qui se massaient derrière la porte. Les sourcils froncés et la bouche pincée, elle intima à Mathilde de venir prendre sa place d’un signe de tête. La jeune fille s’exécuta. Elle s’assit sur le petit siège de gauche, anciennement réservé à sa mère. Dame Geneviève occupait pour sa part le siège seigneurial. L’intendant était le seul à n’avoir pas joué aux chaises musicales depuis le départ de Messire Robert. Sa place n’avait pas changé, ses habits n’avaient pas changé, laine grise et petit écusson métallique aux couleurs de son seigneur, son visage n’avait pas changé non plus, ridé et fatigué. Cet homme était la parfaite représentation de ce qu’imaginait Mathilde quand elle pensait à l’ennui mortel auquel elle était condamnée : un visage fatigué sur un corps gris, éternellement vissé à la même chaise.
Un garde ouvrit la porte et annonça l’ouverture de la séance de doléance. La première fois que sa mère lui avait demandé de l’assister dans ce devoir, Mathilde avait bondi de joie. Elle avait vite déchanté. Les villageois entrèrent taisant leur conversation. Ils vinrent tous s’incliner bien bas devant Dame Geneviève.
Les premiers plaignants s’avancèrent. Mathilde soupira intérieurement en les reconnaissant. Les deux hommes venaient depuis des mois apportant chaque fois une nouvelle querelle. Cette fois il s’agissait d’un agnelage particulièrement heureux, puisque la brebis avait donné naissance à trois petits. L’un, étant propriétaire de la brebis, réclamait les trois agneaux. L’autre, propriétaire du bélier et qui avait en plus supervisé la mise à bas, réclamait deux des bêtes. Mathilde tourna la tête vers sa mère qui questionnait les plaignants et les témoins pour démêler le vrai du faux. Quand finalement sa mère se tourna vers elle pour lui demander :
- Qu’en penses-tu Mathilde ?
La jeune fille réalisa qu’elle n’avait rien écouté, son visage se figeât. Elle se redressa sur son siège et dit d’une voix mal assurée :
- Deux pour celui qui possède la brebis, et un pour l’autre ?
Dame Geneviève hocha la tête, non sans un regard de reproche pour sa fille. Les deux hommes commencèrent à grogner, mais rapidement un garde les emmena hors de la salle. Les autres demandes passèrent lentement. Mathilde ne parvenait pas à se concentrer. Du reste, sa mère départageait très bien les plaignants sans son concours. Elle fixa son attention sur un homme vêtu d’une tunique vert forêt qui avait déjà parlé mais ne quittait pas la pièce. Le bruit sourd de plusieurs conversations simultanées fut soudain brisé par la voix claire de Dame Geneviève :
- Je suis bien au courant des méfaits de cette guerre, les collecteurs réquisitionnent votre nourriture mais vous n’êtes pas les seuls à souffrir. Mon époux, mes frères et mes neveux se battent à l’heure où nous parlons contre les Baroguians. Je ne puis donner à manger à chacun d’entre vous et je ne peux pas non plus refuser une demande impériale.
La sortie de la Dame coupa court au débat. Une froideur s’était installée dans la pièce. L’homme en vert fit taire les autres d’un geste. Il s’avança à nouveau et dit :
- Ma Dame on a une dernière requête, c’est Frank le montagnard, l’est pas venu vendre ses herbes depuis longtemps, ni lui ni personne de sa famille. Ça commence à inquiéter un peu.
Dame Geneviève et l’intendant froncèrent les sourcils. L’homme en vert reprit la parole en s’inclinant bien bas :
- Mes excuses ma Dame, mais c’est qu’on a pas d’chevaux et pour aller voir à pied c’est deux jours et faut dormir dans la forêt…
L’homme laissa sa phrase en suspens.
- Je suppose que nous pourrions envoyer quelqu’un, dit Geneviève à contrecœur.
- Ma Dame, il y a tout juste assez d’hommes d’armes pour garder la maison. On ne peut pas se le permettre, chuchota l’intendant à l’adresse de Dame Genevieve.
- Moi, je peux y aller ! proposa spontanément Mathilde, brusquement éveillée et attentive.
Les villageois avaient parfaitement entendu. Sa mère la transperça du regard. Au fond de ses yeux brillait une angoisse qui manqua de faire renoncer Mathilde. Geneviève savait qu’il était de son devoir de répondre à ce genre de requête. Elle ne pouvait pas refuser et, après un silence, finit par hocher la tête :
- La maison Trécampa prend à cœur la sécurité de tous et Mathilde, ma fille, chevauchera jusqu’à la maison de cet homme pour savoir ce qu’il en est.
Les villageois la remercièrent puis quittèrent la pièce dans le calme.
- Mais qu’est-ce qui t’a pris ?! s’écria Geneviève une fois qu’elle fut seule avec sa fille.
Vexée, Mathilde répondit avec un peu de venin sur la langue :
- Je remplis mes devoirs, comme vous m’avez si bien expliqué que je devais le faire quand je voulais rejoindre Séfria.
Geneviève leva les yeux au ciel.
- Encore cette histoire ! Écoutes-moi bien, si je pouvais t’y envoyer je l’aurais fait, mais tu dois comprendre que nous n’en avons pas les moyens. Être à la cour du marquis de Galan n’est pas donné à tout le monde.
Mathilde se renfrogna dans le silence en imaginant les grandes salles pleines de lumière et de beauté de la cour. Elle se souvenait bien des prétextes que ses parents lui avaient servis : le prix des toilettes, la dot … Évidemment ils n’avaient pas tenu compte de son argument à elle, Séfria avait généreusement offert les services de son tailleur personnel. Tandis que la jeune fille se mit en mouvement pour partir, Geneviève lui attrapa le bras et la força à se retourner, la fixant droit dans les yeux elle déclara :
- Tu réalises que tu vas devoir aller au bout de cette tâche ? et tu devras le faire seule !
Mathilde refusa de montrer sa peur et répondit avec insolence :
- Oui. Qu’est-ce que ça peut avoir de compliqué ? Je ne quitterais même pas le domaine.
Sa mère souffla rageusement par le nez avant de quitter la pièce d’un pas rapide. Mathilde respira pour calmer le tremblement de ses mains. Elle alla dans sa chambre et enfila la tunique rembourrée et renforcée de cuir aux articulations que son père lui avait donné trois ans plus tôt, au moment où elle était encore la seule héritière possible du domaine. Le vêtement, à présent un peu court, portait encore les traces et les griffures reçues pendant les entrainements aux armes de cette époque. Elle se rendit ensuite à l’armurerie. La plupart de l’équipement avait été emporté par son père et le petit contingent d’homme d’armes qui l’avait accompagné. Il restait une vieille épée et un fourreau de cuir cabossé. Elle fit quelques moulinets avec l’arme, cette dernière lui échappa des mains et cliqueta sur le sol. Depuis la naissance de son frère, son père ne lui avait plus prodigué une seule leçon. Les coups, la transpiration et la fatigue ne lui manquaient pas, en revanche elle regrettait la complicité qu’elle partageait avec lui en ce temps là.
Mathilde regarda tristement l’arme au sol, son habileté s’était évaporée. Elle rangea l’épée dans le fourreau puis se dirigea vers la cuisine et empaqueta de quoi manger pour trois jours. Elle entreposa le tout dans sa chambre avant de se rendre au village.
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