Chapitre 3

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Ils glissèrent en silence à travers le salon vide, enjambèrent les tapis abandonnés dans l’entrée, puis quittèrent la maison qui, il y a une heure encore, grouillait de vie. Evren voyait rapetisser le repaire de ses souvenirs par dessus l'épaule de son oncle, avec l’étrange certitude qu’elle ne le reverrait pas. Mais, quelque part dans le chaos de ses émotions, elle était fière de partir, satisfaite de ne pas pleurer, crâneuse même, lorsqu’elle résista au besoin de photographier pour toujours les détails de la bâtisse. Evren se sentait soudain prête à tout quitter, et lorsque la calèche démarra, elle fut la seule parmi les passagers à regarder vers l’avant.

La première voiture — celle où se trouvait leur mère selon Ardim — était partie environ quinze minutes plus tôt. Ils avaient du se rendre en avance au temple pour préparer ce que leur oncle appelait le voyage. Evren ne savait pas ce que cela signifiait, mais se retint de demander. Elle commençait à fatiguer, et, aidée par le balancement du carrosse, ne tarda pas à s’endormir.

Dans son esprit étourdi se précipitèrent des images de sa tante, souvenirs figés qui, mis bout-à-bout ne duraient pas plus d’une seconde. Dans le kaléidoscope de ses visions, Aba tendait à sa sœur un bol d’épices et d’herbes à sa soeur, qui avançait sous une haie de bras levés, tandis que les anciens peignaient son visage en rouge. Soudain les cris s ‘élevaient de la foule et maman n’était plus maman, elle était reine.

Evren ouvrit les yeux, et croisa le regard de son oncle sur le siège opposé.

— Tu es une enfant très courageuse Evi. Ta tante était fière de toi.

La fillette avala avec difficulté une boule de chagrin, puis serra les mâchoires pour l’aider à descendre. Elle observa sa sœur qui dormait contre le montant du carrosse, une main sous sa joue. Son autre main tressautait sur sa cuisse à chaque bond du véhicule sur la route cabossée.

— Maman va devenir reine, c’est ça ?

Ardim prit quelque secondes pour réfléchir, puis répondit à voix basse :

— Peut-être, si la situation le permet. Pour le moment, nous devons nous mettre à l’abri.

Evren ressentit une vague de colère qu’elle eut toutes les peines du monde à contenir. Si elle avait pu, elle aurait hurlé, mais cela aurait réveillé sa sœur. Lorsque la foudre se dissipa, Evren se sentit électrique.

Evren savait que le monde autour d’elle changeait, même si on la tenait écartée de la politique. Jusqu’a cette nuit elle n’était qu’une lointaine héritière qui ne régnerait jamais. Seulement, le décès prématuré de la reine sa tante avait propulsé sa propre mère aux commandes du royaume. Et comme Ardim venait de confesser qu’au lieu de succéder au trône, on allait se cacher, cela ne pouvait signifier qu’une chose : un coup d’état. Et Evren, qui était loin d’être sotte — selon sa tante — connaissait les responsables. Elle avait vu comment Cirkin tenait tête à Aba en public, comment lui et les autres pères avaient amené avec eux de nouvelles célébrations, de nouvelles lois, et même de nouveaux dieux. Evren ne les aimait pas, et sans chercher plus loin, les condamna. Il ne lui fallut pas longtemps pour maudire à leur tour, tout ceux qui, parmi son peuple, toléraient ces usurpateurs.

Ardim saisit la main de sa nièce, la serra, et, lentement, souffle après souffle, Evren s’apaisa.

— Ne t’en fais pas, fit-il en lâchant sa main, tout ira bien.



Au petit matin, les champs se couvrirent de paysans. Ceux qui reconnaissaient Ardim ou l’une des fillettes les saluaient avec bienveillance. Evren souriait, et les visages retournaient à leurs tâches.

Evren observa autour d’elle pour se repérer, et aperçut au bout du chemin la silhouette du temple qui se dessinait dans le ciel rosé.

Dunya se redressa, se frotta les yeux en déglutissant, puis s’assoupit à nouveau.

Le carrosse ralentit devant le temple, puis s’arrêta. Une sentinelle se précipita et ouvrit la porte avant d’offrir son bras à ceux qui en sortaient. Lorsqu’elle atterrit sur le sol sablonneux, Evren sentit la fraîcheur humide d’un brin d’herbe qui s’était glissé dans ses sandales, et réprima un frisson. Son attention se tourna vite sur l’horizon où elle chercha la voiture de sa mère, sans en trouver trace.

On déposa les bagages des filles au sol, et lorsque le carrosse fut vide, il s’éloigna en vitesse. Evren comprit que celui qui avait déposé sa mère avait sans doute fait de même.

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